Ces grandes fortunes qui aspirent une part croissante de la richesse mondiale
Par Eric Albert
Publié aujourd’hui à 06h57, modifié à 09h18 https://www.lemonde.fr/economie/article/2025/12/09/ces-ultrariches-qui-aspirent-une-part-croissante-de-la-richesse-mondiale_6656576_3234.html?lmd_medium=email&lmd_campaign=trf_newsletters_lmfr&lmd_creation=a_la_une&lmd_send_date=20251209&lmd_link=tempsforts-link&M_BT=53496897516380
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Décryptage
Une explosion du patrimoine des ultrariches. C’est ce que souligne le World Inequality Lab codirigé par Thomas Piketty, qui publie mercredi son troisième grand bilan mondial des inégalités auquel « Le Monde » a eu accès. Des travaux qui insistent sur les choix politiques qui permettent d’inverser la tendance.

De gauche à droite : Mark Zuckerberg, PDG de Meta, Lauren Sanchez, présentatrice de télévision américaine, Jeff Bezos, patron d’Amazon, Sundar Pichai, patron de Google, et Elon Musk, PDG de Tesla, lors de la cérémonie d’investiture du président américain, Donald Trump, à Washington, le 20 janvier 2025. JULIA DEMAREE NIKHINSON/AFP
On pourrait les rassembler sans forcer dans un stade de football. Ils sont 56 000, et représentent les 0,001 % les plus riches de la planète. Ticket d’entrée dans le club : 254 millions d’euros de patrimoine au minimum. Ensemble, ils possèdent désormais trois fois plus que la moitié la plus pauvre de l’humanité, soit 2,8 milliards d’adultes. Et si l’écart est stable depuis la sortie de la pandémie de Covid-19, il a fortement augmenté ces dernières décennies : en 1995, les 0,001 % n’avaient « que » le double des plus pauvres.
Ces données sont tirées du rapport, qui doit être publié mercredi 10 décembre et auquel Le Monde a eu accès, du Laboratoire sur les inégalités mondiales (World Inequality Lab, WIL), un institut de recherche établi à l’Ecole d’économie de Paris. Après les éditions de 2018 et 2022, cette somme de quelque 200 pages, copilotée par les économistes Thomas Piketty, Lucas Chancel, Ricardo Gomez-Carrera et Rowaida Moshrif, dresse un grand panorama de l’état des inégalités à travers le monde.
Rassemblant les travaux de près de 200 chercheurs, il documente l’explosion du patrimoine des ultrariches, et détaille la façon dont ces inégalités s’immiscent à tous les niveaux de la société : dans l’éducation, dans la politique, dans les conséquences du changement climatique, dans les écarts de revenus entre hommes et femmes…

Il rappelle aussi les grandes tendances mondiales observées depuis deux siècles : une envolée des inégalités au XIXe siècle pendant la révolution industrielle, leur réduction historique à partir de la première guerre mondiale et surtout après la seconde, avec notamment le développement des Etats-providence et l’imposition d’impôts très élevés sur les hauts patrimoines et revenus, permettant une réduction historique des écarts de salaire et de richesse. Puis un rebond depuis quarante ans, particulièrement aux Etats-Unis et, dans une moindre mesure, en Europe et en France, la libéralisation des marchés financiers, la dérégulation des marchés du travail, le déclin des syndicats et la mondialisation expliquant en partie cette hausse.

Si le constat est accablant, il n’est pas pour autant une fatalité, assurent les chercheurs, ces tendances résultant d’après eux des orientations prises par les dirigeants et des politiques publiques. « L’inégalité n’est pas un destin, mais un choix », écrivent dans une préface les économistes Jayati Ghosh et Joseph Stiglitz. « Sur un siècle, les écarts de revenus en Europe ont été divisés par dix. Il faut reprendre le fil de ce mouvement historique », conclut M. Piketty.
