La manière dont la science est instrumentalisée dans l’espace médiatique pour justifier de décisions lourdes de conséquences sociales et économiques.

BILLET DE BLOG 18 DÉCEMBRE 2025 https://blogs.mediapart.fr/geoffrey-volat/blog/181225/dermatose-nc-quand-le-consensus-scientifique-fragilise-la-democratie?utm_source=quotidienne-20251218-184436&utm_medium=email&utm_campaign=QUOTIDIENNE&utm_content=&utm_term=&xtor=EREC-83-%5BQUOTIDIENNE%5D-quotidienne-20251218-184436&M_BT=115359655566

Geoffrey Volat

Maitre de Conférences

Abonné·e de Mediapart

Dermatose (NC) : quand le « consensus scientifique » fragilise la démocratie

Sur fond de crise sanitaire, la polémique autour de la DNC révèle, avec une acuité particulière, un profond malaise démocratique. Celui-ci tient à la omanière dont la science est instrumentalisée dans l’espace médiatique pour justifier de décisions lourdes de conséquences sociales et économiques. Il tient aussi au mépris persistant des savoirs paysans dans la fabrique de la décision politique.

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Blocage de l’A64 à Carbonne. © PHOTOPQR/LA DEPECHE DU MIDI

Ce matin encore, sur France Inter, le président de la FNSEA — syndicat agricole majoritaire, monsieur Rousseau, expliquait que son soutien aux décisions prises par l’État reposait sur un « consensus scientifique ». Il évoquait ensuite une « vérité scientifique », avant d’ajouter que ce consensus pouvait « évoluer ». Ces glissements lexicaux ne sont pas anodins. Ils disent beaucoup de la façon dont la science est convoquée comme argument d’autorité, au détriment du débat démocratique.

La connaissance scientifique n’est ni une vérité absolue, ni un programme politique

Une connaissance scientifique consensuelle n’est pas, et ne sera jamais, une vérité absolue et immuable. Elle est toujours située, provisoire et conditionnelle. Autrement dit, elle correspond à l’état des savoirs disponibles et stabilisés à un moment donné, dans un contexte historique et social précis. Dans le cas présent, il existe sans doute un consensus parmi les vétérinaires pour dire que, si l’objectif unique est l’éradication rapide de la maladie, alors l’abattage massif des troupeaux est la méthode la plus efficace. Mais ce consensus est limité à une question particulière et ne porte que sur un critère dans un champ disciplinaire précis. Or un problème public ne se réduit jamais à un seul objectif ni à une seule rationalité. La décision d’abattre des troupeaux engage bien plus que la seule efficacité sanitaire. Elle engage des économies locales, des trajectoires de vie, des rapports au vivant, des territoires et des liens de confiance profondément abîmés entre éleveurs et éleveuses, vétérinaires et pouvoirs publics. Transformer un consensus scientifique partiel -car situé- en justification totale de l’action publique, c’est réduire le réel et confondre ce que la science peut décrire avec ce que la société doit décider.

Les scientifiques n’ont pas à dire « ce qu’il faut faire »

Il est essentiel de rappeler une distinction fondamentale : les scientifiques peuvent dire ce qui est, ce qui est probable, ce qui est le plus efficace selon certains critères. Ils ne peuvent pas — et ne doivent pas — dire ce qu’il faut faire à la place des citoyens et des élus. Dire « il faut encourager l’abattage total des troupeaux » n’est pas un énoncé scientifique. C’est un choix normatif et politique, qui engage des valeurs. Quand des chercheurs endossent cette posture prescriptive dans l’espace médiatique, ou quand des responsables politiques et syndicaux s’abritent derrière eux pour justifier leurs décisions, la science cesse d’éclairer la décision : elle devient un instrument de pouvoir et de domination. Cette confusion des rôles fragilise la science elle-même, en la plaçant dans une position de domination symbolique qui ne peut que susciter rejet et défiance. Elle affaiblit également le débat démocratique et l’expression des savoirs des personnes concernées par un problème donné.

