La guerre en Ukraine est-elle déjà perdue pour le clan occidental ?

L’Occident, la chute finale ? Avec Emmanuel Todd – En Toute Vérité

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l’interview d’Emmanuel Todd sur RMC

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Retrouvez l’intégrale de l’interview d’Emmanuel Todd, sociologue et démographe, en direct du #FaceAFace sur RMC.

« La Défaite de l’Occident » d’Emmanuel Todd : à lire ou pas ?

18 janvier 2024 | Éric Le Bourg | États-Unis –  Europe –  Littérature –  Relations internationales –  Russie –  Ukraine

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Notre chroniqueur Éric Le Bourg donne à voir ce que peut apporter le dernier livre de Todd, ne faisant aucune impasse sur ses faiblesses. De Moscou à Washington en passant par Kiev et Paris, tout s’effondre ?

Emmanuel Todd a publié un nouveau livre intitulé La Défaite de l’OccidentChacun de ses ouvrages est un événement du fait de l’originalité de ses conceptions et du crédit qu’on lui accorde d’avoir prédit la fin de l’URSS quinze ans avant qu’elle ne se produise, mais ceci toutefois après Andréï Amalrik en 1970 dans L’Union soviétique survivra-t-elle en 1984 ?

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Le nouveau livre de Todd est victime de ce qu’on peut appeler des anathèmes (« affligeant »« propagande« , « poutinophilie »« complaisance envers l’actuel régime russe »). Les anathèmes, voire les insultes, ne contribuent en rien à la réflexion, puisque leur but est justement de la tuer : que reste-t-il à discuter puisque l’autre est déconsidéré, rejeté, voire nié dans sa compétence ? En sciences, un chercheur s’interdit normalement de tels procédés même si, en politique, ils sont d’une grande banalité1.

De fait, chacun des livres de Todd donne lieu à débats et polémiques. Ainsi, Qui est Charlie ? a pu être critiqué, que ce soit sur ses bases théoriques ou sa méthodologie statistique. Dans les deux cas cités, il s’agit de critiques sévères mais constructives, comme on s’y attend dans un débat d’idées. Dans la même démarche, on ne cherche pas ici à faire un résumé du livre ou une analyse précise de toutes ses thèses, mais à voir ce que peut apporter le livre de Todd, en ne faisant aucune impasse sur ses faiblesses, et donc en pointant les critiques que l’on peut faire du point de vue théorique et des données auxquelles Todd fait appel, ceci sans céder à la toutologie qui ferait dire n’importe quoi sur un sujet non maîtrisé.

Tout est famille

La thèse essentielle de Todd depuis des décennies est que les systèmes familiaux – famille nucléaire ici (parents avec leurs enfants égaux entre eux, par exemple dans la succession), famille souche là (inégalité entre les enfants sous l’autorité du père), famille communautaire ailleurs (égalité entre les enfants sous l’autorité du père) – expliquent beaucoup de choses dans nos sociétés, sinon tout.

Dans son nouveau livre, les différents systèmes familiaux expliquent l’essentiel de la situation actuelle du monde et, pour tout dire, toute son évolution. Ainsi, il explique que, au vingtième siècle, les dirigeants allemands et japonais, vivant dans une société de familles souches, ont été désorientés par leur puissance, puisque dans leur système familial il y a toujours un chef au-dessus de soi pour dire ce qu’il faut faire. Sans un tel chef, « le chef est fondamentalement malheureux » (page 176) et « la perte de self-control des hommes placés au sommet de la pyramide pourrait être qualifiée de mégalomanie structurellement induite en société souche » (p. 178), ce qui fait que « cette incapacité des dirigeants de pays souches à gérer la puissance frappa aussi le Japon, pour le mener à l’attaque de Pearl Harbor ». Cette thèse faisant appel aux petits problèmes psychologiques des dirigeants nippons semble fragile et cette volonté d’expliquer toute la marche du monde par un seul facteur rappelle la lettre d’Engels qui disait que « d’après la conception matérialiste de l’histoire, le facteur déterminant dans l’histoire est, en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle. Ni Marx, ni moi n’avons jamais affirmé davantage. Si, ensuite, quelqu’un torture cette proposition pour lui faire dire que le facteur économique est le seul déterminant, il la transforme en une phrase vide, abstraite, absurde ». Pour sa part, Todd n’a donc pas besoin de trop zélés disciples pour transformer les systèmes familiaux en pratiquement « seul déterminant » de la marche du monde puisqu’il le fait lui-même.

