Pêche industrielle : le discret business du rachat des quotas de capture des poissons
10 décembre 2025 | Par Floriane Louison
Les 11 et 12 décembre, l’UE doit fixer les quotas de pêche pour 2026 dans le contexte de l’effondrement des populations de poissons. En France, la multinationale hollandaise Parlevliet & Van der Plas concentre des droits de pêche monopolistiques sur certaines espèces. Dans une grande opacité.
En cette fin novembre, une photo circule dans un fil de discussion entre pêcheurs sur les réseaux sociaux. On voit un bateau géant qui fait face à un petit, proche des côtes de Calais (Pas-de-Calais). Le « petit » mesure une vingtaine de mètres, c’est déjà beaucoup. Mais le « grand », lui, bat des records : il est sept fois plus long. Le Maartje Theadora, un navire de pêche de 140 mètres, fait enrager les pêcheurs du nord de la France depuis des années. En quelques traits de chalut, il accapare des quantités colossales de poissons dans des zones qui sont vitales pour les pêcheries artisanales.
Derrière le Maartje Theadora se trouve une multinationale hollandaise : Parlevliet & Van der Plas, leader méconnu de la pêche en Europe. Présente sur les mers du monde entier, sa flottille a accumulé des droits de pêche exponentiels en Europe – d’abord aux Pays-Bas, avant de s’étendre dans les pays voisins, en Allemagne ou au Royaume-Uni, et depuis une quinzaine d’années en France.
En 2011, le groupe a pris le contrôle de deux des plus grands armements de pêche français : Euronor et la Compagnie des pêches de Saint-Malo.
Cinq ans plus tard, il achète la Compagnie française du thon océanique, numéro un français du thon tropical. « Il est difficile de mesurer l’ampleur de sa prise de contrôle, constate le député breton Damien Girard (Les Écologistes), qui vient de conclure des travaux parlementaires sur le secteur de la pêche. C’est un milieu très opaque, très complexe et qui intéresse très peu les politiques. »

La photo circulant sur les réseaux sociaux des pêcheurs, d’un bateau d’une vingtaine de mètres face au « Maartje Theadora ». © Photo DR
Ces 11 et 12 décembre, le Conseil de l’Union européenne (UE) négocie les nouveaux quotas de pêche pour 2026 dans un contexte d’effondrement des populations de plusieurs espèces de poissons. Alors que la part du gâteau se réduit, Parlevliet & Van der Plas se bat pour conserver sa mainmise sur la mer. Un modèle qui déstabilise à la fois la filière artisanale de la pêche et les écosystèmes marins pour alimenter le marché mondial de poissons à bas coût.
Portrait d’un monopole
Le système des quotas a été instauré au début des années 1980 pour freiner la surpêche. Chaque année, l’UE décide de la quantité de poissons qui peut être pêchée, espèce par espèce et zone par zone. Ces volumes sont ensuite répartis entre les pays membres, qui les distribuent à leurs propres bateaux (voire encadré). Un des moyens d’obtenir des quotas est de racheter des navires qui en disposent. « C’est la stratégie de Parlevliet : accumuler le plus de quotas possible en s’appropriant ceux des autres », explique Thibault Josse, directeur de l’association Pleine mer et coauteur d’une étude sur ce groupe industriel.
Quelle part des quotas de pêche attribués à la France termine entre les mains de Parlevliet & Van der Plas ? C’est un secret extrêmement bien gardé. L’ONG de défense des océans Bloom tente depuis des années d’obtenir des informations à ce sujet. En vain. Le député écologiste Damien Girard a lui aussi fait chou blanc. Même la Commission européenne, dans un rapport de 2019, convient qu’il est difficile de savoir quelle société détient quoi. Interrogés à ce sujet, le ministère de la pêche et Parlevliet n’ont pas souhaité répondre à nos questions.
L’empire néerlandais de la pêche industrielle Parlevliet tisse sa toile, ne laisse rien lui échapper et installe ses hommes de main partout.
Dimitri Rogoff, pêcheur
Mais, en recoupant plusieurs bases de données, il est possible de se faire une idée. En moins de quinze ans, Parlevliet & Van der Plas a capté près de 45 000 tonnes de quotas français – soit 15 % de l’ensemble des droits de pêche. Des chiffres qui ne prennent pas en compte sa filière thonière – non incluse dans le système des quotas européens. Au total, cette multinationale néerlandaise pêche avec ses seuls bateaux français plus que tous les petits pêcheurs pratiquant les « arts dormants » – une méthode de pêche durable et… majoritaire. Ces derniers représentent 84 % des navires. En résumé, un poisson sur cinq pêché par un bateau français est en fait pêché par Parlevliet.
Surtout, sur certaines espèces, le groupe dispose d’un véritable monopole. La morue, par exemple. Aussi appelé « cabillaud », ce poisson a fait la fortune historique d’Euronor et de la Compagnie des pêches de Saint-Malo. En les achetant au début des années 2010, la multinationale a récupéré leurs quotas. Au même moment, une grande partie de la pêcherie française au cabillaud rendait l’âme face à l’effondrement de l’espèce. Résultat, Parlevliet a pris la main sur les quotas français de cabillaud.
