Avec l’argent des fonds verts, des banques financent les entreprises d’armement
17 décembre 2025 | Par Yann Philippin, Giorgio Michalopoulos et Stefano Valentino (Voxeurop)
Cinquante milliards d’euros issus de fonds dits « verts » des banques françaises et européennes ont été récemment investis dans la défense, avec le soutien de la Commission européenne, qui a cédé au lobbying des marchands d’armes. Mediapart et ses partenaires révèlent ce scandale des « armes vertes », qui a notamment contribué à financer la guerre à Gaza.
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Vendre des armes est bénéfique pour l’environnement et contribue à un monde plus durable. Cette affirmation absurde est pourtant défendue très officiellement par l’Union européenne (UE), afin de justifier les dizaines de milliards d’euros investis par les fonds « verts » des banques, parmi lesquelles les françaises Crédit agricole, Crédit mutuel et BPCE, dans des entreprises de défense, dont certaines livrent à Israël des armes utilisées lors de sa meurtrière guerre à Gaza.
Yann Philippin résume son enquête en 5 minutes
C’est ce que révèle une enquête menée par Voxeurop avec Mediapart, IrpiMedia et El País, basée sur des données financières élaborées par le London Stock Exchange et sur des documents exclusifs.
Notre enquête montre à quel point la Commission européenne a cédé au lobbying des industriels. Bruxelles a non seulement accepté de considérer la défense comme « durable », mais a lancé en prime une vaste opération visant à convaincre le secteur financier, au départ plutôt réticent, à investir toujours plus d’argent estampillé « vert » dans les sociétés d’armement.
En clair, de nombreux épargnants et épargnantes qui investissent dans des fonds « verts » en pensant faire un geste pour la planète contribuent en réalité à l’armer.

© Photomontage Mediapart
Dans l’UE, la finance verte est régie depuis quatre ans par le règlement SFDR, qui a de facto créé deux labels. Il y a les fonds « article 8 » ou « vert clair », dont une partie des actifs est choisie sur des critères environnementaux, sociaux ou de gouvernance (ESG). Et les fonds « article 9 » ou « vert foncé », dont les investissements doivent être presque tous « durables », c’est-à-dire contribuant à protéger l’environnement ou à réduire les émissions de gaz à effet de serre, responsables du changement climatique.
« Les fabricants d’armes ne peuvent être considérés comme des investisseurs durables, car la fonction première de leurs produits est de blesser, de détruire ou de tuer, engendrant ainsi des conséquences néfastes sur la vie humaine et les écosystèmes », estime Nicola Koch, de l’Observatoire de la finance durable.
Des armes à Israël
Les investissements des fonds « verts » européens (SFDR 8 et 9) dans des entreprises ayant tout ou partie de leurs activités dans la défense ont pourtant triplé ces trois dernières années, pour atteindre 49,8 milliards d’euros fin juin 2025, selon notre enquête. La même année, près de 800 de ces fonds ont accumulé 7 milliards d’euros de profits grâce à la vente d’actions et aux dividendes versés par des entreprises du secteur.
Les investissements des « fonds verts » dans l’industrie des armes ont plus que triplé depuis 2022Montant des investissements des « fonds verts » européens (SFDR 8 et 9) dans des entreprises ayant des activités dans la défense (en milliards d’euros)
14,6 – 2021
14,5 – 2022
18,6 – 2023
23,4 – 2024
49,8 – 2025
Années 2021 à 2024 : données du quatrième trimestre ; année 2025 : données du deuxième trimestre
Graphique: MediapartSource: Voxeurop / Mediapart avec les données du London Stock ExchangeCréé avec Datawrapper
© Infographie Donatien Huet / Mediapart
Les gestionnaires d’actifs dont les fonds « verts » européens investissent le plus dans la défense sont le géant américain BlackRock (3 milliards d’euros), suivi par l’allemand DWS (2,4 milliards) et l’américain Capital Group (1,8 milliard).
La tendance est la même chez les banquiers français. Le Crédit agricole est quatrième de notre classement avec 1,7 milliard, en majeure partie à cause de sa filiale Amundi, numéro un européen de la gestion d’actifs. Trois autres gestionnaires tricolores ont investi plus de 1 milliard d’euros d’argent « vert » dans la défense : Eleva Capital, le Crédit mutuel et le groupe BPCE, qui rassemble la Banque populaire et la Caisse d’épargne.
En France, les « fonds verts » de Crédit agricole / Amundi sont ceux qui financent le plus le secteur de la défense
Classement des six groupes français de gestion d’actifs dont les « fonds verts » (SFDR 8 et 9) investissent le plus dans des entreprises ayant des activités dans la défense (montants en millions d’euros).