Dans ce nouveau livre, Todd fait l’hypothèse que l’Occident, mené par les États-Unis, va probablement perdre son combat contre la Russie, l’Occident étant sur la pente descendante alors que la Russie, après avoir touché le fond dans les années 1990, est sur une pente ascendante. Il dit expressément que la Russie va gagner la guerre en Ukraine (« la  défaite de l’Occident […] est une certitude », p. 20), tout en se contentant de dire à la fin du livre (p. 370) que « les éphémères succès militaires du nationalisme ukrainien ont lancé les États-Unis dans une surenchère d’où ils ne peuvent sortir sous peine de subir une défaite, non plus simplement locale, mais globale : militaire, économique et idéologique » et en espérant que « les gens de Washington […] se révèlent capables de conclure une paix », tout en indiquant que « l’état sociologique zéro de l’Amérique nous interdit toutefois toute prédiction raisonnable quant aux décisions ultimes que prendront ses dirigeants », ce qui laisse donc finalement planer un doute sur l’issue de la guerre. On ne sait donc pas vraiment si Todd pense que l’Occident va perdre ou s’il choisira la guerre totale pour tenter d’éviter la défaite : les conséquences ne sont pas les mêmes.

Ces remarques préliminaires étant faites, voyons ce livre, sans revenir systématiquement sur l’explication des événements par les systèmes familiaux qui traverse tout le livre.

Russie-Ukraine : pénurie d’hommes

Dans son introduction, Todd fait un exposé géopolitique classique qui, pour autant que je puisse en parler, me semble raisonnable, même si on s’étonne qu’il écrive (p. 14) que la guerre d’Ukraine est un « événement inouï pour un continent qui se croyait installé dans la paix perpétuelle », semblant oublier les guerres en ex-Yougoslavie de 1991 entre Croatie et Serbie, jusqu’à l’intervention armée de l’Otan en 1999. Il expose son projet et ses conceptions, auxquelles on adhère ou pas, mais tout ceci est parfaitement argumenté.

Son premier chapitre expose que la Russie de Poutine a bien changé par rapport à la déliquescence de celle d’Eltsine et d’abord dans sa situation sanitaire2. De fait, la mortalité évitable, due aux homicides, aux maladies cardio-vasculaires, à l’alcool, etc., baisse de 2000 à 2018, de presque 50%. L’espérance de vie, en baisse chez les hommesdepuis 1960 jusqu’en 2005 et stagnante chez les femmes, augmente de façon régulière depuis dans les deux sexes jusqu’en 2019, même si les valeurs atteintes sont très faibles (environ 67 ans chez les hommes, contre environ 80 en France), avant de baisser ensuite avec le Covid, sans que l’on puisse déjà dire l’impact de la guerre chez les hommes jeunes. Le point noir de la Russie est la baisse progressive de sa population sur un territoire immense, raison pour laquelle Todd pense que Poutine n’avait qu’une brève fenêtre pour attaquer l’Ukraine avant que la population mobilisable ne devienne trop faible, ce que Todd appelle « la stratégie de l’homme rare ». Sur ce point, on peut être dubitatif, en se demandant si cette fenêtre existait vraiment : la guerre en Ukraine tue les hommes plutôt jeunes, visiblement par dizaines de milliers au moins, hommes qui ne pourront donc pas se reproduire. Si on y ajoute ceux qui ont fui à l’étranger, on peut être relativement assuré d’une baisse des naissances en Russie dans les années qui viennent, ce qui aggravera encore la situation démographique. Faire la guerre dans ces conditions si prévisibles semble une décision étonnante, sauf si on admet que les Russes pensaient gagner en deux jours avec des pertes minimes, mais la guerre dure depuis déjà deux ans avec des pertes importantes : auraient-ils pris cette décision s’ils avaient mieux évalué les capacités de l’Ukraine au début de la guerre ? Todd ne répond pas à cette question mais, par contre, il affirme clairement (p. 65) qu’il n’y a aucun risque que la Russie se lance à la conquête d’un pays européen : elle n’a tout simplement pas les hommes pour le faire. Le raisonnement est imparable.

