Les initiatives d’une sorte de micro-écologie du quotidien essaiment à travers la France et à travers le monde

Ces utopies rurales qui réinventent la démocratie face à l’impuissance politique 

Les gesticulations d’arrivistes semblent désormais résumer « la politique » et répandent toujours plus de dégoût et de désarroi dans le pays, en particulier depuis la dissolution de l’Assemblée nationale en 2024. Pourtant, dans les campagnes, à bas bruit, des citoyens s’organisent à plus ou moins grande échelle, tantôt avec (ou depuis) les petites municipalités, tantôt sans. Ou comment les espaces ruraux réinventent la démocratie.

publié le 27/12/2025 https://elucid.media/politique/ces-utopies-rurales-qui-reinventent-la-democratie-face-a-l-impuissance-politique

Par Mikaël Faujour

« Petits éco-gestes », jardins partagés, zéro déchet etc. : les initiatives d’une sorte de micro-écologie du quotidien essaiment à travers la France et à travers le monde. Elles sont le symptôme tout à la fois d’une conscience du désastre écologique global, d’un besoin de s’éloigner du monde artificiel, urbain et technologisé et de renouer avec le concret, mais aussi d’une désillusion vis-à-vis de « la » politique, souvent perçue dans sa forme dominante : le carnaval des partis, des élections et des institutions d’État ou supra-étatiques au service du capital financier. Souvent, de telles initiatives sont moquées ou minimisées, en tant qu’elles seraient compatibles avec le capitalisme : on peut en effet démultiplier les initiatives de permaculture, elles n’en resteront pas moins vaines si un seul agro-industriel répand sur son champ tel ou tel poison phytosanitaire. Les apiculteurs, d’ailleurs, les premiers, en savent quelque chose.

Pourtant, cette opposition entre des initiatives concrètes d’une écologie pratique et une action collective en vue d’une transformation institutionnelle – réformiste ou révolutionnaire – ne tient pas absolument. D’une part, cela revient à ne pas saisir la valeur intrinsèque de l’expérience concrète – du jardinage, de la cueillette de champignons, de la pêche à pied, de la maîtrise de savoir-faire –, qui donne confiance en soi et en ses facultés, qui éduque la sensibilité au monde environnant et au constatable désastre. D’autre part, c’est aussi ne pas saisir que les deux ne s’opposent pas et que les mêmes qui s’impliquent dans des micro-initiatives ici ou là se retrouvent aussi souvent dans les cercles militants (syndicats, groupes anarchistes, partis…), dont ils partagent des espaces communs.

Une position intermédiaire, plus dialectique, est d’y voir des utopies du « déjà-là ». Ces initiatives nombreuses permettent en effet la circulation de savoir-faire, de lieux d’entraide, de partage et de faire-ensemble qui posent les jalons d’une société future sans attendre un Grand Soir ou un effondrement qui, par magie, feraient advenir un nouveau monde. À ce titre, elles peuvent être considérées comme des modèles d’organisation collective alternatifs aux formes dominantes – tantôt sans, voire contre l’État, tantôt avec ou à l’intérieur de celui-ci –, des façons de s’organiser autrement.

Ces formes existent d’ailleurs souvent hors des métropoles, marquées par l’éthos consumériste, concurrentiel et l’hyper-spécialisation des savoirs et savoir-faire. Elles impliquent la coopération, la décision concertée, la recherche de solutions soustraites au centralisme bureaucratique et à l’emprise du grand capital. Elles impliquent aussi l’expérience physique et psychique du savoir-faire tandis que prévaut la dissociation entre sphère de la décision confisquée par les experts et sphère de l’exécution appartenant aux travailleurs. Elles cultivent une culture collective de confiance en soi-même et en l’autre.

Qu’elles soient d’inspiration libertaire ou qu’elles partent de petites municipalités, ces initiatives tissent une toile. Elles laissent entrevoir, déjà à l’œuvre, une société régie par d’autres rapports. Attardons-nous ici sur quelques-unes de ces « utopies du déjà-là ».

Bruded : le réseau de mutualisation de communes rurales

En 2005 naît l’association Bruded, qui réunit en réseau des communes rurales (généralement jusqu’à 3 000 habitants) des cinq départements de la Bretagne historique (région Bretagne + Loire-Atlantique), qui avaient œuvré en matière de reprise en main de l’approvisionnement de la restauration collective. Celle-ci s’organise autour de deux axes stratégiques : soutenir l’attractivité des centres-bourgs et soutenir l’économie locale. En mutualisant les expériences de maires, les contacts et les savoir-faire locaux, Bruded est passée d’une douzaine de communes adhérentes à près de 300 et emploie maintenant dix personnes.

