Intelligence artificielle : l’Autorité de la concurrence pointe les risques posés par son impact énergétique
Et si la consommation énergétique des modèles d’IA devenait un problème de concurrence ? L’Autorité de la concurrence estime possible que certains acteurs s’emparent des questions énergétiques pour protéger leurs parts de marché.
Energie | 17.12.2025 | https://www.actu-environnement.com/ae/news/autorite-concurrence-enjeu-impact-enenrgetique-intelligence-artificielle-47267.php4

© TechNova GraphicsL’IA va faire grimper la consommation énergétique des centres de données.
La consommation d’énergie des modèles d’intelligence artificielle (IA) pose de réelles questions de concurrence.
L’accès à l’énergie décarbonée, le développement d’IA frugales, ou encore la communication relative aux enjeux environnementaux sont autant de sujets identifiés par l’Autorité de la concurrence comme de possibles moyens d’entraver le bon fonctionnement du marché. Tels sont les principaux messages d’une étude (1) qu’elle publie, ce mercredi 17 décembre.
Intitulée « Étude sur les questions concurrentielles relatives à l’impact énergétique et environnemental de l’intelligence artificielle », l’analyse constitue une première internationale, explique Benoît Cœuré, le président de l’Autorité de la concurrence, précisant qu’elle va être traduite en anglais pour alimenter les réflexions de ses homologues.
L’énergie, un enjeu clé pour l’IA
Pourquoi l’Autorité s’est-elle penchée sur ce sujet ? D’abord, parce que les questions environnementales figurent parmi ses priorités de travail, puisqu’elles peuvent être utilisées pour limiter la concurrence. Ensuite, parce que l’IA s’annonce comme un enjeu clé des années à venir. Et, en la matière, l’étude est une étape de plus dans une réflexion plus globale.
10 TWh
ont été consommés en 2020 par les centres de données en France.
Surtout, le sujet est réel. L’Autorité rappelle que l’impact énergétique de l’IA ne peut plus être ignoré. Les centres de données consomment environ 1,5 % de l’électricité mondiale. Une proportion qui devrait doubler d’ici à 2030 sous l’effet de l’IA.
En France, ces installations consommaient 10 térawattheures (TWh) en 2020. Ils devraient avaler entre 12 et 20 TWh, en 2030, et entre 19 et 28 TWh, en 2035, (soit, près de 4 % de la consommation nationale anticipée).
Et aux États-Unis, constate l’Autorité, de grands acteurs de l’IA sécurisent déjà des partenariats d’approvisionnement en énergie décarbonée.
L’accès à l’énergie comme barrière à l’entrée
Plus concrètement, l’Autorité identifie d’abord un enjeu autour de l’accès à l’énergie. Dans les grandes lignes, les acteurs les plus importants pourraient profiter de leur taille pour accéder à de l’énergie décarbonée et empêcher leurs concurrents d’entrer sur le marché de l’IA. Le risque de saturation du réseau et la longueur des procédures de raccordement au réseau renforce ce risque.
L’Autorité considère aussi que les plus gros acteurs pourraient préempter le foncier le plus attractif (les parcelles proches du réseau), quitte à ne pas finaliser tous les projets. Ce dernier risque constitue même un de ses principaux points de vigilance.
Le prix de l’énergie est aussi un enjeu, puisque la facture d’électricité représente entre 30 et 50 % des charges d’exploitation d’un data center. Sur ce point, l’Autorité retrouve les enjeux de concurrence soulevés par la fin de l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh). En particulier, la signature des contrats d’allocation de long terme adossés à la production nucléaire pourrait poser de réels risques de discrimination.
Et si les géants de l’IA devenaient des énergéticiens ?
En résumé, trois risques sont identifiés. D’abord, les plus gros acteurs pourraient évincer leurs concurrents en sécurisant des approvisionnements en électricité dans des conditions avantageuses.
