Mégabassines : l’accaparement d’une ressource au profit de quelques-uns.

AGRICULTURE ET ALIMENTATION – ANALYSE

Mégabassines : retour sur un combat emblématique de 2022

28 décembre 2022 | Par Amélie Poinssot

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La lutte contre les réservoirs d’eau artificiels, qui a surgi et s’est imposée dans le monde agricole en 2022, devrait se poursuivre en 2023. Le mouvement, qui rassemble syndicats, politiques, associations environnementales, zadistes… a mis en lumière l’accaparement d’une ressource au profit de quelques-uns.

Mégabassines. Le mot apparaît pour la première fois dans la presse dans un titre de Mediapart, le 23 septembre 2021. Il s’agissait alors d’un reportage sur une mobilisation à Mauzé-sur-le-Mignon, dans les Deux-Sèvres, contre un réservoir destiné à pomper de l’eau dans les nappes phréatiques. Depuis, le mot a fait le tour des médias et des milieux militants et est devenu emblématique d’une lutte pour la défense d’un bien commun, à l’image du Larzac dans les années 1970, de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes dans les années 2010.

Loin de se cantonner aux cercles locaux de la défense du Marais poitevin, autour duquel se concentre la majorité des projets de mégabassines, ou aux cercles paysans opposés au développement d’une agriculture industrielle très consommatrice d’eau, la question de la gestion de la ressource hydrique interpelle aujourd’hui le grand public. Car la mobilisation a permis d’entrevoir les problématiques posées par ces infrastructures officiellement appelées « réserves de substitution ». Quelles leçons tirer de ce coup de projecteur ? Réponse en cinq points.

Des bassines de plus en plus nombreuses, sans que les données soient rendues publiques

Les premières « réserves de substitution » sont apparues autour du Marais poitevin dans les années 1990. À la différence d’autres régions agricoles, plus vallonnées, où l’eau pouvait être prélevée dans les cours d’eau ou les retenues formées par des barrages, il a fallu aller chercher l’eau dans les nappes souterraines, grâce à un système de pompage, afin d’irriguer des cultures gourmandes en eau, notamment le maïs.

Depuis, ce type de réservoir s’est multiplié dans le nord de la région Nouvelle-Aquitaine et le sud des Pays de la Loire. Sur sa carte, le collectif Bassines non merci, qui prend en compte les ouvrages de plus de 50 000 mètres cubes (soit le volume de vingt piscines olympiques), en répertorie une grosse centaine, en fonctionnement ou en projet, entre les départements des Deux-Sèvres, de la Vendée, de la Vienne, de la Charente et de la Charente-Maritime.

Cortège antibassine en direction de Niort, le 22 septembre 2021. © Photo Amélie Poinssot / Mediapart

Mais il existe aussi des bassines plus petites, et d’innombrables autres types de réservoirs ailleurs en France. Aujourd’hui se multiplient notamment les « retenues collinaires » : alimentées par les précipitations ou l’écoulement, elles peuvent faire l’objet de contestations. Le département de l’Hérault prévoit par exemple la construction de neuf retenues artificielles d’ici à 2030, principalement autour de Béziers, pour irriguer des vignes. Ces bassines se rempliront avec l’eau de pluie et le canal du Bas-Rhône. Un projet qui ne fait pas l’unanimité chez les scientifiques.

Cependant, aucune base de données officielle ne rend ces informations accessibles. Bassines, mégabassines, retenues collinaires… suivant les départements, la transparence des préfectures et des acteurs à l’origine des projets, ces infrastructures sont plus ou moins connues. Et les volumes en jeu ne sont pas systématiquement rendus publics.

« Nous manquons d’informations objectivesnous expliquait il y a peu l’hydrogéologue Florence Habets. Quel est, par exemple, le volume des prélèvements envisagés pour les nouvelles mégabassines ? Sachant que ces projets, élaborés il y a trente ans, sont déjà obsolètes. Certains ont d’ailleurs été retoqués parce qu’il a été jugé qu’il y avait tromperie sur les volumes d’irrigation. Pendant ces trente années, est-ce que des contrôles sur les volumes prélevés pour l’irrigation ont été mis en place ? Nous n’y avons pas accès en tout cas. »

Signe de cette opacité : l’État a été contraint, par une décision du 1er décembre de la cour d’appel administrative de Bordeaux, de fournir à l’association NE17 (Nature Environnement de Charente-Maritime) des données, déjà demandées deux ans plus tôt, sur les volumes attribués aux agriculteurs irrigants.

