Environnement et santé : « Quand l’effacement des frontières entre intérêt général et intérêts privés est total »
Chronique

Stéphane Foucart
Dans un signalement adressé le 9 novembre au procureur, les associations Bloom et Anticor révèlent le transfert d’une administratrice des affaires maritimes à l’industrie de la pêche. Une histoire qui relève d’un problème profond : la confusion des intérêts.
Publié aujourd’hui à 05h30 Temps de Lecture 3 min. https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/11/20/environnement-et-sante-quand-l-effacement-des-frontieres-entre-interet-general-et-interets-prives-est-total_6150716_3232.html
Jusqu’en février 2020, elle était au ministère de l’agriculture. Début 2022, elle était encore membre de la délégation française à la Commission des thons de l’Océan indien (CTOI), l’organisation internationale chargée de la gestion et du partage des stocks de thon au large de l’Afrique de l’Est. Depuis le 1er avril, cette haut fonctionnaire travaille pour Orthongel, le lobby tricolore du thon surgelé, qui l’a mise à disposition d’Europêche, l’organisation représentant les intérêts des armements de pêche européens.
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Ce sont les associations Bloom et Anticor qui révèlent, ces jours-ci, le transfert de cette administratrice des affaires maritimes à l’industrie de la pêche. Une situation qu’elles jugent d’autant plus grave que se joue en ce moment à Bruxelles une réforme de la réglementation européenne : celle-ci doit notamment arbitrer entre, d’une part, la protection des écosystèmes marins au large de l’Afrique orientale, et indirectement des populations locales qui en dépendent, et les intérêts des flottes thonières européennes qui y opèrent.
Dans un signalement adressé le 9 novembre au procureur, Anticor met en avant deux arguments clés. D’une part, le transfert à l’industrie jette, selon l’association de lutte contre la corruption, un « doute légitime » sur l’exécution des précédentes missions de service public conduites par l’intéressée. Ses nouvelles fonctions la mettraient, d’autre part, en « porte-à-faux » avec ses activités passées.
Une menace autrement plus dangereuse
Ce que cette histoire raconte de l’air du temps va en réalité bien au-delà d’une situation somme toute banale de conflit d’intérêts. Par une série de petits détails qui émaillent l’affaire, on comprend que le problème ne tient pas à une gestion contestable des conflits d’intérêts, mais qu’il relève d’un problème bien plus profond : la confusion des intérêts.
Si une telle situation est rendue possible, ce n’est pas par laxisme, c’est parce que l’intérêt des industriels de la pêche est confondu avec l’intérêt général. A moins que ce ne soit l’inverse. Lorsque les intérêts sont identiques, le conflit n’existe plus.
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C’est écrit en toutes lettres. Dans son avis du 9 mars, la commission de déontologie des militaires (l’intéressée est rattachée au ministère des armées) a ainsi conclu favorablement à la demande de transfert de la haut fonctionnaire, arguant qu’Orthongel et Europêche remplissent des « missions d’intérêt général ». D’ailleurs, comme l’a révélé Franceinfo, la fonctionnaire n’a pas démissionné de la fonction publique, mais bénéficie d’un « détachement » d’un an renouvelable – elle va donc pouvoir revenir dans le service public une fois accomplie sa mission au service des armements de pêche.
Interpellé le 15 novembre à l’Assemblée nationale, le secrétaire d’Etat à la mer, Hervé Berville, a répondu que la fonctionnaire en question était partie « pour travailler non pas pour un lobby (…), mais pour une association qui emploie des entreprises et des marins français ». M. Berville est ensuite allé au bout de cette logique en détaillant les enjeux liés à la réforme européenne en cours, reproduisant devant la représentation nationale, avec un remarquable esprit de synthèse, les arguments d’Orthongel-Europêche adressés la veille au Monde par voie de communiqué.
Sur ce sujet comme sur d’autres, l’effacement des frontières entre intérêt général et intérêts privés est total.
La ministre chargée de la sortie des énergies fossiles organise la prospérité de ses enfants grâce aux actifs familiaux dans le pétrole ; l’ex-ministre du travail rejoint un géant du travail intérimaire ; des dizaines de millions d’euros d’argent public sont engloutis par les projets de mégabassines qui privatisent un bien commun ; l’ancienne cheffe de cabinet du futur ministre de l’agriculture rejoint le lobby des firmes agrochimiques… La liste est ouverte.
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A l’heure où l’agacement et la colère de la société semblent se focaliser sur la radicalisation inoffensive de quelques citoyens inquiets pour leur avenir et celui de leurs enfants, il faudrait rappeler que le conflit d’intérêts et la confusion des intérêts sont une menace autrement plus dangereuse. En matière d’environnement ou de politique sanitaire, ils sont le carburant invisible de la catastrophe.
Il suffit de traverser l’Atlantique pour le comprendre. Toutes catégories confondues, le plus grand désastre qui a frappé la société américaine, au cours des deux dernières décennies, est la crise des opioïdes. Celle-ci a été précipitée par la mise sur le marché, à la fin des années 1990, d’un antidouleur (OxyContin) commercialisé par Purdue Pharma pour le traitement des douleurs chroniques. Les prescriptions de ce produit ont fait basculer, en vingt ans, des millions d’Américains dans la dépendance et les estimations les plus conservatrices chiffrent cette crise à un demi-million de morts. Ses conséquences sanitaires, sociales et politiques sont en réalité incalculables.
Or tout cela n’est autre que le produit d’une accumulation d’intérêts entremêlés. Entre Purdue Pharma et des experts de la Food and Drug Administration (FDA) qui ont permis la mise sur le marché de son produit ; entre Purdue Pharma et les médecins et chercheurs qui ont promu l’OxyContin dans les congrès et la littérature biomédicale ; entre la société de conseil McKinsey et elle-même, puisque la firme conseillait, en même temps, la FDA et Purdue Pharma, comme l’a révélé le New York Times.
A un esprit chagrin protestant il y a vingt ans contre ces conflits d’intérêts, on aurait sans doute répondu que Purdue Pharma ne recherchait que l’intérêt général : que pourrait bien vouloir d’autre une firme qui vend des médicaments ?
Stéphane Foucart