Ensuite, le marché du nucléaire étant « verrouillé », certains intermédiaires pourraient refuser la vente à des acteurs de l’IA ou proposer des conditions désavantageuses. Comme pour l’accès au foncier, l’Autorité sera particulièrement vigilante pour que l’électricité nucléaire « ne soit pas de facto réservée aux seuls grands acteurs ».
Enfin, l’Autorité envisage que certains acteurs de l’IA construisent de petits réacteurs modulaires (PRM ou SMR, pour small modular reactor) pour alimenter leurs centres de données. Ils pourraient alors vendre leur surplus d’électricité et ainsi profiter de leurs avantages acquis grâce à leur activité dans l’IA pour entrer sur le marché de l’énergie.
Ils feraient alors une concurrence déloyale aux énergéticiens qui ne disposent pas de ces avantages. « Ce n’est pas de la science-fiction », estime Benoît Cœuré.
En l’occurrence, Google a passé des accords avec Kairos Power, Elementl Power et NextEra Energy pour développer des réacteurs nucléaires (ou en relancer certains).
La frugalité sera un enjeu important
Si l’accès à l’énergie décarbonée devient compliqué, alors les plus sobres pourraient tirer leur épingle du jeu. Oui, mais à condition que la frugalité soit effectivement un paramètre de la concurrence.
Aujourd’hui, il ne fait guère de doute que le sujet animera le marché de l’IA, compte tenu du coût de l’énergie, des effets d’échelles permis par la sobriété,ou encore de l’enjeu en termes d’innovation. Des modèles économes en énergie pourraient donc rebattre les cartes en concurrençant ceux établis, plus énergivores.
Mais pour cela, plusieurs écueils sont à éviter. D’abord, la communication devra être de qualité. L’Autorité craint ici l’écoblanchiment si la méthode de calcul de l’empreinte environnementale n’est pas fiable. Elle redoute aussi que certains acteurs trouvent des stratégies pour limiter l’innovation et freiner leurs concurrents.
Un dernier risque est le refus de communiquer sur le sujet, et cela alors que le marché réclame des informations. Sur ce point, un parallèle existe avec le refus de communiquer la présence, ou non, de bisphénol A (BPA) dans le vernis des boîtes de conserve. Lors de la période transitoire avant l’interdiction définitive, les entreprises agroalimentaires ont souhaité être informées pour pouvoir indiquer, le cas échéant, que leurs conserves étaient sans BPA. Mais les fabricants de boîtes de conserve se sont accordés pour refuser de transmettre l’information, empêchant ainsi la concurrence entre conserves avec et sans BPA.
Élaborer des standards adéquats
Enfin, la standardisation du calcul de l’empreinte environnementale est source de potentielles d’entraves à la concurrence. Pour l’instant, les acteurs de l’IA communiquent peu sur le sujet, sans méthodologie partagée et sur des actions difficilement comparables. S’il est bien élaboré, un standard commun est une bonne chose en termes de concurrence. Mais beaucoup reste à faire pour l’instant.
Pour permettre la concurrence, il faut d’abord s’assurer que la méthode retenue soit scientifiquement robuste. Plus critique encore, les critères retenus et leur poids respectif dans le standard pourraient « neutraliser » la question de la sobriété ou ne pas permettre aux plus vertueux de se démarquer.
Les acteurs de l’IA peuvent aussi être tentés d’empêcher la création d’un standard, tout comme ils peuvent échanger des informations commerciales sensibles lors de l’élaboration du standard.
Enfin, l’Autorité estime que les développeurs d’IA pourraient s’entendre et s’autolimiter pour ne pas aller au-delà des normes retenues.
1. Télécharger l’étude de l’Autorité de la concurrence
https://www.actu-environnement.com/media/pdf/news-47267-etude-ia-energie-autorite-concurrence.pdf

Philippe Collet, journaliste
Chef de rubrique déchets / économie circulaire