« La préfecture de région est obligée de fournir un rapport en fin d’année indiquant les volumes consommés par forage et par irrigant, précise Patrick Pinault, vice-président de NE17, l’un des artisans de ce recours. Nos demandes faisaient pourtant face à un refus systématique, sous le prétexte que la préfecture ne pouvait pas donner des informations personnelles. Elle doit maintenant y répondre dans les deux mois. »

Des infrastructures pour partie illégales

Parmi les installations auxquelles le mouvement antibassines s’est attaqué, certaines sont en réalité illégales et n’auraient jamais dû être construites. C’est le cas de cinq retenues situées sur les communes de La Laigne, Cramchaban et La Grève-sur-le-Mignon, en Charente-Maritime. Au terme d’un long feuilleton judiciaire commencé en 2009, la cour administrative d’appel de Bordeaux a tranché en mai 2022 : les autorisations de ces cinq retenues sont annulées en raison d’études d’impact insuffisantes et d’incompatibilité avec le schéma d’aménagement et de gestion des eaux du bassin (le Sdage).À lire aussiDans les Deux-Sèvres, la mobilisation contre les mégabassines atteint ses objectifs malgré son interdiction… et les lacrymogènes

Problème : ces mégabassines ont été construites et fonctionnent ; le préfet de Charente-Maritime avait donné une autorisation dérogatoire pour poursuivre les travaux, en dépit d’une première annulation du projet en 2009. Elles sont la propriété de la société ASA d’Irrigation des Roches et bénéficient à une dizaine d’agriculteurs.

D’autres projets ont également été annulés par la justice administrative : les 21 bassines de la Boutonne et les six bassines du Curé (Charente-Maritime). À chaque fois, ce sont les associations environnementales qui portent les recours, Nature Environnement 17 (NE17) en tête. Sur la Boutonne cependant, l’histoire n’est pas terminée : un appel du ministère de la transition écologique est en cours.

D’autres projets font actuellement l’objet de recours et il n’est pas acquis qu’ils soient in fineautorisés. C’est le cas des 16 bassines de la Sèvre niortaise et du Mignon (Deux-Sèvres), dont 9 ont été retoquées en mai 2021 par le tribunal administratif de Poitiers en raison de leur « surdimensionnement », des 30 bassines du Clain (Vienne), et des 9 bassines de l’Aume-Couture (Charente). Derrière ces recours, on retrouve NE17, mais aussi les fédérations de pêche, UFC Que choisir, la Ligue de protection des oiseaux (LPO), le syndicat de la Confédération paysanne… et de simples citoyennes et citoyens.

Un financement reposant sur de l’argent public

Les mégabassines sont financées, autour de 70 %, par de l’argent public. Des sommes qui proviennent de l’État, des collectivités territoriales, de l’Union européenne… et surtout des agences de l’eau. Ces établissements publics, dont la mission est de gérer et préserver les ressources en eau et les milieux aquatiques d’un bassin, se comptent au nombre de six en France. Leur budget est alimenté par les redevances des contribuables et différents usagers de l’eau, selon le principe du « pollueur-payeur » et « préleveur-payeur ».

La plupart des projets actuels relèvent de l’agence de l’eau Loire-Bretagne. Le projet des seize mégabassines des Deux-Sèvres peut ainsi compter à ce stade sur 74,3 millions d’euros d’aides publiques.

Les réserves de substitution sécurisent sans réduire structurellement l’irrigation.

Chambre régionale des comptes des Pays de la Loire

Reçue le 15 décembre par le conseil d’administration de l’agence Loire-Bretagne, une délégation, composée de membres du collectif Bassines non merci, de la Confédération paysanne et de parlementaires, a demandé « la suspension immédiate » de ce financement par l’agence.

Fin novembre, un rapport de la chambre régionale des comptes des Pays de la Loire portant sur la gestion du bassin du Lay, en Vendée, pointait d’ailleurs l’importance du recours à la manne publique et des résultats guère concluants. « Sur le bassin du Lay […], les réserves de substitution sécurisent sans réduire structurellement l’irrigation », peut-on y lire. « Un coût de 13,8 millions d’euros, subventionné à hauteur de 65 % par des fonds publics, a été consacré à la création, sur le secteur de la nappe du bassin du Lay, de cinq réserves de substitution remplies l’hiver et utilisées au printemps et à l’été. Le paiement du reste à charge par les irrigants de la zone […] ne les a pas incités à renoncer à l’irrigation mais à davantage valoriser ce qu’ils appellent des “droits d’eau” en s’orientant vers des cultures spécialisées à plus fort rendement. »

Autrement dit, l’effet est l’exact inverse de ce qu’il faudrait faire face aux sécheresses de plus en plus fréquentes : développer des cultures moins dépendantes en eau.

De grands projets au profit de quelques-uns

Chaque mégabassine est destinée à une poignée d’exploitants agricoles, la plupart producteurs de maïs. La bassine en chantier visée par la manifestation de Sainte-Soline, fin octobre, doit ainsi alimenter douze exploitations. L’écrasante majorité des fermes, en revanche, ne sont pas irriguées et dépendent de la pluie et du sol pour combler leurs besoins en eau.

