A69 : les blessures cachées d’un « massacre à la pelleteuse »
30 décembre 2025 | https://info.mediapart.fr/optiext/optiextension.dll?ID=5i6905SJ_RozAjTxwSE7DkWvRVFkiNL-TdaE2LuMMhaXSXpQrgEtw9Tr_QiXV76JrFBA4lpwyuQXlgjPX1c
Par Emmanuel Riondé
La cour administrative d’appel de Toulouse a cassé mardi le jugement de première instance qui, en février, avait annulé les autorisations environnementales ayant déclenché le lancement des travaux de l’A69. Pour les riverains du chantier, les traumatismes ne sont pas près d’être guéris.
Montcabrier, Teulat, Villeneuve-lès-Lavaur (Tarn), Verfeil (Haute-Garonne).– Si les opposant·es sont désappointé·es, ils et elles ne sont pas surpris·es. Après le jugement rendu par la cour administrative d’appel validant le chantier des travaux de l’A69, La voie est libre parle dans un communiqué d’une « décision incompréhensible et décevante mais prévisible ». Ne s’avouant pas vaincu, le collectif évoque les prochains combats sur le terrain de la justice et va se pourvoir en cassation.
Pour les riverain·es du chantier qui subissent les nuisances des travaux, la décision rendue va avoir un goût amer. « Macron+NGE nous roulent dessus. » À l’entrée de Verfeil, face à la gendarmerie, le message a été peint en grosses lettres sur des blocs de béton. À ce stade du trajet, si l’on veut rejoindre la nationale 126 qui file à Castres, il faut emprunter l’ancienne route de Puylaurens, hérissée de panneaux de déviation. Un peu au loin se dessine la silhouette envahissante du chantier de l’A69. Depuis le 19 décembre 2025, les travaux sont suspendus sur quarante-six sites où le concessionnaire Atosca est intervenu au-delà de l’emprise autorisée.
Mais il est bien là, serpentant au fond de la vallée, et beaucoup l’évitent comme s’il s’agissait d’une plaie purulente. Au mois d’octobre, Jean-Louis Gerardo, habitant dans une maison à 300 mètres du tracé, dans le bas du village de Montcabrier, a eu « la chance de faire un baptême de l’air », raconte-t-il. Il est parti du petit aérodrome de Bourg-Saint-Bernard, le village d’en face. « Vu du ciel, c’est une désolation. Comme une cicatrice au milieu de la figure. Moi, je ne passe plus par cette route. Quand je vais au Bourg, je passe derrière, par les chemins des coteaux. Et je connais plein de gens qui font pareil. Ça a été trop dévasté, c’est un crève-cœur… »
Ces mots reviennent souvent dans la bouche des riverain·es d’une A69 qui n’a pas seulement confisqué des terres, arraché des arbres, fragilisé des zones humides. Elle a aussi abîmé les cœurs et les esprits. « Ça a beaucoup affecté mon moral, témoigne Marion, qui habite à Puylaurens depuis vingt-cinq ans. De par mon boulot, je suis souvent sur la route. Mais j’évite de passer par la 126 désormais. C’est à pleurer, ça me met par terre à chaque fois. C’est éventré, ça ne ressemble plus à rien… »

Travaux sur le chantier de l’autoroute A69, en août 2025. © Photo Fred Marvaux / Rea
« Moi, j’appelle ça “massacre à la pelleteuse” », lâche Catherine Calvel, qui vit dans une maison achetée en 1986 dans la commune de Villeneuve-lès-Lavaur. L’autoroute passera à 100 mètres de chez elle. « Il y a une vingtaine d’années, j’étais conseillère municipale et j’avais commencé à travailler sur ce dossier, raconte-t-elle. J’étais dans les associations, j’allais à toutes les réunions, aux commissions de débat public. J’ai ralenti quand une nouvelle génération s’est mobilisée au sein de La voie est libre (LVEL). J’ai traversé des moments où je ne me voyais pas rester là, on pensait à partir, poursuit-elle. Mais c’était compliqué de vendre et puis je me suis dit : c’est ma maison, mes enfants ont vécu leur enfance là : j’y suis, j’y reste, point barre. »
Incendie volontaire
Quitter sa demeure, Marion aussi y a pensé. À Puylaurens, sa maison est à 500 mètres de l’usine à bitume récemment installée. « Mon époux a des problèmes pulmonaires importants, témoigne-t-elle. Quand on a appris que l’usine allait être là, ma première réaction a été : on s’en va ! Mais pour aller où ? Il y a un coin perdu du Lot qu’on aime bien sur le causse de Gramat, mais j’ai vu qu’il y avait aussi une usine d’enrobés par là-bas. Ça m’a fait redescendre dans l’envie de fuir… »
Alexandra, elle, a dû partir. À l’été 2024, sa maison du Verger à Verfeil, acquise par Atosca, avait été victime d’une tentative d’incendie nocturne. Le 16 septembre suivant, elle avait dû quitter cette grande maison pour intégrer un appartement de 70 mètres carrés dans un HLM en banlieue de Toulouse. Ce départ a coïncidé avec une rupture avec le père de son fils de 5 ans. « Je suis partie, je n’avais plus de maison, plus de mec, plus de boulot, plus de meubles, plus d’animaux », résume-t-elle.