Sur la planète, les pays les plus riches sont aussi les plus égalitaires. L’Europe, les pays d’Extrême-Orient – Japon, Corée, Chine… – et même les Etats-Unis sont beaucoup moins inégaux que l’Afrique, le Moyen-Orient ou l’Amérique latine. « Historiquement, la richesse est venue d’investissements beaucoup plus inclusifs dans l’éducation et la santé, rappelle M. Piketty. C’est la réduction des inégalités qui a permis le développement et la prospérité. »
L’extrême concentration au profit des ultrariches
Pour comprendre l’évolution récente des inégalités, il faut zoomer. Pas sur les 10 % les plus riches de la planète, ni sur les 1 %, ni même sur les 0,1 %. Pour ces catégories extrêmement aisées, l’évolution de leur patrimoine entre 1995 et 2025 est à peu près en ligne avec celle du reste de la population mondiale, soit une augmentation autour de 3 % par an.
Deux zéros plus loin, en revanche, les 0,001 % se sont enrichis de presque 5 % par an depuis trente ans. Ce sont eux, les fameux 56 000 individus les plus riches au monde. On est pourtant encore loin des sommets. Tout en haut, les 560 premiers patrimoines – il faut au minimum 4 milliards d’euros pour en faire partie – ont connu une hausse de leur fortune de 8,4 % par an. Ici se trouvent les multimilliardaires qui défraient la chronique : Elon Musk, Mark Zuckerberg, Jeff Bezos, Warren Buffett…
Et, côté français, Bernard Arnault, la famille Bettencourt, la famille Hermès, ou encore la famille Wertheimer (Chanel). Pour faire partie du club des 56 premières fortunes – les 0,000001 % –, il faut désormais posséder 22 milliards d’euros. A ce niveau-là, ce n’est plus un stade de football qu’il faut pour les rassembler, mais un simple restaurant – qu’on imagine trois étoiles au Michelin.

Bien sûr, ces patrimoines varient fortement en fonction des évolutions boursières. En cas d’éclatement de la bulle de l’intelligence artificielle, par exemple, l’évolution sera moins spectaculaire dans un an. Reste que sur le temps long, entre 1995 et 2025, la tendance est bien à l’extrême concentration de la richesse dans très peu de mains.
Le décrochage des classes moyennes
Derrière l’envolée de ces fortunes considérables se cache un lent effritement des classes moyennes, celles qui sont situées au-dessus des 50 % les plus pauvres, mais au-dessous des 10 % les plus riches. Ces « 40 % » n’ont connu qu’une hausse de 1 % de leurs revenus par an depuis 1980. Dans le même temps, grâce notamment à l’enrichissement de la Chine, la moitié la plus pauvre de l’humanité rattrapait une légère partie de son retard, avec une progression qui frôlait 2 % par an, tandis que les plus riches empochaient une hausse entre 2 % et 3 % suivant les catégories. C’est donc cette classe moyenne, voire moyenne supérieure, qui a connu la plus faible amélioration de ses revenus depuis quarante ans.



Ce phénomène est le fruit d’un basculement économique historique : les salaires patinent, tandis que les patrimoines rapportent de plus en plus. « Le fait très marquant depuis 1980 est la hausse de la part du capital dans le revenu mondial et la baisse de celle du travail », détaille M. Chancel, l’un des codirecteurs du WIL. En 1980, 39 % des revenus mondiaux venaient des capitaux ; c’est 47 % aujourd’hui. Pour le travail, la part est passée de 61 % à 53 %. En clair, alors que les patrimoines rapportaient de plus en plus, les salaires n’ont pas suivi.

Politiquement, cette tendance est explosive. Cet effritement des classes moyennes, ces difficultés croissantes à boucler les fins de mois alimentent un mécontentement social sur lequel prospèrent les populismes, en Europe comme aux Etats-Unis.
Des progrès très limités pour les femmes
Ces inégalités se matérialisent à tous les niveaux de la société, à commencer par de très fortes disparités entre les sexes. « Les femmes continuent à travailler plus et à gagner moins que les hommes », résume le rapport du WIL. En prenant en compte les tâches domestiques, elles travaillent cinquante-trois heures par semaine, contre quarante-trois heures pour les hommes. Si l’on compte l’ensemble de ce labeur, y compris les horaires non payés à la maison, les chercheurs concluent que les femmes touchent un salaire horaire trois fois plus faible que celui des hommes à travers le monde. Et même en excluant ce travail domestique, pour se concentrer uniquement sur les activités rémunérées, elles ne gagnent que 61 % du niveau masculin.
