« Premières Urgences » : dans les pas des internes, grandeur et misère de l’hôpital [documentaire]
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PUBLIÉ LE 16/11/2022 https://www.lequotidiendumedecin.fr/hopital/premieres-urgences-dans-les-pas-des-internes-grandeur-et-misere-de-lhopital-documentaire
En salle depuis ce mercredi, le nouveau film d’Éric Guéret suit le parcours de cinq internes aux urgences de l’hôpital Delafontaine (Saint-Denis). Un portrait réaliste et parfois chaotique de l’hôpital public, où l’engagement du personnel pallie le manque de moyens.

Crédit photo : dr
« Vous n’êtes pas que des étudiants, vous êtes médecins, vous avez un rôle, des responsabilités à l’hôpital », lance à ses internes le Dr Mathias Wargon, chef de service des urgences de Delafontaine, à Saint-Denis. Cinq d’entre eux sont les personnages principaux de « Premières Urgences », un documentaire d’Éric Guéret sorti en salles le 16 novembre, ironie de l’histoire, au moment précis où les internes se mobilisent contre les projets d’allongement de leurs études et autres menaces de mesures punitives à leur endroit. En immersion durant six mois, en plein cœur de la deuxième vague Covid, le réalisateur a suivi le parcours de ces jeunes qui effectuaient leur premier stage dans le service du Dr Wargon, urgentiste pugnace et « grande gueule » qui s’affiche volontiers sur les plateaux et sur Twitter où il compte plus de 46 000 abonnés.
Vocation à l’épreuve
Le cinéaste désirait travailler sur la « fragilité » de l’hôpital, son « risque de faillite », mais aussi sur « sa beauté et son absolue nécessité ». À travers le regard et l’apprentissage de ces internes, c’est donc un film sur l’engagement énorme de tous les professionnels qui tiennent l’hôpital à bout de bras malgré le manque de moyens matériels et humains, la course aux lits et le bricolage à tous les étages.
C’est en tout cas l’approche du réalisateur qui a tenté aussi de répondre à la question suivante : la vocation des internes suffira-t-elle à résister à la réalité parfois kafkaïenne de l’hôpital, qui conduit à la perte de sens des soignants ? Au final, un seul d’entre eux décidera d’embrasser une carrière hospitalière, en pédiatrie. Pour Evan, « l’hôpital, c’est toute ma vie. Comme dit ma mère, c’est l’une de plus belles inventions de toute l’histoire de l’humanité ! », s’exclame le futur médecin.
« On mettait du scotch »
Les quatre autres juniors se dirigeront vers la médecine libérale, signe, sans doute, du manque d’attractivité du secteur public. À l’image de Lucie, qui prévoit de monter « à plusieurs » un cabinet de médecine générale. L’étudiante a toujours préféré « le suivi, revoir les patients, connaître leur vie… ce qui ne correspond pas du tout au système des urgences ».
Mais c’est aussi ce qu’elle a découvert durant ses stages qui l’ont refroidie. Dans une séquence évocatrice, les internes parlent de l’imprimante, symbole à leurs yeux de la déliquescence de l’hôpital. Selon Lucie, celle-ci fonctionne « un jour sur deux ». Au lieu d’en racheter une, « on mettait du scotch, on tapait dessus, on mettait parfois 45 minutes pour imprimer une ordonnance… », se souvient l’interne.
Un autre passage en dit long sur les difficultés quotidiennes, lorsqu’un patient est placé dans un box suite à une crise. Les infirmières cherchent un scope pour surveiller les constantes, mais le moniteur qu’ils finissent par trouver ne fonctionne pas avec la prise de ce box… Tout cela « ne m’a pas donné envie de travailler à l’hôpital public. Il ne tiendrait pas si le personnel n’était pas aussi dévoué », souligne Lucie.
Des heures au téléphone
La dérive administrative et les contraintes d’organisation jalonnent le documentaire, comme en témoigne le nombre incalculable d’heures passées au téléphone pour trouver des lits d’aval. Amin, un autre interne du film aujourd’hui en 3e année, a parfois démarré des gardes de nuit avec « sept patients Covid sous oxygène entassés dans la salle d’attente ». L’étudiant était frustré de démarrer sa nuit à « appeler d’autres établissements pour gratter un ou deux lits », une activité chronophage qui conduit in fine à « avoir un médecin en moins pour gérer le flux ». Quand il a vu le film, deux ans après le tournage, il s’est demandé comment il avait pu plus tolérer « des conditions de travail aussi difficiles ». Conscient de la complexité de la tâche, il ressent toujours une « profonde admiration » pour les professionnels travaillant aux urgences.
