Au Laos, l’archipel des 4 000 îles à l’heure de la conquête économique chinoise
La zone économique spéciale de Siphandone, sur le Mékong, a été confiée pour 99 ans à des investisseurs chinois, lesquels nourrissent de folles ambitions qu’ils peinent à réaliser, avec des chantiers à l’arrêt.
LETTRE DU LAOS
C’est un bout de campagne désolé du sud du Laos, non loin des chutes de Khone, des cataractes rugissantes qui barrent le Mékong sur plusieurs dizaines de kilomètres juste avant la frontière avec le Cambodge. Deux grues immobiles surplombent une vaste rotonde de béton ceinturée d’échafaudages. La structure, de 100 mètres de diamètre, de trois ou quatre étages, est visiblement trop avancée pour être abandonnée, mais l’absence d’ouvriers – et même de gardien – et les images promotionnelles sur les palissades qui commencent à pâlir signalent un coup de frein à cet improbable chantier.
Ces images, justement, témoignent de la vision d’une ville futuriste à cheval sur deux bras du Mékong : une constellation de marinas, de parcs d’entreprises et de sites de loisirs, que dominent deux tours jumelles en forme de khène, l’orgue à bouche traditionnel laotien. Le bâtiment circulaire à moitié construit ? L’un des deux futurs hôtels de treize étages censés évoquer un panier de riz gluant.
Voici la zone économique spéciale de Siphandone, soit 100 kilomètres carrés de territoire dont le développement a été confié en 2018, pour 99 ans, à des investisseurs chinois basés à Hongkong. L’objectif est de faire de cette étonnante section du Mékong, connue pour son archipel fluvial des 4 000 îles (si phan done en lao), un « pôle touristique et des industries numériques » alimenté par l’électricité bon marché qu’un barrage construit sur l’un des bras du fleuve par le géant chinois Synohydro produit depuis 2020.
« Au début, c’était bien »
Ce conte de fées, Buolok, une Laotienne énergique d’une quarantaine d’années, qui ne donne que son prénom, y a cru. Quand le projet est relancé après la pandémie de Covid-19 et qu’officiels laotiens et patrons chinois inaugurent le chantier, début 2024, sa petite entreprise familiale est retenue pour construire le lotissement destiné aux paysans déplacés. Elle a déménagé de Vientiane et emploie alors une cinquantaine d’ouvriers. « Au début, c’était bien, il y avait de l’argent. Et puis ça a ralenti. Il a fallu se battre pour être payé », dit-elle, dépitée. Tout s’est arrêté fin 2024. En attendant des jours meilleurs, elle a acquis un terrain agricole et ouvert une buvette. Aucun des paysans n’a bougé.
Ainsi vont les projets des investisseurs chinois : habitués à opérer sur un marché gigantesque, dont ils voient les petits pays voisins de la Chine comme une future extension, ils nourrissent de folles ambitions qu’ils peinent à réaliser. « Si la zone économique n’avance pas, ils risquent de perdre la concession », glisse un Laotien informé.
Lire aussi Le Laos en voie de satellisation chinoise
Mais il est encore trop tôt pour crier au fiasco : la Sithandone Joint Development (STD), la société concessionnaire de la zone économique, s’emploie à montrer des résultats. En 2021, elle a offert aux autorités locales une route circulaire à 12 millions de dollars (10,2 millions d’euros) sur l’île de Khong, la seule de l’archipel reliée par un pont au continent – l’ancienne était truffée d’ornières. Puis est venu un vaste parc d’aquaculture, consacré à l’élevage du poisson-chat du Mékong. Et c’est la STD qui gère désormais les deux sites payants donnant accès aux cascades – lors de notre passage aux chutes de Khone, un employé chinois tenait même la caisse. Enfin, en attendant les hôtels futuristes en forme de panier de riz gluant promis, le Mon Mon Boutique Hotel, premier établissement d’envergure dans les environs, aligne un golf, une centaine de chambres et de villas de luxe et, en bord de fleuve, deux piscines olympiques.
Ye Rongzu, un jeune Chinois qui officie comme vice-président de la STD, a mené au Laos, en 2024, plusieurs délégations de concitoyens invités à participer au projet. Le 12 décembre 2024, on le retrouve à Hangzhou (Chine), où il vante encore les « opportunités sans précédent » offertes par la zone économique de Siphandone lors d’un séminaire consacré au Laos et aux « nouvelles routes de la soie », la grande initiative chinoise de projection économique mondiale. C’est par de tels projets que Pékin consolide son expansion commerciale et stratégique, les deux allant de pair.
Vestiges de l’aventure coloniale française
Il y a plus d’un siècle, l’archipel fluvial des 4 000 îles fut un enjeu majeur de l’aventure coloniale française en Indochine. La France voyait alors dans le Mékong une future voie commerciale et militaire vers la Chine pour y concurrencer les Britanniques installés à Hongkong. De 1866 à 1868, les officiers de marine Francis Garnier et Ernest Doudart de Lagrée, lancés dans la fameuse exploration du Mékong, estiment que les chutes de Khone constituent une barrière à la navigation. Pendant les vingt à trente années qui suivent, des militaires, mais aussi toutes sortes d’aventuriers et d’entrepreneurs vont pourtant s’échiner à chercher un passage ou un moyen de franchir les innombrables cascades entre les îles. En vain.
Lire l’enquête (2022) : « Nouvelles routes de la soie » : comment le chantier du siècle de la Chine s’est enlisé
Entre-temps, la France s’est emparée du reste du Vietnam, du Cambodge, puis du Laos en 1893, après avoir contraint le Siam à se retirer de la rive droite du Mékong. Pour s’y maintenir, les Français doivent être capables d’installer leurs canonnières en amont des chutes de Khone. Comment ? Deux navires à fond plat sont construits à Saïgon, et le lieutenant de marine Georges Simon reçoit la mission de les transborder sur des rails de part et d’autre des cataractes.
Au terme d’efforts épiques (accidents, tracés abandonnés, pluies de mousson…), les deux canonnières sont mises à flot en novembre 1893 sur la partie haute du fleuve. Dans les années qui suivent, une ligne ferroviaire de 7 kilomètres, pour le fret et les passagers, entre en service à travers les îles de Khone et de Det, mais elle ne sera jamais réellement rentable. Aujourd’hui, il en subsiste des vestiges : le pont entre les deux îles, toujours utilisé, deux locomotives rouillées, une ancienne villa d’officiers transformée en maison d’hôte. Un siècle après les illusions coloniales françaises, c’est à la Chine de tenter de plier à ses ambitions un fleuve rétif aux grands desseins.