Chronique
Patrick ArtusConseiller économique d’Ossiam et membre du Cercle des économistes
En étudiant les évolutions du capitalisme outre-Atlantique depuis les années 1960, l’économiste estime, dans sa chronique, que le capitalisme redistributif est le plus efficace, contrairement aux pratiques actuelles.
Les mutations du capitalisme américain sont très importantes à étudier, car l’Europe finit toujours, avec quelques années de retard, par adopter les mêmes orientations. Or, depuis les années 1960, le capitalisme américain a connu trois grandes métamorphoses : un capitalisme redistributif dans les années 1960-1970, un capitalisme néolibéral dans les années 1980-1990 et, depuis le début des années 2000, un capitalisme de monopole.
La première étape pour le capitalisme américain se situe donc dans les années 1960 et 1970. Ces années sont caractérisées, premièrement, par une faible déformation du partage des revenus en faveur des entreprises, deuxièmement, par un poids relativement élevé des dépenses publiques et de la fiscalité. La pression fiscale est en moyenne de 26 % du produit intérieur brut, alors qu’elle tombe à 24,5 % dans la période suivante, et le taux marginal, le plus haut, de l’impôt sur le revenu ne passe jamais au-dessous de 70 %.
Troisièmement, les années 1960 et 1970 sont caractérisées par des inégalités de revenu assez faibles. A la fin des années 1970, l’indice de Gini des inégalités de revenu est de 0,33 contre 0,37 fin 1980, 0,41 à la fin des années 1990 et 0,42 aujourd’hui. Rappelons que plus l’indice de Gini est élevé, plus les inégalités sont fortes. Et, quatrièmement, les années 1960 et 1970 sont caractérisées par des inégalités de patrimoine assez faibles. A la fin des années 1970, les 1 % d’individus les plus riches détiennent 22 % de la richesse nationale des Etats-Unis. Durant cette période s’épanouit un capitalisme plutôt redistributif et peu inégalitaire aux Etats-Unis.
La seconde étape pour le capitalisme américain débute avec l’arrivée au pouvoir, en 1981, de Ronald Reagan, qui dérégule de nombreux secteurs d’activité (le transport aérien, les télécommunications…), met en place des règles strictes de contrôle de la concurrence (un antitrustsévère) et baisse les impôts, en particulier le taux d’imposition sur les revenus des ménages (qui passe de 70 % à 50 % en 1985, puis à 28 % en 1988). Cette politique de capitalisme néolibéral entraîne une forte distorsion dans la répartition des revenus, au détriment des salariés, ainsi qu’une forte hausse des inégalités de revenu et de patrimoine, avec, en contrepartie, un dynamisme économique et entrepreneurial accru.
Ces deux premières versions du capitalisme américain avaient le mérite de la clarté idéologique : il s’agit soit d’un capitalisme qui privilégie la lutte contre les inégalités, soit d’un capitalisme qui privilégie les entrepreneurs et les actionnaires.
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La troisième étape, amorcée au tournant des années 2000, marque une bascule dans un modèle non idéologique, fondé sur l’exploitation de positions dominantes et de rentes de monopole. C’est manifeste dans le domaine des nouvelles technologies, où les « sept magnifiques », c’est-à-dire Alphabet, Amazon, Apple, Meta, Microsoft, Nvidia et Tesla affichent, au 10 septembre, une capitalisation boursière de 18 000 milliards de dollars, soit un tiers de la capitalisation boursière des Etats-Unis, selon LSEG Datastream. Les inégalités patrimoniales explosent, avec les 1 % les plus riches qui détiennent désormais 36 % de la richesse nationale.

Les entreprises américaines sous-investissent (le taux d’investissement est constant depuis 2014, alors que les profits ont énormément augmenté) et font des investissements défensifs afin de neutraliser les concurrents éventuels. Elles se diversifient en sortant du secteur où elles ont un avantage comparatif, de manière erronée et coûteuse.
Freiner la croissance économique
Le capitalisme des Etats-Unis a aggravé ces défauts depuis le retour de Donald Trump au pouvoir. L’imposition des droits de douane va permettre aux entreprises américaines d’accroître encore plus leurs marges bénéficiaires. La demande faite aux Européens d’arrêter de taxer les entreprises du numérique et de permettre à celles-ci de ne pas respecter les règles de la concurrence communautaire devrait encore accroître les bénéfices des entreprises américaines. Tout cela accentue la tendance monopolistique qui favorise l’augmentation des rentes.
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D’un point de vue objectif, quel est le type de capitalisme qui s’est révélé le plus efficace aux Etats-Unis ? On peut juger cette efficacité selon plusieurs critères : le caractère plus ou moins redistributif du capitalisme et sa capacité à obtenir un taux de croissance élevé. De fait, les inégalités de revenu et de patrimoine ont augmenté entre les années 1960-1970 et 1980-1990, et elles ont grimpé encore plus par rapport à leur niveau antérieur depuis le début des années 2000. Il en est de même du taux de pauvreté (la proportion des Américains ayant un revenu inférieur à 60 % du revenu médian), qui, de 11 % à la fin des années 1970, monte de 12 % à 15 % au début des années 2000, mais redescend à 12,5 % en 2023, sous Joe Biden.
En ce qui concerne la croissance, dans les années 1960-1970, en dehors des années de récession, celle-ci a atteint de 5 % à 6 % par an aux Etats-Unis. Dans les années 1980-1990, toujours en dehors des récessions, la croissance atteint de 3 % à 4,5 %. Dans les années 2000-2010-2020, dans les bonnes années, la croissance est légèrement inférieure à 3 %.
Si l’on prend en compte les inégalités, la pauvreté et la croissance, le capitalisme redistributif apparaît plus favorable que le capitalisme néolibéral, lui-même étant plus favorable que le capitalisme de monopole. Le capitalisme néolibéral est inefficace, car il réduit la part des revenus des salariés, ce qui finit par freiner la croissance économique. Quant aux tares du capitalisme de monopole, elles sont connues : une économie fondée sur l’obtention de rentes provoque du sous-investissement et une concentration excessive de la richesse.
Patrick Artus est conseiller économique d’Ossiam et membre du Cercle des économistes.