Libre-échange à tout prix : l’Union européenne persiste et signe dans le dogme
L’Union européenne poursuit sa trajectoire commerciale fondée sur le libre-échange : en septembre, elle a signé un accord avec l’Indonésie et continue de dérouler son calendrier de négociations. Tout cela se fait sans véritable débat au sein des nations, si ce n’est de manière très indirecte, par l’intermédiaire du Parlement européen. Depuis près de vingt ans, l’Union européenne réaffirme sa foi dans le libre-échange : plus de quarante accords ont été ratifiés, la plupart restant méconnus des populations, alors même qu’ils les exposent à de nouvelles concurrences extérieures. Alors que l’Union poursuit ce programme, quel bilan peut-on tirer de cette politique commerciale ? Ne révèle-t-elle pas la nécessité de changer de cap, tant l’Union européenne apparaît souvent comme « l’idiot utile » de la mondialisation, incapable de faire entendre une voix cohérente ?
publié le 16/12/2025 https://elucid.media/economie/libre-echange-a-tout-prix-l-union-europeenne-persiste-et-signe-dans-le-dogme-frederic-farah
Par Frédéric Farah
Dans une indifférence quasi générale, l’Union européenne a signé en septembre 2025 un accord de libre-échange avec l’Indonésie. Comme il relève de la compétence exclusive de l’Union, il appartiendra au Parlement européen de se prononcer. L’Indonésie ne représente que 0,4 % des exportations européennes, mais elle revêt un intérêt stratégique évident : garantir à l’Union un approvisionnement en nickel et en cobalt, minerais essentiels dans un contexte géopolitique troublé.
L’Union européenne s’est d’ailleurs félicitée de cet accord, affichant sa volonté de persister dans le multilatéralisme tout en assumant son intérêt pour des matières premières clés. L’accord prévoit un gain estimé à 600 millions d’euros pour les exportations européennes — dans les secteurs de l’automobile, des produits chimiques, agricoles, du vin, des biscuits ou du chocolat —, un montant qui reste modeste rapporté aux vingt-sept États membres. Cet accord, pourtant, a nécessité plus de six ans de négociations, tant certains dossiers ont été âpres, notamment celui de l’huile de palme, véritable pierre d’achoppement, qui a exigé un avenant spécifique.
L’Indonésie représente plus de 50 % de la production mondiale d’huile de palme, pilier de son économie et source de millions d’emplois. L’Union européenne, de son côté, a adopté en 2023 un règlement interdisant l’importation de produits liés à la déforestation (huile de palme, cacao, café). Ces importations doivent être traçables et durables, ce qui représente un coût pour certains producteurs indonésiens. L’exonération de droits de douane à hauteur de 80 %, y compris pour l’huile de palme, n’empêche pas la mise en place d’un dialogue permanent sur la durabilité et le respect des règles européennes.
Cet accord suscite néanmoins des interrogations. Lorsqu’on prend en compte la situation des Papous en Indonésie, l’inquiétude est légitime. Pour atteindre son autosuffisance agricole et énergétique, le gouvernement indonésien prévoit de transformer deux millions d’hectares de forêts et de terres coutumières papoues en plantations et infrastructures énergétiques (riz, canne à sucre, bioénergies). Ce projet se déploie dans l’opacité, accompagné de répression contre ses opposants. Les droits des Papous sont ignorés : c’est une tragédie humaine et écologique en cours, sans que cela ne semble émouvoir l’Union européenne, qui fait fi des enjeux politiques et démocratiques de la question.
L’Union européenne persiste ainsi dans sa stratégie de promotion du libre-échange, engagée depuis près de vingt ans. Les attaques du président Trump et la reddition symbolique que constitua son accord avec Washington n’ont pas infléchi une politique aussi dogmatique que mal inspirée.
La promotion du libre-échange, ou le dogme commercial européen
En 2006, l’Union européenne a défini sa stratégie commerciale, contribuant de ce fait à orienter les politiques économiques de ses États membres. À partir de cette date, elle a réaffirmé avec force sa croyance dans le libre-échange, alors même que le cycle de Doha, entamé sous l’égide de l’Organisation mondiale du commerce, s’enlisait.
Il suffit de réécouter les déclarations de l’ancienne commissaire au commerce, Cecilia Malmström, qui rappelait en 2015, lors d’une intervention dans une fondation libérale américaine, la nécessité d’élargir l’ouverture des marchés. Son discours, convenu, plaidait pour une régulation minimale afin d’assurer les bienfaits de cette ouverture. Dix ans plus tard, force est de constater que l’Union européenne peine à renouveler son discours et à réorienter sa stratégie.