En 2025, environ 4 700 tonnes de quotas de cabillaud – moins 60 % en quinze ans – ont été accordées à la France, principalement pour pêcher dans l’Arctique. Des populations y subsistent, en mauvais état, entre la pêche intensive et le réchauffement climatique. Cette pêcherie est monopolisée par un seul chalutierde fond, l’Émeraude, propriété de Parlevliet. Doté d’une technologie de pointe, il part capturer un poisson surpêché pour le transformer et le congeler à bord dans une usine automatisée qui alimente la grande distribution, friande de cabillaud, malgré sa vulnérabilité. Sur la barquette, le logo indique « pêche française issue d’une pêche durable ».
Dépenses croissante de lobbying
Parlevliet concentre aussi près de 60 % du quota français de merlan bleu ou encore 85 % pour le lieu noir. Mais son emprise ne s’arrête pas à la mer. Le groupe a aussi négocié des places de choix dans les organisations professionnelles de la pêche. Par exemple, Xavier Leduc occupe des fonctions dirigeantes dans les trois armements français de Parlevliet, mais aussi les plus influentes instances représentatives des pêcheurs, comme l’Union des armateurs à la pêche de France.
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Un système des quotas qui atteint ses limites
Chaque année, l’Union européenne fixe des quotas de pêche (TAC) pour chaque espèce et chaque zone à l’issue de négociations avec les États membres et sur la base des évaluations scientifiques du Conseil international pour l’exploration de la mer (Ciem). Ces dernières sont fondées sur le principe du « rendement maximum durable » (RMD), c’est-à-dire la quantité maximale de poissons qu’on peut prélever chaque année dans une population sans la faire diminuer à long terme. Cette logique a des limites. « Le RMD est appliqué pour chaque population prise individuellement sans tenir compte des interdépendances entre espèces dans l’écosystème », indique par exemple le député écologiste Damien Girard, coauteur d’un rapport parlementaire à ce sujet.
Les TAC sont ensuite répartis entre les États membres selon une clé de répartition fixe. Elle date des années 1980 et « c’est l’éléphant dans la pièce », poursuit le parlementaire. « Elle ne prend pas en compte le réchauffement climatique, qui a changé la répartition des espèces. »
Ces quotas sont ensuite répartis entre les navires français par les organisations de producteurs. Cette distribution repose quant à elle sur le principe des antériorités de capture, à savoir les volumes de capture des navires pour les années 2001, 2002 et 2003. Autrement dit, ce sont les bateaux qui ont le plus pêché il y a une vingtaine d’années qui reçoivent la plus grande part du gâteau. « C’est un frein énorme à l’adaptation du secteur aux crises environnementales et climatiques », critique le chercheur en écologie marine Didier Gascuel.
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« L’empire néerlandais de la pêche industrielle Parlevliet tisse sa toile, ne laisse rien lui échapper et installe ses hommes de main partout », dénonçait en décembre 2023 le pêcheur Dimitri Rogoff, dans Le Marin. Le Comité national des pêches, principal lobby de la pêche, venait de nommer un nouveau vice-président, Florian Soisson. Directeur de la Compagnie des pêches de Saint-Malo sous la tutelle de Parlevliet & Van der Plas, il a débarqué comme un cheveu sur la soupe en cumulant déjà plusieurs mandats – notamment la présidence du From Nord, principale organisation de producteurs chargée de répartir les quotas entre les navires.
Les majors néerlandaises forment un oligopole en mesure d’influencer les décisions publiques contre l’intérêt général.
Extrait d’un rapport de l’ONG Bloom
Une élection « à la majorité et conforme à [ses] règles de gouvernance », insiste le Comité national des pêches. Mais qui a été mal vécue par de nombreux membres de l’organisation : « Il s’est arrangé pour venir prêcher pour sa paroisse à un moment précis », dénonce l’un d’entre eux, anonymement, par crainte de représailles sur son activité professionnelle.
Fin 2023, la Compagnie des pêches de Saint-Malo vient d’investir 15 millions d’euros dans une usine de surimi à bord de l’Annelies Ilena, l’un des plus grands chalutiers du monde. Seul problème : ce bateau battant pavillon polonais a besoin de gigaquotas de merlan bleu pour fonctionner et la Pologne n’en a pas à lui donner… La Compagnie des pêches de Saint-Malo veut donc lui transférer les quotas français accordés au Joseph Roty II – un de ses navires dont elle veut se séparer. L’État français est contre : « Ma responsabilité est que ces quotas restent français », justifie Hervé Berville, alors secrétaire d’État chargé de la mer. Mais en coulisses, Parlevliet va s’activer pour faire passer la couleuvre.
Les registres de transparence du lobbying en France et en Europe que nous avons consultés témoignent d’une intense activité de lobbying en 2024. La Compagnie des pêches de Saint-Malo embauche un cabinet, Backbone Consulting, qui se charge de convaincre des collaborateurs du président de la République, des parlementaires, plusieurs cabinets ministériels.