Le chapitre suivant sur l’Ukraine n’appelle pas de critiques. Il est à lire de près pour ceux qui veulent comprendre ce qui s’est passé en Ukraine depuis près de trente ans, en particulier pour ceux qui pensent que l’émigration ne s’est faite que vers l’Ouest, alors qu’elle fut massive vers la Russie, et cela depuis des années. Note personnelle : lors d’un séjour professionnel à Kiev en 1996, et ayant assisté à un opéra sur l’histoire de l’Ukraine, j’y avais noté la montée inquiétante du nationalisme et de l’esprit russophobe, alors que personne à Kiev ne semblait parler ukrainien, y compris au plus haut niveau3. Cet opéra nationaliste, si précoce, permet peut-être de mieux comprendre la montée progressive du nationalisme ukrainien jusqu’à l’éclatement de la guerre civile. De même, autre anecdote personnelle, il m’avait fallu moins de deux jours pour conclure à une violence latente, liée aux nouvelles élites. Quand on traversait la rue et qu’une voiture soviétique arrivait on pouvait traverser sans risque. Quand c’était une grosse berline allemande, le conducteur ne modifiait ni son allure, ni sa trajectoire, tant pis pour le piéton, et c’était un comportement assez systématique : je l’ai vite assimilé. D’autres événements sur place me firent songer que la situation de l’Ukraine, en particulier la déliquescence complète de son économie et la corruption, était grave et lourde de risques pour l’avenir, mais jamais je n’aurais imaginé à l’époque qu’une partie de la population finirait par faire la guerre à une autre, comme ce fut le cas pendant la guerre avec ses massacres de masse, et pas seulement ceux commis par les nazis. Là aussi, qu’un pays en proie à l’exil de millions de ses concitoyens, à l’Est ou à l’Ouest, considère que la priorité est de faire la guerre à ceux qui restent ne laisse pas d’étonner, alors qu’il est évident que la population du Donbass, entre autres, ne voudra plus jamais faire partie de l’Ukraine.

Ne connaissant pas suffisamment la situation dans les autres pays d’Europe centrale, le chapitre 3 du livre, je n’en fais aucun commentaire, si ce n’est qu’il est curieux que Todd écrive (p. 127) que « l’économie centralisée échoua dans les démocraties populaires comme en URSS » pour ajouter qu’elles devinrent « la partie culturellement la plus avancée de la sphère soviétique », que « certaines démocraties populaires développèrent des spécialités techniques honorables : les industries d’Allemagne de l’Est, de Bohême ou de Hongrie » et que « surtout, la mise sous tutelle soviétique déclencha dans toute l’Europe de l’Est un décollage éducatif ». En somme, pour Todd, il semble que les régimes socialistes est-européens, succédant aux régimes autoritaires d’avant-guerre, sauf en Tchécoslovaquie, furent un progrès en permettant l’émergence d’une population éduquée mais qui ne pouvait montrer toute sa valeur dans une économie peu dynamique, mais quand même capable de belles performances. Si on devait commenter les précédents chapitres, nous pourrions dire que, dans l’ensemble, tout va bien et il n’y a pas de raison majeure à critique. Hélas, cela va changer.

Europe occidentale : pénurie de dieux

L’Europe de l’Ouest, ce sont les chapitres 4 à 7. On peut, dans ces chapitres, suivre ou pas les raisonnements de Todd, mais cela devient difficile du fait de problèmes qui deviennent gênants. Todd nous livre un tableau que nous connaissons tous : « Que les démocraties occidentales soient en crise, et même que nous vivions en post-démocratie, est devenu un lieu commun » (p. 146), ce qui est effectivement le cas. Puis, il explique (p. 156) qu’avec l’apparition du « vide religieux absolu avec des individus privés de toute croyance collective de substitution […] c’est à ce moment-là que l’État-nation se désintègre […] dans des sociétés atomisées où l’on ne peut même plus concevoir que l’État puisse agir efficacement », ce qui apporte peut-être moins l’adhésion. 

Allant plus loin, Todd écrit que « c’est l’arrivée à un état religieux zéro qui a fait disparaître le sentiment national, l’éthique du travail, la notion d’une moralité sociale contraignante, la capacité de sacrifice pour la collectivité », ce qui ressemble aux pires discours rétrogrades depuis des décennies, si ce n’est des siècles : ne plus croire en Dieu rend feignant, immoral, indifférent au monde, etc. En somme, autant les chapitres précédents sur la Russie et l’Ukraine apportaient des informations souvent peu connues du grand public et faisaient appel à la réflexion, autant on commence ici à ressentir un certain malaise qui va s’accentuer. 