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Il y a aussi de grandes disparités entre les différentes régions du globe. Si des progrès sont perceptibles en Amérique du Nord, en Europe et en Amérique latine, la stagnation est complète partout ailleurs. L’écart est particulièrement criant au Moyen-Orient, en Afrique du Nord et en Asie du Sud, où les femmes gagnent entre 16 % et 20 % de l’ensemble des revenus de la population, un niveau qui n’a pas évolué depuis les années 1990.
« Les conséquences économiques sont profondes, note le rapport du WIL. Des salaires plus faibles dans le temps mènent à une épargne plus réduite, des retraites plus faibles, et une accumulation de richesse réduite (…), ce qui renforce les inégalités entre les générations. L’écart de salaire entre les genres n’est donc pas qu’une question de justice, mais reflète aussi la façon dont les sociétés valorisent différents travaux [payés ou non payés] et comment le pouvoir est réparti à travers le marché du travail. »
Les hauts patrimoines financent la pollution
La tendance est désormais bien documentée : plus on est riche, plus on consomme, plus on pollue. Ainsi, aux Etats-Unis, les 10 % les plus riches produisent 24 % des émissions de gaz à effet de serre. Ils émettent même 40 fois plus que les 10 % les plus riches du Nigeria.
A ce calcul de l’empreinte carbone par la consommation, le rapport du WIL introduit une mesure supplémentaire : l’empreinte carbone des patrimoines. L’idée est la suivante : si quelqu’un possède la moitié d’une entreprise, alors la moitié des émissions de gaz à effet de serre de l’entreprise lui sont attribuées. Sur cette base, le propriétaire d’une cimenterie ou d’une compagnie aérienne, même s’il avait par ailleurs une vie particulièrement frugale, deviendrait responsable d’une très lourde pollution. A son échelle, le détenteur d’un portefeuille d’actions fait de même avec les entreprises dont il est actionnaire.
Cette méthode de calcul change profondément la donne. D’un coup, l’empreinte carbone est multipliée par trois à cinq, selon les pays. Aux Etats-Unis, par exemple, les 10 % les plus riches deviennent responsables de presque les trois quarts des émissions (contre 24 % en comptant la seule consommation).
Cette façon de calculer l’empreinte carbone met en lumière l’hypocrisie de nombreuses régions riches du monde. « Alors que de nombreux pays promettent de décarboner nationalement, les capitaux continuent à se diriger vers les extractions d’énergies fossiles à l’étranger », note le rapport. Les hauts patrimoines financent la pollution, ce qui fait fructifier leur fortune, mais ils en subissent moins les conséquences, parce que les pays les plus touchés par le changement climatique sont aussi les plus pauvres.
Résoudre la crise climatique et sociale impose de réduire les inégalités
Pour M. Piketty, répondre aux gigantesques défis du moment, à commencer par la transition climatique, nécessite de s’attaquer aux inégalités : « On fait comme si la question sociale à l’échelle mondiale et la question climatique pouvaient être déconnectées. On a besoin d’imbriquer ces différents niveaux de réflexion si on veut trouver des solutions. »
Pour lui, la période actuelle peut être comparée au lendemain de la seconde guerre mondiale. Non pas que l’Europe soit à reconstruire, mais parce que l’ampleur des défis – sur le climat, le développement des pays pauvres, les migrations… – et l’ampleur des dettes publiques sont de tailles similaires.
Il faut financer une transition climatique extrêmement compliquée, alors même que la plupart des pays riches vieillissent, sont très endettés et qu’une partie de la population connaît un déclin progressif de son niveau de vie. « Il est impossible dans les pays du Nord de demander aux 50 % les plus pauvres de réduire leur mode de vie, de réduire leur empreinte carbone, de leur demander des efforts pour financer les écoles dans les pays du Sud, tant que le haut de la distribution ne sera pas très sérieusement mis à contribution », affirme M. Piketty. En clair, selon lui, il faut alourdir les impôts sur les plus riches, notamment en imposant le patrimoine.