Certains agissent sur l’approvisionnement des cantines en privilégiant le collectif. D’autres travaillent sur les questions d’aménagement, par exemple la plantation de haies bocagères. D’autres encore travaillent dans le sens de l’autonomie énergétique et la structuration d’une filière économique, par exemple une filière du bois ».

Sans oublier l’organisation d’une régie pour approvisionner en produits bio (ou « raisonnés ») des cantines, mais aussi des « lotissements durables » (moins de place pour la voiture, plus pour la circulation à pied ou à vélo), des vergers partagés, des constructions avec des matériaux locaux (paille, par exemple) plutôt qu’en béton et en parpaing, ou encore le fait de favoriser l’installation de nouveaux agriculteurs plutôt que l’extension des fermes.

Les élus se rencontrent ou se rendent mutuellement visite pour échanger sur leurs pratiques et projets, et Bruded fait circuler les bonnes idées, aide à leur mise en application et fournit des conseils juridiques sur les appels d’offres. Le tout dans une culture de mutualisation des expériences.

Sur le même principe, des initiatives similaires (pour l’instant de moindre envergure) ont fait leur apparition ailleurs : Les Maires pour la planète(Charente, Charente-Maritime, Corrèze et Deux-Sèvres) et Expériences communes (Orne, Calvados, Manche et Eure).

La Chambre d’agriculture du Pays basque

Au Pays basque, l’association Euskal Herriko Laborantza Ganbara (EHLG) s’est affirmée depuis 2005 comme la Chambre d’agriculture alternative – comprendre : à celle du département des Pyrénées atlantiques (qui comprend aussi le Béarn), dominée par la FNSEA. «En 2001, les élections à la chambre d’agriculture révèlent qu’au Pays basque, ELB est majoritaire ; en revanche, elle est minoritaire à l’échelle départementale. Nos idées n’étaient pas entendues, alors que

nous défendions la spécificité de l’agriculture locale, principalement tournée vers l’élevage et constituée de petites structures», se souvient le coprésident, Beñat Molimos.

Pour défendre l’agriculture paysanne qui représente en effet 5 % de la population active en Pays basque (contre 1,5 % à l’échelle nationale en 2020), EHLG a été pensée comme une instance déprise de l’agrobusiness et démocratique.

L’originalité de l’initiative est d’avoir voulu associer à la décision sur les enjeux agricoles d’autres acteurs que les seuls professionnels du secteur. « Leschambres d’agriculture ont imposé un modèle où seule la profession travaille sur les questions agricoles. Notre projet à nous, c’était de travailler sur l’agriculture paysanne et l’alimentation avec les élus et la société civile », explique M. Molimos.

Ainsi, outre un collège majoritaire constitué de paysans, le conseil d’administration compte des représentants d’associations environnementales, de défenseurs des consommateurs ou d’agriculteurs retraités…

« La graine a germé parce que le monde paysan a rencontré la société civile », résume Iker Elosegi, coordinateur d’EHLG. Une façon de reprendre prise sur un lieu de vie qui n’est donc plus seulement une réserve de ressources : « On veut des villages vivants, des paysages qui nous plaisent, manger des produits de qualité ! ».

Résultat : EHLG, qui fête cette année ses vingt ans, est devenu incontournable dans le territoire. « Les collectivités nous sollicitent pour des diagnostics. Nous sommes consultés lorsque la Communauté d’Agglomération du Pays basque s’interroge sur l’avenir de l’agriculture. Nous avons gagné la confiance des élus, des paysans et le soutien de la société civile », se réjouit M. Elosegi. Une reconnaissance qui se traduit aussi par un soutien concret aux paysans : « Avec 3 800 fermes dans le Pays basque, plus de 2 000 paysans sont passés par notre structure pour des conseils, des formations et du soutien ».

Le Syndicat de la montagne limousine

Dans un territoire à l’écart des villes et même du périurbain, entre une heure et une heure et demie de Limoges, au pied du Massif central, des militants ont créé le Syndicat de la montagne limousine (SML). Association de gens issus d’horizons divers (développement local, écologie sociale et solidaire, milieux autonomes), le projet se veut une réponse par les habitants à leurs besoins : crèches, centres de loisirs… « On crée des trucs parce qu’on veut essayer de faire en sorte que ce territoire soit préservé des mauvaises décisions politiques, de lutter pour des services publics, contre un projet de grosse industrie entraînant la fermeture de petits artisans », explique Mélanie (1), habitante impliquée sur le plateau de Millevaches.