Ainsi, il explique l’acceptation par l’Allemagne du sacrifice de son économie, en se coupant de l’énergie russe, par le fait que « l’Allemagne est un pays terriblement vieilli où l’âge médian atteint 46 ans » (p. 179) et que « peut-être ce renoncement caractérise-t-il la gérontocratie. Les vieux ne sont guère aventureux ». On a l’impression de revenir à des raisonnements des années 1980, voire avant, quand certains expliquaient que le vieillissement de la population rendait les individus vieux, même s’ils étaient jeunes, comme le démographe Alfred Sauvy en 1944, cité par Hervé Le Bras : « Le vieillissement est loin, répétons-le, de ne toucher que les générations âgées : il affecte même plus encore les générations jeunes, car plongées dès leur naissance dans une population vieillie, elles ont en quelque sorte une avance sur les générations suivantes. Cela explique sans doute la faiblesse de l’esprit constructif chez les jeunes. Ils baignent depuis vingt ans dans une atmosphère de vieillesse ». Comment Todd, démographe, peut-il faire une erreur pareille : conclure à partir d’une variable observée au niveau d’une population, l’âge médian, des conséquences quant à une attitude individuelle de repli ou de renoncement qui serait imputable au vieillissement biologique ? C’est une erreur classique, connue des scientifiques, consistant par exemple à corréler la fécondité des femmes et la longévité dans différents pays – les pays pauvres ont une fécondité élevée et une faible espérance de vie et c’est le contraire pour les pays riches – pour conclure que, dans un pays donné, les femmes ayant plus d’enfants meurent plus tôt, ce qui n’est pas le cas : les différences entre groupes ne permettent aucune conclusion quant aux différences entre individus.

Oubliant toute prudence, Todd est à l’affût de n’importe quoi pour soutenir sa thèse que les pays protestants sont à la dérive.

Todd conclut le chapitre 7 consacré à la Scandinavie par la mention de l’effet Flynn. Expliquons ce que c’est, car cela en vaut la peine. Les études du quotient intellectuel (QI) se basent sur des tests qui sont étalonnés sur la population une année donnée, pour faire en sorte que la moyenne de cette population soit égale à 100. Chaque individu obtient un score de QI : s’il est plus élevé que 100, son QI est plus élevé que la moyenne de la population4. Des chercheurs ont remarqué que, au fil des générations du vingtième siècle dans les différents pays, les scores de QI augmentaient, ce qu’on a appelé l’effet Flynn, du nom d’un chercheur, cet effet pouvant être dû à l’amélioration de la nutrition, de l’éducation, de la santé, etc. En somme, quand les conditions de vie s’améliorent, le développement intellectuel peut en profiter, et pas seulement le développement physique. Plus récemment, d’autres chercheurs ont expliqué que, depuis une trentaine d’années, un effet Flynn inversé serait observé : les scores de QI diminuent. Ce point n’est pas clair : une seule étude avec seulement 79 individus a été faite en France, cet effet a été observé entre 2006 et 2018 aux États-Unis pour certains tests, mais pas pour d’autres, et cet effet est rapporté dans les pays scandinaves, comme le dit Todd (p. 235). Au Danemark, on observe de soudaines baisses chez les jeunes hommes de 18 ans entre 1990 et 1992, puis une stagnation, ce qui est difficilement compatible avec une hypothèse de lent déclin de l’intelligence. Tous ces résultats devraient inciter à la prudence : si les scores montent bien durant le vingtième siècle, leur baisse dans les dernières années n’est pas sûre. Peut-être s’agit-il aussi d’une limite des scores de QI, comme on en observe pour la taille, les performances sportives ou l’espérance de vie depuis plusieurs années : le QI, la taille, les performances sportives ou l’espérance de vie ne peuvent augmenter sans fin. Une seconde raison d’être prudent est liée aux causes possibles de cet effet Flynn inversé qui, pour certains, pourrait être dû aux émigrésmoins intelligents que les autochtones, ce qui nous rappelle les délires racistes rapportés par Stephen Jay Gould dans La Mal-mesure de l’HommePar ailleurs, un des auteurs de l’étude française citée plus haut était connu pour, en faisant montre de tact, ses opinions controversées sur les liens entre l’intelligence et les origines ethniques, ce qui incite à lire ses études en prenant du recul.