Le rapport du WIL revient longuement sur la controversée taxe proposée par Gabriel Zucman, qui est lui-même codirecteur scientifique du laboratoire. Celle-ci propose un impôt sur le patrimoine des grandes fortunes de 2 % par an, sans aucune exemption. Une telle mesure, imposée sur les fortunes au-delà de 100 millions de dollars (85,8 millions d’euros), rapporterait autour de 500 milliards de dollars de recettes fiscales par an à travers le monde, essentiellement en Asie et en Amérique du Nord (l’Europe, qui a moins de millionnaires, lèverait environ 73 milliards d’euros).
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Illusoire ? Pour mettre les choses en perspective, M. Piketty rappelle les précédents historiques. En France, un impôt de solidarité nationale exceptionnel a été voté en 1945 : il taxait les plus hauts patrimoines à 20 % (certes pour une seule année). En Allemagne, à la même période, l’impôt sur la fortune a atteint 50 %, tandis qu’au Japon il est monté à 90 %. « Ces pays ont réussi à se débarrasser complètement de leur dette publique en quelques années et à retrouver des marges budgétaires pour investir dans la croissance de l’après-guerre », argue M. Piketty.
Il oublie cependant de citer la très grosse poussée de l’inflation, qui a largement contribué à la réduction de la dette et laminé au passage les petits patrimoines. La reconstruction de villes et de régions entièrement ravagées a par ailleurs alimenté la croissance de l’activité. Mais ces efforts réalisés il y a quatre-vingts ans persuadent M. Piketty qu’une telle politique demeure possible : « Il faut refuser cette accoutumance à des inégalités extrêmes », conclut-il.
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**Comment le « privilège exorbitant » du Nord global renforce les inégalités mondiales
Chaque année, un flux financier de 1 % du produit intérieur brut mondial part des pays pauvres vers les pays riches, accuse le World Inequality Lab, codirigé par Thomas Piketty, dans son dernier bilan sur les inégalités mondiales publié mercredi et auquel « Le Monde » a eu accès.
Dans les années 1960, Valéry Giscard d’Estaing, alors ministre des finances, dénonçait le « privilège exorbitant » des Etats-Unis. Bénéficiant de leur position comme première économie mondiale, attirant les capitaux étrangers avec la seule force du dollar, le pays réussissait à se financer à moindre coût, avec un taux d’intérêt faible.
Un demi-siècle plus tard, ce « privilège » s’est étendu à la zone euro et au Japon, estime le rapport du Laboratoire sur les inégalités mondiales (World Inequality Lab, WIL), qui doit être publié mercredi 10 décembre et auquel Le Monde a eu accès. Par rapport au reste du monde, ces deux régions peuvent se financer sans réelles difficultés, malgré des comptes publics sévèrement dégradés. Mieux encore, le Nord global attire les capitaux du reste du monde, qui viennent y chercher à la fois moins de risques et de meilleurs rendements.
L’un dans l’autre, en comptant l’ensemble des flux financiers, 1 % du produit intérieur brut mondial part ainsi chaque année des pays pauvres pour aller vers les 20 % des pays les plus riches de la planète. « C’est approximativement trois fois plus que l’aide au développement qui va dans la direction opposée », s’insurgent Jayati Ghosh et Joseph Stiglitz dans la préface du rapport. C’est autant d’argent en moins pour le Sud global pour financer la santé, l’éducation ou encore les infrastructures, ce qui maintient les inégalités. Et ce flux de capitaux vers le Nord a plutôt eu tendance à s’accentuer ces dernières décennies.
Des réserves de dollars
Il ne s’agit pas d’un phénomène « naturel », venant du fonctionnement des marchés, alerte le rapport. L’organisation même du système monétaire international est en cause. Depuis le milieu du XXe siècle, celle-ci « a exacerbé les inégalités de par sa construction ».
