Dominique Méda : « Plus nous tardons à verdir notre industrie, plus notre perte de souveraineté s’aggrave »
Chronique
Dominique MédaProfesseure de sociologie
Dépassée géopolitiquement, commercialement et technologiquement, l’Europe a besoin d’une relance industrielle écologique et sociale coordonnée par les Etats européens, constate dans sa chronique la sociologue.
Les émissions mondiales de gaz à effet de serre continuent d’augmenter et ont atteint un nouveau record en 2024. Pourtant, la responsabilité des énergies fossiles dans le changement climatique et la nécessité de diminuer drastiquement leur extraction et leur usage n’ont pas été mentionnées dans la déclaration finale de la COP30 réunie à Belem, au Brésil. Quelques jours plus tôt, le Parlement européen avait voté, grâce à l’alliance de la droite et de l’extrême droite, la loi « omnibus » qui organise un puissant recul sur le pacte vert de 2021.
Le 10 décembre, la Commission européenne devrait faire des annonces destinées à calmer la bronca des constructeurs automobiles de certains Etats membres concernant l’interdiction de la vente de véhicules thermiques neufs en 2035. Autant de reculs qui aggravent la dépendance de l’Union européenne (UE) au pétrole et au gaz qu’elle ne produit pas mais qu’elle continue d’acheter, aux biens fabriqués ailleurs, comme les petits véhicules électriques dans la construction desquels elle ne s’est pas résolument engagée et qui viennent de Chine, laminant chaque jour notre industrie. L’incapacité de l’UE à anticiper les bifurcations technologiques et les reconversions industrielles est confirmée une fois de plus.
La France et l’ensemble des Etats membres sont désormais enfermés dans un cercle vicieux : plus nous tardons à verdir notre industrie, plus notre perte de souveraineté s’aggrave. Parce qu’elle continue à disposer de coûts de main-d’œuvre bas, qu’elle a pris une avance considérable dans la production et l’usage des énergies renouvelables, et qu’elle a récemment redirigé une partie de sa production vers l’Europe, la Chine rend la réindustrialisation verte de celle-ci terriblement complexe. Elle l’entrave doublement, en produisant et en nous inondant de biens à bas prix, et en ayant la haute main sur les minerais et terres rares ; qui sont les composants essentiels des technologies vertes et dont nous ne disposons pas. Nous sommes donc désormais, géopolitiquement, commercialement et technologiquement, sous la menace conjuguée de plusieurs empires.
Il est grand temps que l’UE se ressaisisse, choisisse une voie et s’y tienne fermement. Si elle veut préserver son indépendance, il lui faut planifier sérieusement, avec les Etats membres et leurs régions, une relance industrielle écologique et sociale coordonnée. L’automobile est un bon exemple de ce qu’il aurait fallu faire : au lieu de fabriquer des SUV, lourds, dangereux, gourmands en minerais et en batteries, et inaccessibles aux classes populaires et moyennes – même avec un bonus récemment augmenté –, il aurait été préférable que les constructeurs français s’efforcent de produire sur notre sol des véhicules électriques légers peu coûteux. Cela aurait, certes, sans doute réduit leurs marges unitaires, mais gonflé leurs volumes, permis de conserver de l’emploi et satisfait celles et ceux qui ont besoin de voitures. La CFDT et la CGT attiraient l’attention sur cette nécessaire réorientation depuis longtemps. En vain.

Se démarquer des empires
Alors que l’extrême droite s’est saisie de la hausse des prix de l’électricité pour remettre en cause le développement des énergies renouvelables et les règles européennes de tarification de l’électricité, des voix de plus en plus nombreuses se font entendre pour attirer l’attention sur la récente baisse drastique du coût de production du solaire et sur le fait que nous disposons maintenant de presque toutes les technologies nécessaires pour sortir des énergies fossiles. C’est notamment ce qu’explique Cédric Philibert dans Climat. Les énergies de l’espoir (Les Petits Matins, 224 pages, 20 euros).
Même si cette thèse fait débat et que les innovations présentées mettront sans doute du temps avant d’être généralisables, une des manières pour l’UE de sortir de cette dépendance serait de développer massivement la production d’énergies renouvelables et de décarboner son industrie. Il lui faudra pour cela sortir du cercle vicieux, c’est-à-dire se protéger pendant quelques années de la concurrence chinoise, notamment en renforçant le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, en faisant jouer la commande publique et en ciblant les aides sur les industries à fort impact écologique et stratégique.
Lever les fonds nécessaires à cette relance écologique et sociale, soutenir la construction et la rénovation d’infrastructures permettant de relier par voie ferroviaire l’ensemble des grandes villes européennes, développer des réseaux de production d’énergies renouvelables sur l’ensemble des territoires, décarboner notre industrie, exigera à la fois une forte décentralisation et une étroite coordination européenne. En effet, la réussite d’un tel processus suppose que les Etats membres traduisent les mesures dans des politiques nationales cohérentes (subventions, infrastructures, formation, régulations), que des champions européens soient développés et soutenus, et que la concurrence entre Etats membres cesse de fragiliser l’objectif global.
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Si l’UE telle qu’elle est aujourd’hui organisée n’est pas capable d’opérer cette conversion, il faudra que les Etats membres volontaires mettent leurs forces en commun pour déployer cette politique industrielle et parviennent à constituer un ensemble puissant et souverain. Une manière de se démarquer radicalement des empires qui cherchent à diviser et à détruire l’UE – et se caractérisent par des types de capitalisme et d’autoritarisme exacerbés – serait que cette politique soit mise en œuvre au sein des Etats membres par des entreprises dans lesquelles les travailleurs et leurs représentants participeraient pleinement aux décisions stratégiques. La démocratisation radicale de l’économie constitue sans doute l’arme la plus puissante dans les affrontements qui s’annoncent.
Dominique Méda est professeure de sociologie à l’université Paris-Dauphine-PSL et présidente de l’Institut Veblen.