On le voit, tout ce contexte fait qu’il convient d’être prudent avant d’accepter l’idée que, pour faire court, l’intelligence diminue en Scandinavie, aux États-Unis, voire en France. On s’attendait donc à la même prudence de la part de Todd. Las, ce n’est pas le cas, puisqu’il écrit (p. 235) que « la Scandinavie n’est cependant pas à l’abri de la chute des quotients intellectuels que l’on observe dans la plupart des pays protestants » et il mentionne l’étude sur les États-Unis allant dans ce sens, qu’il citera de nouveau dans son chapitre sur les États-Unis (p. 259). L’impression désagréable que l’on retire est que, oubliant toute prudence, Todd est à l’affût de n’importe quoi pour soutenir sa thèse que les pays protestants sont à la dérive.

États-Unis : pénurie de soin

Tout ceci est bien dommage car, dans son chapitre 8 sur les États-Unis, Todd est capable de montrer sans forcer le trait que la situation sanitaire de ce pays est catastrophique, que ce soit sur le plan de l’espérance de vie, de la mortalité infantile ou des énormes dépenses de santé pour des résultats déplorables (p. 245-248). Le reste du livre n’appelle pas, selon moi, de commentaires négatifs : Todd expose ses thèses et ses conclusions que l’on peut accepter, discuter ou rejeter. Les experts en géopolitique discuteront sûrement le livre et les simples citoyens qui le liront auront matière à réfléchir. 

Pour conclure, Todd donne son point de vue qui est discutable et discuté. Dans son nouveau livre, il va jusqu’au bout de sa logique sur les effets des systèmes familiaux, y ajoutant la fin des religions en Occident et le désarroi que cela entrainerait dans la population et chez les élites. Beaucoup de choses dans ce livre font débat et obligent à réfléchir, même si on ne suit pas forcément l’auteur dans tous ses raisonnements, ce qui est mon cas. On peut ainsi être dubitatif sur sa « vision élargie de la géopolitique et de l’histoire, intégrant mieux ce qui est absolument irrationnel en l’homme, notamment ses besoins spirituels » (p. 32) dans la détermination des événements récents. Il est toutefois dommage que Todd pollue, en quelque sorte, sa démarche par des arguments qui ne sont pas acceptables, car infondés d’un point de vue scientifique ou dignes des lieux communs les plus rétrogrades. La question finale est bien sûr s’il faut lire le nouveau livre de Todd. Je dis oui sans hésiter car, même si Todd avait tort, il oblige à réfléchir, au-delà des lieux communs habituels, par exemple sur les « méchants Russes » et les « gentils Ukrainiens » : les choses ne sont pas si simples. Nous verrons bien si la « défaite de l’Occident » en Ukraine se produit.


La Défaite de l’Occident, Emmanuel Todd, avec la collaboration de Baptiste Touverey, Hors série Connaissance, Gallimard, 11/01/2024, 23 euros.

  1. On le voit bien avec la guerre à Gaza où, par exemple, traiter les opposants à la guerre d’ »antisémites » permet de les déconsidérer d’emblée et ainsi d’éviter toute réflexion et critique de la guerre. ↩︎
  2. On trouvera dans mon livre Bienvenue chez les vieux ? (Vuibert, Paris, 2008), une analyse de l’évolution de l’espérance de vie dans le monde de 1950 à 2005, en particulier en Europe de l’Ouest et de l’Est, en Russie et en Ukraine. ↩︎
  3. À l’époque, on trouvait encore au moins une statue de Lénine à Kiev et le nationaliste collaborateur des nazis Stepan Bandera n’y avait pas encore sa place (ou plutôt sa rue). ↩︎
  4. Sur tous les problèmes de l’intelligence, on peut consulter les conférences de Franck Ramus sur ce site : https://ramus-meninges.fr/2020/05/20/infos-et-intox-sur-lintelligence-2/ ↩︎

Éric Le Bourg

« La Défaite de l’Occident » : Emmanuel Todd, prophète aux yeux fermés

Dans son nouveau livre, l’essayiste annonce la fin de l’Ukraine et de l’Occident, sans réels arguments et sans s’embarrasser de cohérence mais en ligne avec la propagande russe. 

Par Florent GeorgescoPublié hier à 08h00, modifié hier à 10h45

https://www.lemonde.fr/livres/article/2024/01/19/la-defaite-de-l-occident-emmanuel-todd-prophete-aux-yeux-fermes_6211727_3260.html

Temps de Lecture 2 min. 

« La Défaite de l’Occident », d’Emmanuel Todd, avec Baptiste Touverey, Gallimard, 374 p., 23 €, numérique 16 €.