Toutes les règles financières mondiales visent en effet à renforcer le rôle de monnaie de réserve de devises comme le dollar et l’euro. C’est le cas, par exemple, des règles dites « de Bâle », mises en place pour s’assurer que les banques ne prennent pas trop de risques. Celles-ci doivent accumuler à leur bilan des actifs considérés comme « sûrs », qui sont justement définis comme la dette des pays riches.
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De même, les banques centrales, particulièrement dans les pays pauvres, font des réserves d’euros ou de dollars, afin de rassurer les marchés financiers quant à la solidité de leur propre monnaie, accentuant le « privilège exorbitant » du Nord. Quant aux agences de notation, elles « renforcent la perception que la dette des pays riches est sûre ».
Parallèle avec l’époque coloniale
« Les économies les plus riches ne bénéficient pas simplement de ce privilège, elles l’organisent et le maintiennent activement. En contrôlant les devises, les règles, et les institutions au coeur de la finance mondiale, elles s’assurent une position de rentières qui aspirent les revenus du reste du monde », poursuit le rapport.
Le rapport fait le parallèle avec l’époque coloniale, quand l’Europe pillait les ressources du reste du monde. « Ces transferts de revenus fonctionnent comme une forme moderne d’échanges inégaux, plus subtile que l’extraction coloniale, mais pas moins contraignant pour le développement des nations les plus pauvres. »
A la sortie de la seconde guerre mondiale, John Maynard Keynes, l’économiste britannique, très influent au moment de la mise en place des institutions financières actuelles – Banque mondiale, Fonds monétaire international… – était conscient de ce déséquilibre. Pour y remédier, il proposait de créer une monnaie unique internationale.
Sans aller jusque là, Thomas Piketty et Gaston Nievas, deux économistes du WIL, suggèrent de mettre en place un système de taux de change dont les niveaux fixés seraient proches de la parité de pouvoir d’achat, ce qui serait plus avantageux pour les pays du Sud. Ils envisagent également une taxe sur les flux financiers « excessifs ».
M. Piketty estime que l’Europe aurait intérêt à travailler activement à rééquilibrer le système, plutôt que de résister et d’attendre que la Chine et la Russie mettent en place un système parallèle et concurrent. « Il faut mieux se préparer plutôt que de s’arc-bouter sur des certitudes hyperinégalitaires », conclut-il.
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*Comment les hauts patrimoines influencent le paysage politique
Les plus riches sont les premiers donateurs des partis politiques et financent souvent les médias, relève le rapport qui sera publié mercredi par le World Inequality Lab codirigé par l’économiste Thomas Piketty.

Au cours des quinze mois qui ont précédé sa première élection à la présidence de la République, en mai 2017, Emmanuel Macron s’est rendu à Londres à quatre reprises. Objectif : convaincre les Français de la City de contribuer au financement de sa campagne. Mission réussie : un millier d’entre eux ont mis la main à la poche pour un montant supérieur à 1 million d’euros (sur la période mars 2016-décembre 2017), selon une enquête de Radio France en 2019, incluant des dons qui sont rentrés au cours des sept mois qui ont suivi le scrutin.
Au total, sur cette période, Emmanuel Macron a levé 16 millions d’euros, dont une grande partie provenait de dons élevés – 48 % des sommes levées émanant de seulement 1 212 dons. Cette dépendance aux dons privés « a joué un rôle démesuré dans la construction du macronisme », accuse Thomas Piketty, codirecteur du Laboratoire mondial sur les inégalités (World Inequality Lab, WIL), un institut situé à l’Ecole d’économie de Paris.
Dans son rapport sur l’état des inégalités mondiales, rendu public mercredi 10 décembre et auquel Le Monde a eu accès, le WIL consacre un long chapitre à l’influence des écarts de richesse sur la politique. A commencer par l’évidence : les plus riches sont les premiers donateurs. En France comme en Corée du Sud, plus de la moitié des dons viennent des 10 % les plus riches.