Comme Lucie, Amin a choisi plutôt de s’orienter vers la médecine générale, même si son stage aux urgences de Saint-Denis a participé à modifier ses a priori. « J’imaginais que l’on voyait les gens très vite, qu’on ne prenait pas le temps de parler, mais ce n’était pas forcément le cas ». L’étudiant a aussi apprécié de pouvoir faire tous les examens sur place afin de « vérifier si notre hypothèse de diagnostic était la bonne ».
La place centrale des médecins étrangers
Dans le film, l’interne prend aussi conscience qu’il serait « très compliqué pour les urgences de tourner sans les médecins étrangers ». De fait, les praticiens à diplôme hors Union européenne (Padhue) représentent la quasi-intégralité des médecins du service (19 sur 21) à l’hôpital Delafontaine. Une situation assez logique pour Éric Guéret, la plupart des PH n’ayant pas envie de travailler « dans de telles conditions, si ce n’est des médecins étrangers, c’est pourquoi sans eux, il n’y a pas d’hôpital public en France ».
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Au-delà du vécu des internes, le réalisateur révèle les maux profonds de l’hôpital et, au-delà, les carences du système de soins français. Si 120 services d’urgence étaient en détresse l’été dernier, c’est aussi parce qu’ils ont « payé les pots cassés de tous les dysfonctionnements de notre système de santé », estime-t-il. La crise sanitaire n’a rien arrangé, épuisant les équipes des services en tension, frappées par les arrêts maladie, le burn-out et le turnover. « Beaucoup de personnels sont partis car les conditions sont dures et que le manque de reconnaissance a fini par les décourager. Notamment après le Ségur qui était censé tout régler », analyse le cinéaste.
Pourtant, l’hôpital public, à travers l’engagement des blouses blanches et sa vocation d’accueil universel, reste « une des seules bouées de sauvetage pour toute une partie de la population qui subit de plein fouet la brutalité de notre société, les violences physiques, la précarité, la solitude ou l’instabilité psychiatrique », insiste Éric Guéret.
Sans discrimination
Contacté par « Le Quotidien », le Dr Mathias Wargon ne tarit pas d’éloges sur cet hôpital malgré « tous ses défauts », qu’il qualifie lui-même de chef-d’œuvre en péril. Selon le médecin, les urgences de Delafontaine symbolisent même le meilleur d’une institution « au service de la population, sans discrimination », qui « fait tout ce que les autres ne peuvent pas ou ne veulent pas faire ». C’est pourquoi « l’hôpital ne doit pas être paupérisé », martèle le chef des urgences qui milite pour que les personnels soient « payés correctement ». Une problématique qui ne sera pas réglée « avec des dizaines ou même des centaines de millions au coup par coup », alerte l’urgentiste francilien. Éric Guéret va plus loin, en se demandant s’il n’existe pas depuis une vingtaine d’années « une volonté publique de détruire l’hôpital ».
Source : Le Quotidien du médecin
Dr Mathias Wargon : « Travailler à l’hosto, c’est être pris un peu pour un con »
Par Louise Claereboudt le 17-11-2022

En poste depuis cinq ans à la tête des urgences de l’hôpital Delafontaine, à Saint-Denis, le Dr Mathias Wargon a vu les conditions de travail se dégrader considérablement. Entre novembre 2020 et mai 2021, il a ouvert son service à Éric Guéret, réalisateur de Premières urgences. Pour Egora, il revient sur ce qui a causé le naufrage du navire de l’hôpital public. Entretien.
Egora : Dans le documentaire, nous faisons face au manque de lits, de personnels, au délabrement des équipements, au dysfonctionnement des outils informatiques… Est-ce une réalité dans tous les hôpitaux publics de France ?