Crédit agricole / Amundi 1 750
Eleva Capital 1 660
Crédit mutuel 1 460
Banque populaire / Caisse d’épargne 1 350
La Banque postale 680
Carmignac Gestion 420
Données du deuxième trimestre 2025
Graphique: MediapartSource: Voxeurop / Mediapart avec les données du London Stock ExchangeCréé avec Datawrapper
© Infographie Donatien Huet / Mediapart
Contactés par Mediapart et Voxeurop, les gestionnaires d’actifs figurant dans notre classement n’ont pas donné suite ou ont refusé de répondre.
Tous profitent d’un règlement SFDR qui est très permissif, comme l’avait montré notre précédente enquête. Les banquiers sont en effet libres de déterminer eux-mêmes les investissements qu’ils considèrent comme écologiques ou sociaux, à condition de pouvoir le justifier. Et le règlement européen autorise les fonds « verts » à investir dans la défense, à l’exception des fabricants d’armes controversées, comme les mines antipersonnel.
Ces 49,8 milliards d’investissements « écologiques » ont profité à 104 entreprises ayant des activités militaires. La moitié de cette somme a été investie dans 27 sociétés européennes. Parmi celles-ci, le plus gros bénéficiaire est le français Safran (5,6 milliards d’euros), qui fabrique notamment des drones, des bombes de précision et les moteurs des chasseurs Rafale.
Le groupe français Safran est le premier bénéficiaire européen des investissements « verts » dans la défense
Classement des sociétés européennes actives dans le secteur de la défense qui ont reçu le plus d’investissements (en millions d’euros) issus des « fonds verts » européens (SFDR 8 et 9)Tableau avec 3 lignes et 13 colonnes.
Trié par ordre croissant Groupe Pays Montant
1Safran 5 600
2Rolls Royce4 090
3Rheinmetall 4 050
4Airbus 4 000
5MTU Aero Engines2 570
6BAE Systems2 560
7Kongsberg 2 320
8Thales 2 250
9Saab 1 640
10Leonardo 790
11Indra Sistemas 570
12Invisio 410
13Dassault Aviation 300
Données du deuxième trimestre 2025
Tableau: MediapartSource: Voxeurop / Mediapart avec les données du London Stock ExchangeCréé avec Datawrapper
© Infographie Donatien Huet / Mediapart
On trouve dans notre classement plusieurs géants actifs à la fois dans la défense et l’aéronautique, une activité très émettrice de CO2 : le groupe européen Airbus et les français Thales et Dassault Aviation, fabricant des Rafale et des jets privés Falcon.
Parmi les bénéficiaires d’argent « vert », plusieurs entreprises ont fourni à Israël des armes utilisées lors de la guerre à Gaza, au cours de laquelle l’armée de l’État hébreu a tué des dizaines de milliers de civils. Israël est accusé d’avoir commis des crimes de guerre, voire un génocide, selon une commission d’enquête de l’ONU.
Selon des rapports, le britannique BAE Systems produit plusieurs armes utilisées par l’armée israélienne lors de ses opérations militaires à Gaza, notamment l’obusier M109, fabriqué en collaboration avec l’allemand Rheinmetall et présenté comme « le roi du champ de bataille ». Selon Amnesty International, l’armée israélienne a utilisé le M109 pour tirer des obus incendiaires au phosphore sur des zones densément peuplées de Gaza.
Le britannique Rolls-Royce, par l’intermédiaire de sa filiale allemande MTU, fournit pour sa part des composants pour les chars israéliens, qui ont fait des victimes civiles à Gaza.
Cette alliance de l’argent « écolo » et des marchands d’armes est activement promue par l’Union européenne.
Notre enquête révèle que 25 fonds « verts » européens ont investi 23 millions d’euros dans l’entreprise de défense israélienne Elbit Systems, qui fournit notamment des bombes et des munitions à l’armée israélienne. Un fonds « vert clair » de BNP Paribas a ainsi investi 203 000 euros dans Elbit Systems.
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Interrogée, la banque française indique que ce fonds est basé sur un « indice boursier », c’est-à-dire une sélection d’entreprises effectuée par une autre société. Et qu’en pareil cas, la réglementation interdit aux banques de modifier la liste des actions qui composent l’indice. C’est vrai, mais rien n’oblige BNP Paribas à commercialiser un fonds « vert clair » basé sur un indice contenant des actions Elbit Systems.
Cette alliance de l’argent « écolo » et des marchands d’armes est activement promue par l’Union européenne. C’est ce qu’a découvert avec stupeur le banquier Tommy Piemonte. Le 27 novembre 2024, il représentait la banque éthique allemande Pax-Bank für Kirche und Caritas (« banque de la paix pour l’église et la charité ») à un forum organisé à Bruxelles par la Commission européenne. Intitulé « Investir dans la défense et la sécurité de l’UE : une nouvelle priorité politique », l’événement rassemblait fonctionnaires européens, représentants de l’industrie de l’armement et de la finance.