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Aux Etats-Unis, des plafonds stratosphériques sont atteints, les élections présidentielle et du Congrès de 2024 ayant coûté près de 15 milliards de dollars (12,9 milliards d’euros), selon l’ONG OpenSecrets basée à Washington. Elon Musk, l’homme le plus riche du monde, a versé à lui seul 277 millions de dollars à Donald Trump et à d’autres républicains, candidats à un siège au Sénat ou à la Chambre des représentants. « La concentration du pouvoir financier amplifie les voix de l’élite, réduit l’espace disponible pour des politiques équitables et marginalise un peu plus la majorité de la population qui travaille », estime le rapport.
Morcellement du paysage électoral
Le deuxième vecteur de l’influence des plus riches sur le processus politique vient des dons hors périodes électorales. « Le financement des idées politiques de tous les jours, en dehors des périodes de campagne, passe notamment par le financement des médias et des fondations », explique Lucas Chancel, l’un des coordinateurs du rapport et codirecteur du WIL. Le rachat par l’homme d’affaires Vincent Bolloré (Vivendi) de CNews, du Journal du dimanche ou d’Europe 1, fait partie de cette logique. Il en va de même de la récente arrivée au capital de Valeurs actuelles de Pierre-Edouard Stérin, milliardaire catholique conservateur. « Ce sont souvent de mauvais investissements d’un point de vue purement économique et financier pour les milliardaires, à perte, mais de très bons investissements sur le long terme via les politiques qu’ils vont pouvoir mettre en avant », poursuit Lucas Chancel.
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A ces processus connus s’ajoute aussi un troisième phénomène plus subtil, mais plus profond : le morcellement du paysage électoral dans le monde occidental. Historiquement, au XXe siècle, les classes les plus défavorisées votaient à gauche, les plus riches à droite. Cela fait plusieurs décennies que cette logique s’émousse. Désormais, les partis de gauche sont dominés par les électeurs qui ont fait le plus d’études (qui ne sont pas nécessairement les plus riches, tels les enseignants ou le personnel soignant). Inversement, les petits revenus votent de plus en plus souvent à droite, attirés notamment par la rhétorique anti-immigration. « La conséquence est que les électeurs des classes populaires sont fragmentés entre les partis (…), ce qui limite leur influence », estime le rapport. Difficile en effet dans ces conditions de faire entendre les voix des plus pauvres, qui sont morcelées et ne sont plus vraiment la priorité d’aucun des deux camps.
En France, ces forces se sont concrétisées par la fragmentation de la politique en trois grands courants (gauche, centre, droite), au lieu des deux traditionnels. Aux Etats-Unis, lors de la présidentielle de 2024, Donald Trump a surtout attiré la petite classe moyenne : ceux qui gagnaient moins de 30 000 dollars ont majoritairement voté pour la démocrate Kamala Harris ; entre 30 000 et 100 000 dollars de revenus, le soutien allait majoritairement à Donald Trump ; au-delà, Kamala Harris revenait en tête.
Batailles sur les valeurs culturelles
Résultat, les deux côtés de l’échiquier électoral sont désormais dominés par des élites qui s’affrontent : ceux qui ont fait de longues études d’un côté, et ceux qui ont d’importants revenus de l’autre. Cette évolution se concrétise aussi dans le personnel politique. Dans les parlements des pays européens et des Etats-Unis, les représentants des classes populaires ont presque disparu. A la Chambre des communes, au Royaume-Uni, le déclin est spectaculaire : en 1950, 18 % des députés exerçaient une profession manuelle avant d’être élus ; depuis 2019, il n’y en a plus aucun. En France, leur nombre est passé de 10 %, en 1981, à 5 % aujourd’hui. Quant aux Etats-Unis, leur niveau est stable, à… 2 %.
Pour Thomas Piketty, ce morcellement de la politique explique en partie la mutation du discours des partis de droite. Le libéralisme des années Reagan (1981-1989) et Thatcher (1979-1990), à l’origine du retour des inégalités ces dernières décennies, est progressivement enterré, remplacé par un « néonationalisme », qui met l’accent sur la lutte contre l’immigration et les batailles sur les valeurs culturelles. Et s’il estime qu’il est « normal » qu’un discours nationaliste existe, « le problème est la faiblesse du discours de la social-démocratie à l’échelle mondiale », qui n’a pas su proposer une véritable autre voie.