Si la culture de cette grosse machine bénévole porte à concevoir les projets de façon autonome, le SML connaît bien les élus, dont certains ont même contribué à le créer et adhèrent à la vision en six points, élaborée dans un contexte d’élections municipales en 2014 (2). Et la vigueur des habitants, impliqués dans diverses associations, rend le maillage social plus étroit. On peut ainsi lire sur leur site :

« Nous ne voulons plus être les éternels spectateurs et spectatrices d’un monde qui n’en finit pas de s’effondrer. Aucun gouvernement n’apportera plus de solution. Il est temps de porter nos espoirs et nos forces ailleurs. La Montagne limousine, où nous vivons, est l’échelle adéquate pour nous saisir d’un certain nombre de problèmes essentiels qui sans cela font naître en nous un grand sentiment d’impuissance. »

Les contraintes du territoire sont renversées en atouts : circuits courts, achats directs auprès des producteurs (alimentation, bois…)… « On ne dépend pas ici des grandes routes. Et il y a très peu de salariés pour des grosses boîtes, ou alors en télétravail. La majorité des gens d’ici ont un travail en rapport avec le territoire : ils produisent la nourriture, s’occupent des forêts, font de la bière ; ou bien ce sont des pharmaciens, des médecins, etc. L’objectif est de ne pas dépendre des villes. Et nous n’avons pas envie de nous faire dépouiller de nos ressources pour les villes », défend Mélanie.

À cela s’ajoute une démarche d’accueil de migrants, dans cette terre historiquement marquée par l’émigration de travail : « Deux centres d’accueil de demandeurs d’asile ont été installés. Les habitants se sont intéressés à leur sort. Après que la demande d’asile a été refusée, ils sont dans la galère. Trois associations s’emploient à éviter qu’ils ne se retrouvent pas à la rue ».

Ces trois initiatives, très différentes, sont loin d’être les seules à travers la France. Il faut aussi citer, entre autres :

  • La Coopération intégrale du Haut-Berry, projet anarchiste qui se présente comme « un sujet politique, un tissu social, des personnes, des pratiques, des lieux et des espaces-temps. La CIHB tente de marcher sur ses deux jambes : résister d’un côté, expérimenter de l’autre. [C’est-à-dire] construire des rapports de coopération & défaire les rapports marchands ; conquérir la propriété d’usage et sortir de la propriété privée ; tisser des solidarités et se fédérer à toutes les échelles territoriales ».
  • La petite municipalité alsacienne d’Ungersheim, expérience d’autonomisation énergétique et alimentaire (entre autres) bien documentée par Marie-Monique Robin et dont les réussites (en particulier après que la guerre en Ukraine a vu augmenter le prix de l’énergie… tandis qu’Ungersheim, autonome en la matière, n’en a aucunement souffert) inspirent désormais les communes voisines de l’agglomération de Mulhouse.
  • L’Institut de Tramayes, en Saône-et-Loire, qui « forme des jeunes à penser, œuvrer et entreprendre au service de la ruralité et du monde ». Ce projet d’éducation populaire, destiné à des jeunes qui cherchent à s’insérer différemment dans la vie sociale et professionnelle, parfois sortis des cycles scolaires dès le lycée, propose des formations à l’artisanat, à la paysannerie, etc., en se familiarisant avec des enjeux sociaux et écologiques et avec l’organisation d’une activité économique.

Une liste loin d’être exhaustive, qui confirme l’intuition du géographe anarchiste et fondateur du Mouvement post-urbain, Guillaume Faburel, selon qui « ce sont les ruralités qui ont les clés des problématiques » en matière d’environnement, de société et d’économie aujourd’hui. Autant d’efforts de reconquête de la souveraineté qui soulèvent la question de la « bonne échelle » de territoire pour la démocratie et contredisent l’hégémonie de la pensée métropolitaine. « C’est la question du village qui est reposée », estime le géographe. « Il faut renverser la perspective de subordination des campagnes aux métropoles ».

Face à la catastrophe écologique, les décisionnaires politiques, métropolitains, sont-ils seulement capables de le comprendre ?

Notes

(1)  Un faux prénom, l’interlocutrice ayant préféré rester anonyme.

(2) En 2014, la perspective des élections municipales amène des habitantes et habitants à rédiger des « propositions pour une plateforme de la Montagne limousine », texte quasi programmatique pour dire ce qu’ils souhaitent pour la Montagne autour de six propositions : « 1. relocaliser l’usage des ressources du territoire : l’eau, l’énergie, la forêt, l’alimentation ; 2. permettre l’accès à la terre et au logement pour toutes et tous ; 3. défendre les infrastructures existantes, se doter des moyens et des services dont ce territoire a besoin ; 4. s’organiser, face aux violences du système, de l’économie et à l’arbitraire administratif : se défendre ; 5. mettre en place un droit d’asile local : il n’y aura pas d’expulsion sur la montagne limousine ; 6. mettre un terme, à notre échelle, à la destruction du vivant, des sols et des milieux de vie humains et non humains ».

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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