L’argument d’autorité, ou comment fabriquer la défiance

Ce que beaucoup d’éleveurs et d’éleveuses – et plus largement de citoyen.nes, entendent aujourd’hui, ce n’est pas : « voilà l’état des connaissances scientifiques actuelles pour nous aider à décider ensemble ». Ils entendent : « la science a tranché, il n’y a plus rien à discuter ». Ce mode de communication n’a jamais produit de l’adhésion. Il produit en réalité l’inverse : de la colère, de l’humiliation, un sentiment d’écrasement. Les scientifiques du GIEC (sur le changement climatique) en font chaque jour l’expérience : les injonctions à la transition écologique qui s’appuient sur une science présentée comme indiscutable provoque davantage de résistance sociale que de consentement, moins par ignorance que par refus d’un rapport autoritaire au savoir. Il ne s’agit pas de dire que les scientifiques ne doivent plus s’exprimer, mais de s’interroger collectivement — scientifiques et citoyens — sur les modalités d’appropriation des connaissances scientifiques par les différents acteurs sociaux ainsi que sur la place donnée aux différentes formes de savoirs dans la fabrique de la décision publique.

Acculturation scientifique et démocratie sont indissociables

L’appropriation sociale des connaissances scientifiques ne passe pas par des vérités assénées « d’en haut ». Elle suppose un changement profond de méthode. Aucune décision ne peut être légitime sans la réunion de l’ensemble des acteurs directement concernés par un problème — ici, le monde paysan. Aucune décision ne peut être prise sans un véritable partage des informations et des savoirs issus de différents univers porteurs d’une part de la légitimité décisionnelle : État, vétérinaires, scientifiques, éleveurs, élus locaux. Cette mise en commun implique la reconnaissance explicite des incertitudes et des controverses, la prise au sérieux des savoirs d’expérience, et l’existence d’espaces où les arbitrages peuvent être discutés collectivement, débattus et assumés politiquement.

C’est ce que les sciences sociales appellent la justice épistémique toutes les formes de savoir doivent être reconnues comme légitimes dans la construction des décisions publiques. Si les sciences restent aveugles à cet enjeu, elles se rendent complices de violence symbolique. Les scientifiques ont une responsabilité sociale : il ne s’agit pas de dénaturer la rigueur scientifique, mais de désacraliser la science et de reconnaître qu’elle gagnerait à écouter et interagir avec les publics concernés par la mobilisation de ces connaissances pour résoudre un problème qui les concerne. En somme, faire de la science un support utile socialement et non un instrument de faillite démocratique.

Ces dénis de démocratie abîment durablement le lien science-société et, plus largement, la relation entre une « masse populaire » et une « élite » qui refuserait aux citoyens ordinaires le droit de participer à la fabrique de la décision publique. Le risque d’une explosion politique est bien réel.

Le mouvement des Gilets jaunes en 2018 en a constitué une manifestation sociale majeure. Il a rendu visibles celles et ceux que certains discours avaient relégués au rang de « sans dents » ou de « ceux qui ne sont rien », et qui se sont saisis des moyens de se faire entendre. L’abondance des débats, des revendications et des propositions issues des ronds-points, du Grand Débat et du Vrai Débat, en disent long de l’effet de « cocotte-minute » qui a traversé la France en 2018 et 2019. La colère paysanne actuelle pourrait bien porter les mêmes germes d’une colère tout aussi légitime, profondément politique, enracinée dans un sentiment de dépossession démocratique.

Refaire de la science un bien commun, pas un instrument de domination

La science est indispensable à l’établissement d’une société éclairée. Mais elle ne peut pas, à elle seule, gouverner les sociétés. Elle doit être mise en discussion, traduite, médiée, et articulée à des choix collectifs explicitement politiques. Continuer à invoquer le « consensus scientifique » pour fermer la porte à toute forme de communication démocratique, c’est prendre le risque majeur de discréditer à la fois la science et la démocratie. À l’inverse, accepter la conflictualité et organiser la délibération, c’est se donner une chance de construire des décisions à la fois plus justes, éclairées et pérennes.

La démocratie n’appelle ni prudence excessive ni contournement. Elle est la matrice et le cœur névralgique d’une société véritablement éclairée, à partir de laquelle la science peut renseigner sans gouverner, et la société décider sans subir.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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