© Photomontage Mediapart avec AFP et Rea
Au niveau européen, Parlevliet & Van der Plas rencontre des eurodéputé·es, dont François-Xavier Bellamy (Les Républicains), qui défend publiquement le transfert des quotas français vers le bateau polonais de Parlevliet. Ce dernier n’a pas souhaité répondre à nos questions. Quelques mois plus tard, en catimini, un éphémère ministre de la mer, Fabrice Loher, valide finalement l’opération.
« Les majors néerlandaises qui dominent aujourd’hui la pêche industrielle, dont Parlevliet, forment un véritable oligopole en mesure d’influencer les décisions publiques contre l’intérêt général », dénonce Bloom, l’ONG de défense des océans, dans un récent rapport. À Bruxelles, où se négocie une grande partie des règles de la pêche, la multinationale exerce son influence via de multiples organisations comme Europêche ou la Pelagic Freezer Association (PFA). Cette dernière structure, dirigée par un ancien haut fonctionnaire hollandais, a dépensé entre 600 000 et 700 000 euros de lobbying en 2024. Un budget multiplié par dix en cinq ans pour défendre les seuls intérêts de dix-huit chalutiers congélateurs. « Un secteur économique modeste », convient l’eurodéputé Éric Sargiacomo (PS), mais aux moyens disproportionnés pour défendre son modèle.
Impacts sur les écosystèmes
« Ces gros bateaux déversent très peu de richesses et d’emplois », explique le chercheur en écologie marine Didier Gascuel, qui a calculé l’impact social, économique et écologique des différentes flottilles françaises. Selon nos recherches, Parlevliet fait naviguer quinze navires battant pavillon français embauchant environ 350 marins de multiples nationalités, auxquels s’ajoute une centaine d’emplois à terre, notamment une usine de surimi à Saint-Malo.
Déficitaires, ces armements n’apportent pas de recettes fiscales significatives. À l’inverse, ils coûtent de l’argent à la collectivité. Selon l’étude de Didier Gascuel, les vingt et un bateaux français de plus de 40 mètres absorbent chaque année plus de 53 millions d’argent public. Le montant exact touché par Parlevliet & Van der Plas n’est pas connu.
Les navires de Parlveliet ne débarquent pas leurs prises en France. « Mais, le plus souvent, dans des ports hollandais où tout appartient à Parlevliet, le groupe achète le poisson à bas coût à ses propres filiales et contrôle tout le circuit », décrit Thibault Josse. À l’échelle du groupe, ce modèle intégré lui a permis d’enregistrer une croissance d’environ 15 % par an entre 2013 et 2022 dans un secteur en crise.
« À Boulogne-sur-Mer, on est le principal centre européen de transformation et de commercialisation de produits de la mer, mais les poissons n’arrivent plus par la mer », explique Denis Buhagiar, élu d’opposition (Les Écologistes). L’armement Euronor, contrôlé par Parlevliet, est pourtant immatriculé dans ce port, selon les registres officiels, « mais on ne voit ni leurs bateaux ni leurs poissons. Tout vient par camion ». Au port, les pêcheurs sont en voie de disparition. « Ils font face à une raréfaction des droits de pêche mais aussi de la ressource. »À lire aussiSous le feu des critiques, le milieu de la pêche s’enfonce dans la paranoïa
Les bateaux de Parlevliet & Van der Plas ciblent les petits pélagiques comme le merlan bleu. Sur ces espèces, les quotas sont en général élevés car les populations sont abondantes. Mais leur surexploitation a des conséquences écosystémiques non prises en compte dans le système de quotas. « Réduire ces populations de poissons, c’est un peu comme couper une forêt », explique Ken Kawahara, secrétaire général de la Plateforme de la petite pêche.
Cette année, les scientifiques ont sonné l’alerte. Les petits pélagiques sont en mauvais état. Le Ciem préconise des baisses drastiques de quotas : moins 41 % sur le merlan bleu, moins 30 % sur le hareng, moins 70 % sur le maquereau. « Les artisans n’avaient déjà pas beaucoup de quotas maquereaux, mais avec cette baisse, ils n’auront plus rien du tout », s’inquiète Ken Kawahara.
« Les industriels, eux aussi, sont embêtés », souligne l’eurodéputé Éric Sargiacomo. Mais ils ont des solutions d’atterrissage. Leurs bateaux peuvent pêcher ailleurs dans le monde. Et s’il n’y a plus de poissons du tout, ils ont accumulé assez de richesse pour changer de business. Selon une enquête du collectif de journalistes néerlandais Spit, la multinationale ne réinjecte plus ses bénéfices dans l’entreprise depuis 2017. Désormais, ils sont principalement reversés sous forme de dividendes aux familles Parlevliet & Van der Plas, qui investissent ailleurs. En janvier dernier, la famille Van der Plas a cédé ses parts à la famille Parlevliet : elle quitte la mer pour faire fortune dans l’immobilier.