Il s’agit d’un siphonnage d’une politique publique environnementale.

Florence Denier-Pasquier, France Nature Environnement

Cette façon de gérer l’eau divise complètement le monde agricole : soutenue par le syndicat majoritaire, la FNSEA, elle est vivement contestée par la Confédération paysanne, qui dénonce une privatisation de la ressource au profit d’une minorité. Florence Denier-Pasquier, juriste spécialiste du droit de l’eau à France Nature Environnement, ne mâche pas ses mots. « Il s’agit d’un siphonnage d’une politique publique environnementale, nous dit-elle. 8 % de la surface agricole est irriguée en France, et cela correspond à 45 % de la consommation nette d’eau du secteur agricole ! »

Le cas de Thierry Bouret, agriculteur installé à la limite de la Charente-Maritime et des Deux-Sèvres, est emblématique de ce modèle de consommation d’eau, un modèle qui rime avec agrandissement des exploitations et juteuses aides publiques. Gérant ou associé d’une vingtaine de sociétés (exploitations, entreprises de travaux agricoles, société immobilière, production d’énergie…), cet homme a accès à quatre mégabassines, dont une de l’ASA d’irrigation des Roches, jugée illégale.

Le maïs constitue la culture principale de Thierry Bouret, avec le colza et le blé. La division de ses activités en différentes sociétés chapeautées par une holding lui permet de faire de l’optimisation fiscale et de toucher davantage d’aides européennes de la politique agricole commune (PAC) que s’il était à la tête d’une seule entité. Au total, selon nos calculs, en 2020, cet agriculteur a touché 293 000 euros d’argent public européen. Et, selon la répartition des droits à l’eau du bassin, l’ensemble de ses exploitations – plus de 1 300 hectares au total – a pu bénéficier en 2021 de 1,25 million de mètres cubes d’eau, soit l’équivalent de 410 piscines olympiques.

Joint par Mediapart, Thierry Bouret indique ne pas vouloir changer de modèle de production et met en avant les mérites du maïs, « la céréale n° 1 au monde, qui a la capacité de produire le plus de matière avec une quantité d’eau équivalente ».

Un système périmé qui bloque la transition agricole

Accaparement de l’eau et accaparement des terres vont souvent de pair. Pour Manon Castagné, chargée de campagne agriculture aux Amis de la Terre : « C’est un modèle agricole qui enterre toute possibilité de transition agroécologique. C’est une agriculture sans paysans, à visée productiviste, et qui entraîne toute une série de dégâts écologiques : forte mécanisation, utilisation de produits chimiques, disparition des haies… Pour aller contre ça, il faut limiter légalement le nombre d’hectares qu’une personne peut contrôler. »À lire aussiMobilisation contre les mégabassines : ce combat « défend quelque chose de profondément juste »

Cette évolution est d’autant plus dommageable qu’elle ne répond pas aux enjeux climatiques du moment. L’hydrogéologue Florence Habets nous l’indiquait, les projets actuels de mégabassines reposent sur des études datant des années 1980-1990, qui n’intègrent pas du tout le changement climatique que nous connaissons aujourd’hui. « On règle le problème des années 1990, mais avec quelle efficacité pour les années à venir ? » interroge la directrice de recherche du CNRS.

La sécheresse record de cet été, qui se poursuit par une sécheresse hivernale, prend d’ailleurs à défaut le système des mégabassines, qui se remplissent l’hiver par pompage dans les nappes souterraines : ces dernières ne retrouvant pas leur niveau normal, les bassines ne se rempliront probablement pas comme escompté et les agriculteurs irrigants n’auront pas assez pour arroser l’été prochain.

C’est ce que souligne également le récent rapport de la chambre régionale des comptes des Pays de la Loire : « Dans le contexte du changement climatique, si les réserves de substitution apparaissent comme une solution pour faire remonter les niveaux de la nappe et du marais en période d’étiage [c’est-à-dire quand le débit est exceptionnellement faible – ndlr], elles posent la question des sécheresses hivernales. »

De nombreux agronomes le disent pourtant : des alternatives existent. Plutôt que de continuer à promouvoir des cultures très consommatrices d’eau, le secteur agricole pourrait se tourner par exemple vers des espèces et des variétés moins gourmandes et plus adaptées aux nouvelles conditions climatiques comme le sorgho. Et se questionner sur une production de maïs essentiellement destinée à l’alimentation d’élevages intensifs, plutôt que d’invoquer systématiquement la « souveraineté alimentaire » comme le font les lobbies du secteur.

Cet automne, l’organisme Irrigants de France faisait circuler des « éléments de langage »auprès de ses membres « en vue des sollicitations de la part d’un journaliste »… Sur ce document auquel Mediapart a pu avoir accès, la souveraineté alimentaire apparaît comme l’une des principales justifications des mégabassines, « pour notre autosuffisance ».

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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