Dr Mathias Wargon : C’est pire que ça. En réalité, mon service ne fonctionne pas si mal, d’ailleurs nous n’avons pas fermé cet été. Notre problématique, c’est la psychiatrie, on le voit dans le documentaire. Mais quand vous le regardez, vous ne voyez pas de patients dans les couloirs, allongés. Il n’y en a pas. Nous avons bien sûr des problèmes de lits d’aval, mais l’hôpital tente de fournir un effort. Ce que dit d’ailleurs le réalisateur, c’est qu’il voulait filmer dans un service qui tournait pour montrer que le problème n’était pas l’organisation interne, mais l’hôpital public. Mais bien sûr, ce qui est décrit, c’est la vie que vivent tous mes collègues aux urgences de l’hôpital public. Certains vivent pire. L’hôpital qui tombe en ruine, c’est la réalité. On va faire des travaux à Saint-Denis, mais ils étaient déjà prévus avant le Covid. Je ne sais pas quand j’aurai le nouveau service : dans quatre ans peut-être, pas avant.
Une des internes compare l’hôpital public à une imprimante. Défectueuse, mais que l’on ne remplace pas…
L’imprimante est faite pour un travail de bureau, où vous sortez 3 feuilles par jour. Chez nous, l’imprimante fonctionne en continu. On demande à la fois d’y faire attention, mais aussi de sortir des comptes rendus pour tous les patients. Elle travaille 24h/24. Ce n’est pas du matériel fait pour ça. On ne va pas me la changer, m’équiper, en fonction de ça. L’hôpital public est fait pour travailler de 9h à 18h.
Vous êtes en poste depuis cinq ans. La situation dégradée qui est dépeinte a-t-elle évolué ?
Oui. En mal… Une partie du personnel que l’on voit à l’écran n’est plus là. Pourquoi ? Parce que tout le monde se tire de l’hôpital. Les conditions de travail sont tellement mauvaises que les soignants s’usent, partent, et ne reviennent pas. Encore une fois, ce n’est pas l’hôpital de Saint-Denis, mais l’hôpital public. N’importe quelle entreprise qui traiterait son personnel comme ça verrait ses employés se barrer – même sans parler salaires. Quand on dit qu’on va rappeler les personnels de l’hôpital en Plan blanc – d’abord on les rappelle tous les 3 mois -, ça veut dire supprimer les vacances, les weekends… Ils reviennent, car ils ont conscience qu’il y a une crise, mais une fois la crise passée, ils se cassent. C’est fini. C’est du one-shot.
« Le service tient grâce aux médecins étrangers »
Votre service tient essentiellement grâce aux médecins étrangers…
Depuis le tournage du documentaire, la Docteure Junior présente sur les images est partie. Elle a été remplacée par une autre Docteure Junior. Au total, j’ai donc deux Docteurs Junior, qui sont des médecins français. Mais à part cela, je n’ai pas embauché de médecins français comme praticiens hospitaliers. Le service tient grâce aux médecins étrangers. Si demain la législation change, je ferme le service.
A la fin du documentaire, 4 des 5 internes disent qu’ils n’envisagent pas de rester à l’hôpital…
Ce passage est un peu biaisé car ce ne sont pas des internes de médecine d’urgence mais de médecine générale. A la fin de leur cursus, ils doivent s’établir en cabinet. Qu’ils ne restent pas à l’hôpital, ce n’est forcément lié à une mauvaise expérience. Il me semble d’ailleurs que Lucie va travailler 1 an ou 2 dans un autre hôpital. Evan, lui, veut être pédiatre hospitalier. L’hôpital est un monde particulier, mais il est vrai que ça ne fonctionne pas bien. Les maux de l’hôpital viennent aussi des médecins eux-mêmes. Quand on me refuse un patient parce que « tu comprends, ce n’est pas ma spécialité », c’est beau de parler d’éthique, de valeurs. Dans ces cas-là, on préfère le laisser sur un brancard aux urgences que lui trouver un lit. Ça fait vingt ans que je connais ça…
Mais ce film montre aussi les valeurs du monde hospitalier. Des valeurs d’humanité. On essaie de former nos internes, et on voit qu’ils progressent. Ils prennent les valeurs de l’hôpital public. Evan dit que c’est fantastique et que sa mère trouve qu’il s’agit de la meilleure création de l’Homme. Que ce soient les internes, les brancardiers, les aides-soignantes, les infirmières, les secrétaires… Ces gens-là sont extrêmement dévoués. C’est impressionnant.