Lorsqu’il a questionné le caractère « durable » du commerce des armes, Tommy Piemonte a été éjecté du forum. « J’étais sous le choc, la situation me paraissait irréelle », nous a-t-il raconté. Il a ensuite reçu une explication par courriel des organisateurs : « Vous avez été expulsé car vous perturbiez la réunion. »
Offensive de lobbying
Les présentations des intervenants, que nous nous sommes procurées, sont sans ambiguïté. L
Ce verdissement des marchands d’armes par Bruxelles est le fruit d’une offensive de lobbying et de communication parfaitement exécutée, comme le montrent des comptes rendus de réunions que nous avons obtenus.
Tout commence au printemps 2021, dès l’entrée en vigueur du règlement SFDR sur la finance durable. Le texte n’interdit pas les investissements dans la défense. Mais nombre de banques estiment que les marchands d’armes n’ont rien à faire dans leurs fonds verts.
Le 1er mars 2021, l’ASD, le lobby des entreprises européennes de la défense, lance l’offensive lors d’une rencontre avec des fonctionnaires de la direction générale défense de la Commission européenne. L’ASD se plaint que « les produits financiers “verts” excluent de plus en plus les industriels de défense et restreignent leur accès au financement », en raison du « risque de réputation ».
Le 6 octobre 2021, l’ASD publie une note afin de tenter de justifier le caractère « durable » du secteur : « La défense est un élément crucial de la sécurité, et la sécurité est une condition préalable à la paix, à la prospérité, à la coopération internationale et au développement économique et social. En contribuant à garantir la sécurité, les fabricants européens d’armements apportent de facto une contribution essentielle à un monde plus durable. »
À Bruxelles, les principes écologistes n’ont pas pesé lourd face à la nécessité de renforcer l’industrie de l’armement.
Andrea Baranes, président de la Fondation pour la finance éthique, qualifie cet argument d’« orwellien », en référence à la consigne « la vérité, c’est le mensonge » du roman de George Orwell 1984. « C’est comme si j’étais végétarien et qu’on me servait un steak au restaurant en me disant que désormais, tous les steaks sont végétariens », commente-t-il.
Le 1er décembre 2021, l’ASD, représentée par des dirigeants du groupe italien Leonardo et du français Safran, a enfoncé le clou lors d’une rencontre avec Timo Pesonen, directeur général de la défense et de l’espace à la Commission européenne. Ils indiquent que les entreprises du secteur essuient des « refus auprès des banques », et préviennent que « l’ASD a décidé de donner de la voix et prépare un plan d’action ». Timo Pesonen répond qu’il est « prêt à discuter » des propositions de l’ASD « à tous les niveaux ».
L’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022 a joué un rôle majeur dans le succès de cette bataille de lobbying. À Bruxelles, les principes écologistes n’ont pas pesé lourd face à la nécessité de renforcer l’industrie de l’armement.
Le 5 mars 2024, la Commission publie sa stratégie européenne pour l’industrie de la défense. Ce document reprend, presque mot pour mot, les arguments de l’ASD : « L’industrie de défense […] contribue de manière essentielle à la résilience et à la sécurité de l’Union, et donc à la paix et à la durabilité sociale. Dans ce contexte, le cadre de financement durable de l’UE est pleinement cohérent avec les efforts de l’Union pour faciliter l’accès de l’industrie européenne de défense aux financements. »

Extrait de la présentation d’Anne Fort, responsable de la politique industrielle à la direction générale de la défense de la Commission européenne, lors d’un forum organisé par la Commission à Bruxelles, le 27 novembre 2024. © Document Voxeurop/Mediapart
Le forum organisé le 27 novembre 2024 à Bruxelles visait à mettre en œuvre cette nouvelle stratégie. À la tribune, Anne Fort, responsable de la politique industrielle à la direction générale de la défense de la Commission, a déploré que des banques et des fonds d’investissement aient « tendance à surrespecter » la réglementation sur la finance verte, en « excluant explicitement les investissements dans le secteur de la défense ». Il faut « améliorer » cela, c’est-à-dire mettre fin à cet excès de zèle écologiste, a-t-elle ajouté.
Cinq jours plus tard, dans un courriel de bilan de l’événément, un haut fonctionnaire européen se félicite du « succès » du forum, qui a été « particulièrement efficace pour combler le fossé entre le secteur financier et l’industrie de la défense ».
En effet. Dans les sept mois qui ont suivi, les investissements des fonds « verts » européens dans la défense ont plus que doublé, passant de 23 milliards à près de 50 milliards d’euros. Les banquiers ont manifestement compris qu’ils n’avaient plus de scrupules à avoir.
Cette enquête a été soutenue par le fonds Investigative Journalism for Europe (IJ4EU), qui finance des enquêtes menées de façon collaborative par plusieurs médias européens.