Décentralisation : les agences régionales de santé résistent au populisme de Lecornu
21 décembre 2025 | https://info.mediapart.fr/optiext/optiextension.dll?ID=L5DoP7fKyZW7VnvM1CES_a9z_KAV_kXrzV3QK3Xm8W1DtNIA5avKExlS-lWjQkFRhC_m18hqxhlHvfGlNc4
Par Caroline Coq-Chodorge et Jérôme Hourdeaux
Le premier ministre veut démanteler les agences régionales de santé, en confiant certaines de leurs missions aux départements et aux préfets. En prônant cette simplification à marche forcée, il se met ainsi dans la roue du RN, qui réclame leur suppression. Les réactions en défense sont nombreuses.
Par la faute de la crise agricole, le grand geste décentralisateur du premier ministre, Sébastien Lecornu, attendra. Le mercredi 17 décembre devait être le jour de la présentation, en conseil des ministres, d’un projet de loi censé donner plus de compétences et de moyens aux maires et aux départements.
Mi-novembre, l’ancien président du conseil général de l’Eure (2015-2017 et 2021-2022) avait déjà exposé son projet aux Assises des départements. Le projet du premier ministre est clair, il souhaite voir reculer l’État, et en premier lieu les agences régionales de santé (ARS), actuellement sous la tutelle du ministère de la santé. Aux départements, mais aussi aux préfets et préfètes, il veut confier, en vrac : la planification et l’organisation des soins de proximité, la gestion du bâti des hôpitaux, la responsabilité du maintien à domicile des personnes en perte d’autonomie, etc.
Si le projet de loi est en pause,« vraisemblablement, cela se fera quand même »,estime Olivier Miffred, secrétaire général du Syndicat national des affaires sanitaires et sociales CGT. « La mise en œuvre sera longue,précise cependant le syndicaliste, parce qu’il faut détricoter en partie la loi “hôpital, patients, santé, territoires”, qui a créé les ARS. La précipitation, ce n’est pas une bonne chose. J’espère qu’ils ont gardé en tête la mise en place des ARS en 2010, qui fut une catastrophe parce que rien n’avait été préparé correctement. »
En prime, le contexte ne paraît pas idéal : la France n’a toujours pas de budget, la présidentielle approche et le gouvernement joue les équilibristes avec le Parlement. Mais le chef de l’exécutif s’accroche, selon plusieurs sources, à son projet de réforme institutionnelle malgré l’hostilité grandissante des acteurs sur le sujet. Il voudrait « passer en force », il est « têtu », disent les uns et les autres.

ARS Île-de-France, en janvier 2021. © Photo Nicolas Messyasz / Sipa
Un temps très décriées, les ARS ont effet trouvé de plus en plus de monde pour les défendre face à l’offensive de Sébastien Lecornu. « C’est surprenant, car cela tranche avec une image publique des ARS assez négative, analyse Patrick Hassenteufel, professeur de science politique à l’université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, et spécialiste de l’administration de la santé. Cela prouve qu’elles ont su gagner la confiance de leurs partenaires. Et dans l’instabilité politique actuelle, ces agencesreprésentent une forme de stabilité. » En trois ans, la France a en effet connu huit ministres de la santé successifs.
Pour le syndicat CFDT des directeurs d’hôpitaux, l’impopularité de ces agences – perçues souvent comme incapables de lutter contre les déserts médicaux, ou coupables de fermer des maternités – est d’abord « un échec de la politique nationale de santé ». Leur fermeture est donc « une fausse bonne idée », préviennent les directeurs et directrices syndiqué·es dans un communiqué.
ARS ou départements : qui est le plus impopulaire ?
Les agences régionales de santé ont par exemple été très critiquées pour leur gestion de la pandémie de covid-19. Là encore, elles ont servi de bouc émissaire, selon Marie-Sophie Desaulle, ancienne directrice générale de l’ARS Pays de la Loire, aujourd’hui présidente de la Fédération des établissements hospitaliers et d’aide à la personne privés solidaires (Fehap). « Heureusement que les ARS étaient là pour tenir l’organisation » dans le chaos sanitaire dû à l’impréparation de l’État face au risque d’une pandémie, souligne-t-elle.
Un directeur d’ARS, joint par Mediapart, explique qu’il « s’attendait au soutien des fédérations hospitalières, des associations médicosociales, du grand âge ou du handicap ». En revanche, il est « scotché par les communiqués de soutien de maires », par exemple ceux d’Île-de-France (lire leur communiqué ici), ou des communes populaires.