Une stratégie pro libre-échange articulée à des politiques de compétitivité
Cette stratégie s’inscrit dans une logique régionale : il s’agit de conclure des accords non seulement avec des États, mais aussi avec d’autres ensembles régionaux. Le libre-échange mis en œuvre diffère cependant du modèle théorique enseigné dans les manuels d’économie : il ne s’agit plus seulement de réduire les droits de douane, mais aussi d’ouvrir les marchés publics et d’harmoniser les normes. Les normes techniques (par exemple, la couleur des phares automobiles ou la longueur des ceintures de sécurité), sanitaires (usage d’antibiotiques dans l’élevage) ou phytosanitaires (pesticides, intrants agricoles) sont désormais au cœur de ces accords.
On se souvient des débats autour des OGM ou des saumons d’élevage canadiens. À cela s’ajoute la question sensible de l’ouverture des marchés publics : le Japon, par exemple, avait exprimé ses réticences à ouvrir son marché ferroviaire lors de ses négociations avec l’Union. Ces accords dits de « seconde génération » — ou « derrière la frontière » — sont hybrides, mêlant commerce et investissement, et s’étendent sur des milliers de pages. Leur complexité rend leur contrôle et l’évaluation de leurs effets particulièrement difficiles.
À ce jour, plus de quarante accords ont été signés (avec le Japon, la Corée du Sud, Singapour, la Nouvelle-Zélande, le Vietnam, etc.). L’Union négocie avec l’Inde, l’Australie, le Mercosur, et envisage d’autres accords avec la Malaisie, le Maroc, la Tunisie, l’Égypte, voire une reprise partielle des discussions avec les États-Unis.
Des effets économiques modestes et mal mesurés
À l’approche du vingtième anniversaire de cette stratégie, dont les éléments constitutifs ont été précisés au fil du temps, il est nécessaire d’en dresser le bilan. Les études d’impact commandées par la Commission européenne sont souvent nuancées, voire contredites, par d’autres institutions, comme le Sénat français. Celui-ci relevait dès 2016 que les modèles économiques utilisés négligent les effets distributifs, postulant le plein emploi et la pleine utilisation des ressources, et qu’ils ne mesurent pas l’impact des accords sur le chômage réel :
« Les modèles d’équilibre général calculable postulent le plein emploi et la pleine utilisation des facteurs de production. Dans ces conditions, ils ne sont pas capables de mesurer l’impact d’un ALE sur le niveau de chômage mais juste de prédire un changement dans la demande de travail résultant d’une offre de travail supérieur (en raison de l’augmentation de la production découlant de la hausse des exportations). »
Les effets sur la croissance apparaissent modestes, voire dérisoires. Le traité avec la Corée du Sud, par exemple, fut célébré en 2011 par la Commission européenne, mais le Sénat français a souligné qu’il était difficile d’en attribuer les effets aux seules dispositions de l’accord, les échanges étant déjà dynamiques avant sa signature :
« On peut l’observer, le rééquilibrage des flux n’a pas commencé en 2012, mais s’inscrit dans un mouvement de moyen terme. Par ailleurs, il est intéressant de rapprocher l’évolution des flux commerciaux euro-coréens avec la croissance économique des deux entités : d’un côté l’augmentation régulière des exportations européennes vers la Corée du Sud apparaît corrélée à la croissance très enviable retrouvée par ce pays après la crise de 2009 (6,3 % en 2010 ; 3,7 % en 2011 ; 2 % en 2012) ; de l’autre, l’évolution moins favorable et plus erratique des exportations coréennes vers l’Union correspond à des performances médiocres de celle-ci sur le plan de la croissance globale (après une récession de 4,5 % en 2009, une croissance de 2 % en 2010, 1,7 % en 2011 et une nouvelle récession de 0,4 % en 2012). Tout autant voire plus que l’accord de libre-échange, l’écart de conjoncture entre les deux entités est vraisemblablement un facteur essentiel du rééquilibrage de leur solde bilatéral global. »
De même, les études sur le CETA (accord avec le Canada) réalisées par l’Institut Veblen ou le Sénat ont montré que la part des emplois liés aux exportations vers le Canada est restée globalement stable : « Les données d’Eurostat montrent en réalité que la part des emplois liés aux exportations vers le Canada parmi l’ensemble des emplois de l’Union Européenne est globalement stable et n’évolue que très peu depuis la mise en place du CETA».
Prenant tardivement conscience de sa naïveté face aux investissements directs réalisés sur son territoire, l’Union européenne n’a instauré un contrôle renforcé des investissements entrants qu’à partir de 2020. Dans un rapport du CAE consacré à la politique commerciale européenne, les auteurs soulignent que, si l’Union européenne excelle dans la négociation et la signature d’accords commerciaux, elle éprouve en revanche de grandes difficultés à en contrôler l’application et à assurer le suivi des produits entrant sur son territoire : « L’Union européenne sait négocier et signer des accords commerciaux, mais elle ne sait pas les faire respecter ni en assurer le suivi ».