Comment rendre l’hôpital attractif pour les jeunes médecins ?
Je ne sais pas vraiment… Il faut d’abord payer les gens correctement, au prix du marché. Quand on voit le coût de l’intérim ou combien gagne un jeune médecin embauché dans un centre de santé avec des horaires de bureau… Bosser à l’hôpital, c’est travailler la nuit, le weekend, s’arranger pour les vacances. L’hôpital ne respecte pas ses employés. Il faut aussi de l’autonomie, et retrouver la fierté de travailler à l’hôpital. Actuellement, la société ne vous rend pas fiers d’y exercer. On a eu droit à quelques applaudissements durant l’épidémie de Covid, mais c’est parce que les Français avaient peur. Travailler à l’hosto, c’est être pris un peu pour un con. Vous faites dix ans d’études et on vous explique que vous êtes un nanti. Or, on fait des études pour avoir une vie meilleure ; moi je suis fils de marchands de journaux. Si vous demandez à gagner correctement votre vie, vous êtes des salauds. On le voit bien avec les internes et l’histoire de la 4e année : on entend des discours du type « Pourquoi ils pleurent, ils vont gagner plein d’argent. » D’abord c’est faux, et surtout la réponse devrait être : et alors ? Ils sont conspués par la société, ils travaillent dur mais on les traite mal. On ne les respecte pas. Ils font un travail très difficile au service des autres, et n’en retirent rien : ni argent, ni conditions de travail, ni respect.
« La 4e année, c’est la conscription. Mal payés pour aller dans des trous perdus »
Les internes – et plus largement les étudiants en médecine – manifestent d’ailleurs aujourd’hui contre cette 4ème année d’internat en médecine générale. Ont-ils une chance d’être entendus ?
La première manifestation, personne n’en a parlé, personne n’en avait rien à faire. La 4ème année était demandée par les professeurs de médecine générale, donc ils sont un peu gênés aux entournures. On leur demande d’aller dans les campagnes alors qu’ils ont 27 ans et parfois des enfants, sans même leur proposer une paie décente et avec l’assentiment de la population et des politiques de tous bords, qui ont pourtant conduit à cette situation. Car oui, c’est la faute des politiques, qui ont aussi cédé au corporatisme des généralistes, qui ne font plus de gardes depuis le début des années 2000. Désormais, ce sont les jeunes qui prennent… La 4ème année, c’est la conscription. Des jeunes mal payés pour aller dans des trous perdus. A-t-on proposé que les vieux généralistes aillent exercer une semaine à la campagne ? Ou que les vieux praticiens hospitaliers aillent faire une semaine dans des urgences à la campagne ? Non. On a préféré dire qu’on enverrait des jeunes qui ne peuvent pas se défendre.
Après, c’est aussi la faute des internes d’une certaine façon. Les syndicats d’internes jouent avec le fait qu’ils sont étudiants, pas médecins. Donc quand ils font grève, tout le monde s’en fout car ils répètent eux-mêmes qu’ils ne sont pas indispensables au fonctionnement de l’hôpital. Le discours n’est pas clair, il est ambigu. Seuls les médecins peuvent le comprendre. Quand ils viennent me voir et qu’ils m’expliquent qu’ils ne veulent pas faire de garde, qu’ils doivent aller en cours, etc. j’ai du mal à les prendre au sérieux. Chez moi, les internes sont traités comme des médecins.
Dans l’état où on est, si demain mes internes ne viennent plus à l’hôpital, je mettrais un panneau pour dire que les internes ne viennent plus. Point. On a passé un cap. Avant, on disait qu’on tiendrait coûte que coûte, maintenant c’est terminé. Mais qui va soutenir leur grève ? Même eux n’y croient pas tant que ça. Ils n’ont pas tellement le soutien des médecins de l’hôpital je pense. Combien se sont fait planter par leurs internes le dernier weekend sous prétexte de grève ? Régulièrement, je me fais planter par les internes des étages [des autres spécialités], sur lesquels je n’ai aucun moyen de pression, dans les derniers jours de stage sous des prétextes fallacieux. Je me demande s’il n’y a pas une cassure, un conflit générationnel.
Finalement les internes en faisant grève punissent l’hôpital, pas tellement les décideurs.