Il y a aussi des silences qui en disent long : celui des syndicats des agents hospitaliers, mais aussi des médecins libéraux. « Ils étaient au départ très hostiles aux ARS, raconte Patrick Hassenteufel, puis ils s’en sont accommodés. Elles ne sont plus l’ennemi. »
Certains professionnel·les de santé, de la ville et de l’hôpital, de sociétés savantes, aux côtés de représentant·es des patient·es, leur ont même apporté un soutien appuyé dans cette lettre ouverte parue dans L’Humanité : « En affaiblissant ou en supprimant les agences régionales de santé, autrement dit la capacité de l’État à organiser une offre de soins cohérente et à lutter contre les inégalités, vous touchez un pilier de notre solidarité nationale. »
À l’inverse, les départements sont assez mal considérés dans l’exercice de leurs missions sociales. « En off, des directeurs dans les départements admettent avoir déjà du mal à gérer l’aide sociale à l’enfance ou la protection médicale infantile, confie encore le directeur d’ARS cité plus haut. Et dans le monde médicosocial, il y a même parfois une détestation pour les départements. » Les accusations de maltraitance institutionnelle, sur les bénéficiaires du RSA ou vis-à-vis des personnes handicapées, sont en effet fréquentes.
Bien sûr, cet état des lieux présenté comme catastrophique n’est pas généralisé. Les départements ont des situations financières diverses et contraintes, certains sont plus ou moins soucieux de la solidarité que d’autres, et les politiques évoluent au gré des alternances politiques. Et c’est bien là le nœud du problème.
Des ARS pensées pour se confronter aux élus locaux
« Les élus locaux sont parfois mécontents des agences régionales de santé, parce qu’ils ont le sentiment d’être peu entendus. Mais c’était le but à la création des ARS, rappelle l’ancienne directrice générale Marie-Sophie Desaulle. Elles sont chargées par l’État de déployer une politique aussi équitable que possible sur l’ensemble du territoire. Parfois, il faut dire à un élu départemental que l’Ehpad de trente places doit évoluer, voire fermer, parce qu’il ne peut plus assurer une présence infirmière vingt-quatre heures sur vingt-quatre. »
Les ARS, qui ont le dos large, affrontent d’ailleurs souvent l’ire générale quand « il faut fermer un petit service d’urgences la nuit, qui mobilise deux équipes de médecins pour un passage dans la nuit,quand les urgentistes ne sont pas assez nombreux ».
« Peut-on imaginer une compétition entre les départements pour attirer des médecins ? La situation actuelle crée bien sûr des frustrations, mais cela permet de garantir que l’offre de soins est à peu près équitable », renchérit Agnès Buzyn.
L’ancienne ministre de la santé, très engagée dans la défense des ARS, est à l’origine d’une tribune dans Le Monde signée par onze anciens ministres de la santé qui donnent « l’alerte », de l’ex-socialiste Claude Évin, au macroniste Olivier Véran : « Nous avons piloté le réseau des ARS et une conviction nous anime : la santé est un sujet régalien, qui appelle une mobilisation collective face aux multiples défis auxquels nous sommes confrontés. Seul l’État peut être le garant des coalitions d’acteurs nécessaires à son efficacité », écrivent-ils.
La Société française de santé publique a mobilisé très largement les associations militantes du handicap, des addictions, de la santé mentale, ou de la lutte contre le VIH, pour réaffirmer dans un communiqué commun que « les ARS incarnent une vision de la santé fondée sur la solidarité et l’équité territoriale. Elles veillent à ce que les régions les plus fragiles, les territoires ruraux ou ultramarins, ne soient pas laissés-pour-compte ».Ces organisations appellent même à une consolidation de « l’indépendance des ARS vis-à-vis des injonctions politiques conjoncturelles ».
Il faut résister aux discours sur le “bon sens”, censés résoudre les problèmes facilement.
Thomas Sannié, représentant de patients
Le péril ferait-il oublier les critiques, valables, adressées aux ARS, ces administrations jugées trop lourdes, trop lentes dans leur fonctionnement, et surtout éloignées du terrain ? « Ces lourdeurs sont aussi liées à la réforme des régions, devenues plus grandes, explique le professeur de science politique Patrick Hassenteufel. Et les ARS ont en partie répondu en renforçant leurs délégations territoriales, qui sont à la taille des départements. Ces délégations accompagnent les professionnels de santé localement, notamment au sein des communautés professionnelles territoriales de santé », des organisations qui regroupent les acteurs de la santé au niveau des bassins de vie.