Un an et demi plus tard, elle raconte : « Ces attaques m’ont détruite. Je suis suivie par un psychiatre, j’ai un peu d’anxiolytiques, j’essaie de ne pas trop en prendre. Mais à un moment donné, j’étais une bombe prête à exploser. J’ai perdu 20 kilos en un an et je fais des crises d’insomnie. Au moindre bruit à 3 heures du matin, je me réveille. Ces derniers mois, je commençais à aller un peu mieux. Et puis les flics ont retrouvé les méchants… »
J’ai compris que ce projet était en train de tout détruire, même le relationnel avec le voisinage.
Marion, ancienne militante anti-autoroute
Le 7 octobre, neuf hommes ont été placés en garde à vue dans l’affaire des tentatives d’incendie du Verger. Deux semaines plus tard, La Dépêche a révélé les liens de certains de ces hommes avec Atosca-NGE. « Il y a un soulagement parce qu’on a chopé les gars, mais ça me fait replonger dedans, je refais des cauchemars, je ne suis pas tranquille », explique Alexandra, toujours sans emploi et sans revenus.
Elle est revenue une fois au Verger. Son fils voulait revoir la maison. Il n’a vu qu’un « trou »et a « posé des questions ». Elle aussi en pose une : « Est-ce qu’on va prouver qu’ils ont détruit ma vie pour rien ? Le fait qu’on les ait retrouvés me hante, je suis sens dessus dessous. Au début, j’étais en colère contre moi-même parce que je n’arrivais pas à dépasser tout ça. Mais mon psy m’a dit que j’avais vécu des choses d’une grande violence… »
Une violence qui peut aussi prendre le visage du mépris. Quand les travaux ont repris en août, pendant plus de deux mois, du lundi au vendredi, Atosca a fait travailler ses pelleteuses de 5 heures du matin à 23 heures. Jean-Louis a rencontré le directeur technique des travaux et le directeur de projet du concessionnaire pour tenter de mettre fin à cette séquence « infernale ». « L’un nous a dit que le bruit était subjectif et qu’il relevait de l’appréciation des gens ; l’autre qu’au bord du périphérique à Toulouse, les gens entendent du bruit du matin au soir… Quand tu entends des réponses comme ça, ça met mal à l’aise et en colère. Je leur ai dit qu’ils nous prenaient pour des rien du tout, qu’ils n’avaient rien à faire des gens qui étaient sur les bords… » Des plaintes ont été déposées au pénal et courant novembre, Atosca a fini par mettre un frein à ce rythme effréné sur le chantier.
Leçons de morale
Vivant dans un village un peu en retrait du tracé, Thomas est une cheville ouvrière de LVEL. À partir de la grande marche d’octobre 2022, il a quasiment arrêté de travailler, piochant dans sa trésorerie de travailleur indépendant pour « consacrer l’essentiel de [s]on temps actif » à la lutte contre l’A69. Avec d’autres, il s’est plongé dans la bataille judiciaire, a élaboré des stratégies, documenté les entorses à la loi du concessionnaire, accompagné les occupations visant à protéger les arbres. Une dynamique collective de lutte parfois jubilatoire.