Jean Pisani-Ferry, pourtant fervent défenseur du libre-échange, a reconnu récemment les erreurs et angles morts des économistes européens aveuglés par des orientations idéologiques dogmatiques. Il reconnaît une tendance à occulter les effets inégalitaires de l’ouverture et à ignorer le fait que le marché allait produire beaucoup plus de perdants que de gagnants.
« Les économistes en portent une partie de la responsabilité : des années durant ils ont raisonné sur des agrégats et négligé de s’intéresser aux effets distributifs des orientations qu’ils préconisaient, au prétexte que les gains d’efficience ainsi dégagés permettraient de compenser les perdants. C’est cependant une approximation coupable. Ce qu’il faut, c’est apprécier, politique par politique, quels sont les perdants et déterminer concrètement par quels outils, fiscaux, budgétaires, ou industriels, les gains leur seront transférés des premiers aux seconds. Qu’il s’agisse d’ouverture économique, de réformes européennes ou de transition écologique, la question de l’équité doit être centrale. »
Cet aveu rejoint les avertissements précoces d’auteurs comme Pierre-Noël Giraud, qui annonçait dès 1996 « l’accroissement des inégalités et le laminage des classes moyennes » avec la mondialisation.
Le lien entre libre-échange, réformes structurelles et compétitivité
La promotion du libre-échange ne peut être dissociée des politiques internes de compétitivité et de réformes structurelles. L’Union européenne a choisi de privilégier la croissance par les exportations plutôt que par la demande intérieure. La compétitivité devient alors l’axe central des politiques nationales : le travail est perçu comme un coût à réduire, la protection sociale comme un frein à la performance, et la fiscalité du capital comme un levier d’attractivité. Comme l’a résumé le politiste Benjamin Brice :
« À l’intérieur, l’Union européenne organise une concurrence très dure entre pays membres, avec peu de moyens pour lutter contre le dumping social et fiscal. À l’extérieur, elle est trop divisée pour parler d’une seule voix, trop dépendante pour aller au bout de ses convictions, et trop faible pour se passer de la protection des États-Unis. »
Les accords de libre-échange fonctionnent ainsi comme une contrainte extérieure imposant une discipline accrue aux économies nationales. Un traité de libre-échange agit comme un « choc exogène », pour reprendre la terminologie des économistes : il ouvre soudainement à la concurrence des secteurs qui en étaient jusque-là protégés. Cette nouvelle ouverture impose dès lors une vigilance accrue sur les coûts, en particulier sur ceux du travail. De plus, dans un contexte de compétition pour attirer les investissements étrangers, les travailleurs sont incités à modérer leurs revendications, qu’il s’agisse d’augmentations de salaires ou de l’élargissement de leurs droits sociaux.
Les travailleurs européens se trouvent ainsi soumis à une double concurrence : à la fois externe et interne au marché unique. Cette mise en compétition de la main-d’œuvre européenne, sous ces deux formes, exerce un effet déflationniste certain, tant la modération salariale en devient le mot d’ordre.
Les secteurs exposés à la concurrence internationale doivent redoubler d’ingéniosité pour accroître une productivité dont les progrès demeurent parfois insuffisants. Quant aux secteurs protégés, ils sont également contraints de maîtriser leurs coûts afin de ne pas peser sur ceux qui affrontent directement la compétition mondiale.
L’ouverture à la concurrence, loin de favoriser la convergence des revenus, engendre des inégalités croissantes entre les travailleurs européens, mais aussi entre ceux des autres nations impliquées dans ce type d’accord.
Les travaux de Dorn, Hanson et Autor sur le « choc chinois » (2013), ainsi que leurs approfondissements jusqu’à l’été 2025, ont démontré combien une ouverture mal maîtrisée des économies, et les chocs qu’elle impose au marché du travail – américain comme européen – ont fragilisé la main-d’œuvre et contribué à la compression salariale.
Près de vingt ans après le lancement de cette stratégie, le bilan interroge. Le fondement théorique qui la sous-tend apparaît fragile et peine à être confirmé par les faits. Les gains obtenus jusqu’ici demeurent modestes, et les études évaluant les effets de tels accords restent incomplètes, tant les incertitudes demeurent nombreuses.
Pourtant, l’Union européenne ne dévie pas de sa trajectoire. Elle refuse de reconnaître les signaux d’alerte et persiste à considérer ses choix comme bénéfiques au plus grand nombre. Le dernier accord conclu avec l’Indonésie illustre d’ailleurs la fragilité des compromis obtenus. Qui peut, en effet, garantir la traçabilité de l’huile de palme, pourtant si controversée ? Plus grave encore, la dimension démocratique semble reléguée au second plan : la souffrance des populations autochtones ne paraît guère préoccuper l’Union européenne lorsqu’il s’agit de commerce.
Les populations européennes, et bien d’autres à travers le monde, se voient ainsi entraînées dans une prolifération d’accords conclus sans véritable débat public. Par le canal du libre-échange, c’est aussi la crise démocratique qui se prolonge.