Mais leur utilité est aussi questionnée au regard de leur coût. Agnès Buzyn balaie l’argument : « Il y a 8 000 agents dans les ARS, contre 1,2 million d’agents, rien que dans la fonction publique hospitalière. » « Leur coût est dérisoire, renchérit Marie-Sophie Desaulle. Et il ne faut pas laisserpenser qu’en supprimant les ARS on supprimeraleurs missions. Elles seront assurées par d’autres. »
Et il faudra bien allouer de nouvelles ressources aux départements pour leur permettre de prendre la suite : « Le premier ministre a parlé de l’allocation aux départements d’une partie de la CSG, un impôt universel, prélevé par l’État,explique Patrick Hassenteufel. Cela signifie que les départements n’auront pas la maîtrise de leurs nouvelles recettes. »
Une dérive populiste et sécuritaire ?
Le premier ministre souhaite également que les ARS partagent certaines missions avec les départements, mais aussi les préfets et préfètes, sans plus de précisions. Là encore, ce serait un recul, aux yeux de Thomas Sannié, président de France Assos Santé – la fédération des associations de patient·es en Île-de-France. « L’organisation des soins, la santé publique, l’accompagnement des personnes malades, âgées, handicapées, vulnérables, sont des sujets complexes, qui exigent une expertise autonome. Il faut résister aux discours sur le “bon sens”, censé résoudre les problèmes facilement. »
Est-il pertinent de transférer des enjeux de santé aux préfets et préfètes, sous la tutelle du ministère de l’intérieur, s’interroge encore le représentant associatif : « Peuvent-ils en même temps prendre des décisions sécuritaires et des décisions de santé publique, par exemple sur l’accès aux soins des migrants ? »
Une première réforme, lancée durant l’été et entrée en vigueur à la rentrée 2025, a déjà réduit une partie de l’indépendance des ARS dans le cadre d’une vaste réforme de l’organisation territoriale de l’État renforçant les pouvoirs et l’autorité des préfets et préfètes sur l’ensemble des services déconcentrés. Ils et elles participent ainsi désormais à l’évaluation annuelle des chef·fes de service et des responsables d’établissements publics, déterminante pour le calcul de la part variable de leur salaire, y compris des directrices et directeurs généraux des ARS. Les préfets et préfètes sont également désormais consulté·es pour la mise en place de la carte d’organisation des soins.
La réforme voulue par Sébastien Lecornurenforcerait encore cette emprise préfectorale. « La réforme de cet été a fait du préfet “le grand patron” de tous les services du département,explique le syndicaliste Olivier Miffred. Et ce sera encore plus facile à partir du moment où on transformera les ARS en directions départementales. » À lire aussiLa prise de pouvoir des préfets sur l’action territoriale de l’État
Ce qui n’est pas sans susciter des inquiétudes très concrètes, car les ARS ont des missions comme le suivi des injonctions de soins ou les hospitalisations sous contrainte, elles gèrent plusieurs fichiers relativement sensibles. « On sait que depuis longtemps, certains préfets veulent mettre la main dessus pour en faire un outil préventif, indique Olivier Miffred. Désormais, les préfets vont pouvoir regarder ces missions d’un peu plus près. Par le passé, ils ont déjà demandé à des ARS d’aller pointer dans certaines structures les sans-papiers pour ensuite pouvoir assurer les reconduites à la frontière. »
En proposant d’éclater et de politiser les missions des ARS, le premier ministre reprend aussi une antienne du Rassemblement national, qui réclame de longue date leur suppression pure et simple. « Ce parti porte une vision haineuse de l’État impartial, tance le représentant des patient·es Thomas Sannié. Ces gens-là ont une méconnaissance des enjeux de l’État, ils sontinadaptés à l’action publique. »
Patrick Hassenteufel souligne que le RN n’est désormais plus le seul à « crier haro sur lesagences – les ARS, mais aussi la Haute Autorité de santé ou Santé publique France. Les Républicains ou le centre-droit reprennent aujourd’hui ce discours ». Aux yeux de Thomas Sannié, le discours est simpliste et populiste : « Pour décider, inutile de s’embarrasser de l’expertise, de la complexité ! »
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