Emmanuel Todd exerce le métier de prophète depuis 1976. Aucun article à son sujet, aucun de ses propres livres n’omet de le rappeler : il a, cette année-là, annoncé dans La Chute finale (Robert Laffont) que l’URSS allait s’effondrer, en se fondant sur l’augmentation du taux de mortalité infantile observée dans la première ­moitié des années 1970.

Certes, les historiens, qui ont depuis longtemps renoncé à expliquer le réel par des causes uniques, ne reprennent pas son interprétation. Certes, les démographes spécialistes de la population ­soviétique ont établi que cette augmentation avait été temporaire. L’essayiste écrit lui-même dans son nouveau livre, La Défaite de l’Occident, qu’il lui semble « maintenant » plus juste d’expliquer l’effondrement du régime par ­l’émergence « d’une classe moyenne éduquée supérieure ».

Qu’importe. Un prophète est un prophète, aussi hasardeuse que soit sa ­prophétie. Dans un entretien accordé au Figaro, Todd maintient avoir eu raison d’utiliser le paramètre de la mortalité infantile, comme s’il était libre de dire tout et son contraire. Aussi peut-il aujourd’hui annoncer la fin d’un Occident ravagé par le « nihilisme » et le triomphe d’une Russie « stabilisée » par Poutine sans s’embarrasser de cohérence. Il peut asséner, sans démontrer. Décrire le monde, sans avoir besoin de le voir. Il sait.

C’est pourquoi il serait vain de discuter les thèses que ce livre met en circulation. Emmanuel Todd pense que la disparition du protestantisme entraîne la « désintégration » d’un Occident où l’Etat­-nation, qui en revanche se consolide en Russie, n’existe plus, tandis que l’Ukraine, en « décomposition », est manipulée par la « russophobie »occidentale. Libre à lui. Il n’est pas le premier à relayer en France la propagande du Kremlin. Mais il prétend étayer ces idées grâce à son « tempérament scientifique ».

Tout va bien en Russie

Or rien ne se passe. Les données s’amoncellent dans le désordre, sans autre fonction que d’orchestrer un constant argument d’autorité. Todd se revendique comme détenteur du savoir en général. Cela lui évite de se confronter à des savoirs particuliers. Il ne cite aucune des nombreuses recherches de terrain récentes sur la société ukrainienne, censée n’être que le jouet de forces extérieures. Veut-il prouver que la Russie est une démocratie, fût-elle « autoritaire » ? Il rappelle les sondages favorables à Poutine, et la question est réglée.Découvrez les ateliers d’écriture organisés avec « Le Monde des livres »Le Monde Ateliers

Tout va bien en Russie. La mortalité ­infantile (décidément) est basse, plus qu’aux Etats-Unis. Preuve suffisante que la corruption, contre toute évidence, y serait également plus faible, puisque ce critère reflète « l’état profond d’une société ». Quant à la religion, si décisive quand il s’agit de l’Occident, elle perd toute pertinence dans le cadre russe. Le fait que l’orthodoxie s’y efface est mentionné sans être analysé. Ce qui détruit une civilisation ici est anodin là.

Les exemples de ce type pourraient être multipliés à l’infini. Ils touchent à l’ossature même du texte. Le prophète Todd ne s’intéresse qu’aux formes de la parenté, à la démographie, à l’histoire ancienne. Ce ne serait pas illégitime, s’il se préoccupait aussi de la manière dont ces structures influent sur le réel. Mais son raisonnement s’arrête juste avant. Les structures, chez lui, ne structurent pas. Elles se contentent d’être, et si le monde concret n’y correspond pas, il doit être renvoyé à l’« inauthenticité », au « nihilisme ».

La Russie, figée dans la dictature, se plie mieux aux besoins d’un Emmanuel Todd désorienté par tout ce qui, ailleurs, remue. Il y aurait quelque chose de touchant dans cette incompréhension panique, s’il ne s’agissait, en appelant pour ­finir à la défaite de l’Ukraine, de faire allégeance à la barbarie d’une guerre impériale, aux bombardements de civils, aux tortures, aux viols, aux déportations d’enfants. En l’espèce, c’est glaçant.

Lire un extrait sur le site des éditions Gallimard.

Lire aussi (2022) :  Article réservé à nos abonnés  « Où en sont-elles ? » : Emmanuel Todd n’apaisera pas la guerre des sexesAjouter à vos sélections

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Florent Georgesco

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Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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