Mais au printemps 2023, se souvient-il, « il y a eu des premiers accrocs avec [s]a chérie et [s]es ados. Ils ont commencé à [l]’appeler “papa fantôme”. Et au boulot aussi, certains clients se demandaient s[’il] étai[t] encore capable de gérer [s]es affaires ». Dans les mois qui ont suivi, il a levé le pied tout en restant actif dans la lutte. « Le truc le plus rageant qu’on peut ressentir, explique-t-il, c’est qu’on prend des leçons de morale de la part des autorités qui, quand il y a des occupations, nous expliquent que la contestation doit passer par le droit uniquement, mais qui, quand on utilise, nous, le droit et qu’on veut le faire respecter, sont complaisantes face à un concessionnaire qui marche sur le droit de l’environnement. Ou cherchent à contourner ou à minimiser les effets des décisions prises. »
Quand tu as l’autoroute qui arrive et qui défonce tout, c’est un peu David contre Goliath.
Gilles, conseiller municipal de Teulat
À ce double standard, très mal perçu par les habitant·es de la vallée, s’ajoutent les effets de la répression. Marion dit avoir mis un « frein brutal » à son investissement dans le collectif « Puylaurens sans bitume » après la mobilisation « Roue libre », au printemps 2024, où les manifestant·es ont été aspergé·es de lacrymo. Mais ce n’est pas juste la violence de la répression policière qui l’a conduite à cette décision.
« J’ai compris que ce projet était en train de tout détruire, même le relationnel avec le voisinage. Avant, on n’était pas d’accord sur l’autoroute, mais on pouvait échanger, et on savait qu’on pouvait compter les uns sur les autres en cas de problème. Après Roue libre, il y a eu comme un point final à toute possibilité de discussion. Les positions se sont durcies, il fallait arrêter, sinon on allait arriver à un point de non-retour : on était en train de tout casser pour une sale route qui ne sert à rien. Et ça, ce n’est pas possible… »
Des dégâts dans les rangs des opposants
À Montcabrier, Jean-Louis confirme que l’A69 a « fracturé le village ». « Ce projet n’avait pas lieu d’être, il n’a jamais eu lieu d’être. Il y a longtemps, l’association RN126 proposait autre chose. Certains n’ont jamais voulu en discuter et aujourd’hui, ils te disent “C’est fait, c’est fait” ou “Ça va donner du boulot”. On ne peut pas en parler avec n’importe qui. » Dans le village voisin de Teulat, la maire Sabine Mousson a longtemps été la seule élue locale assumant une opposition au projet, unique femme dans des réunions de collègues masculins, pro-autoroute ou juste moins courageux qu’elle.À lire aussiA69 : que reste-t-il à sauver ?
Depuis deux ans, elle ne s’exprime plus sur le dossier. « Ça a été dur, résume Gilles, l’un de ses conseillers municipaux, très actif à LVEL. Ici, la mairie a fait plein de choses pour l’environnement : une cantine bio avec des produits locaux, des panneaux photovoltaïques sur l’église, une filtration végétale en régie directe, une forêt-jardin, un marché de producteurs, etc. On a été cherché des subventions, on a mis beaucoup d’énergie. Alors, quand tu as l’autoroute qui arrive et qui défonce tout, c’est un peu David contre Goliath… »
Il le sait, la lutte et cette adversité féroce ont fait des dégâts dans les rangs des opposant·es : « Il y a des gens dans le dur, on en a perdu en route, parce qu’ils étaient épuisés, ou sur des désaccords. Il y a beaucoup de bienveillance dans le collectif, mais on a gardé la tête dans le guidon et on n’a pas toujours très bien géré ça. »
Pour Thomas, qui n’a « aucun regret à part peut-être [s]a trésorerie… », il y a, au bout du compte, « à la fois de l’amertume, de la frustration et de la colère, surtout face aux affirmations mensongères de responsables qui bénéficient d’un grand écho médiatique. Mais aussi une certaine fierté d’avoir contribué à faire que la société civile s’empare du dossier et que plus personne aujourd’hui ne soit dupe » de l’inanité du projet.
« Ça fait trois ans que ça dure et oui, il y a de la fatigue et des conséquences, rajoute Gilles. Mais le 27 février [date de la décision d’annulation des autorisations environnementales – ndlr] a été quelque chose d’extraordinaire. Bien plus qu’une victoire juridique. On a gagné les têtes et les esprits. Quelle que soit la décision le 30, on ira jusqu’au bout. Et au niveau du territoire, il y aura un avant et un après A69. » Et effectivement, la bataille de l’A69 n’est pas finie.