Mélenchon a préféré la posture à l’analyse (par Loïc Stefan professeur d’économie)

Les réactions à l’audition de Mélenchon*, qu’elles soient laudatrices ou sévères, m’ont paru passer à côté de l’essentiel. Le débat s’est focalisé sur le style, la posture et la joute oratoire alors qu’il fallait interroger les cadres d’analyse mobilisés et leurs conséquences politiques concrètes.

Ce post est nécessairement long, parce que le sujet est complexe et qu’il oblige à distinguer deux manières de penser. D’un côté, la logique déontologique et les positions de principe. De l’autre, l’analyse conséquentialiste qui regarde les effets réels des actes et des choix politiques.

Mélenchon reste presque exclusivement dans le premier registre. Il affirme que, puisque LFI porte la laïcité, l’égalité et l’antiracisme, elle ne peut pas être infiltrée. C’est cohérent en théorie, mais cela ignore les dynamiques sociales, les stratégies d’entrisme documentées et les zones d’ambiguïté qu’un mouvement crée lorsqu’il refuse de voir un risque. Avec son érudition et une audition soigneusement préparée, tout laissait pourtant penser qu’on allait assister à un moment de clarification. Nous avons surtout assisté à une démonstration de virtuosité rhétorique exploitant l’inculture religieuse de la commission au profit d’un agenda politique très lisible.

La première réalité occultée est l’existence d’une minorité problématique au sein de LFI. Les alertes ne viennent pas seulement de « l’extérieur » mais de ses propres rangs, du cercle JR Hébert à Cédric Brun en passant par Kuzmanovic. On a vu des manifestations où l’on savait que des slogans islamistes seraient scandés et où certains élus sont restés. La posture de principe ne protège de rien : un mouvement qui refuse de penser les conséquences se rend vulnérable.

La seconde réalité occultée est celle des musulmans pleinement intégrés, qui méritent mieux que les approximations qu’on utilise pour les défendre et que leur réduction médiatique à la question du voile. Manque aussi le raidissement idéologique de la jeunesse (qui n’a rien de traditionnel) et la frange réduite des musulmans qui sont sortis du piétisme pour aller vers un rigorisme incompatible avec la République. Dire que « l’islam français est malikite » sonne savant mais c’est faux. Les Turcs sont hanafites, beaucoup de croyants ne revendiquent aucune école (ils ne les connaissent pas) et la pratique réelle est un bricolage quotidien. La plupart n’arrivent pas à se rattacher à une madhhab, école d’interprétation du droit musulman, et connaissent essentiellement les piliers et le ramadan. Comme les chrétiens qui connaissent mal leurs textes.

Je pense à mes amis pieux de la fac, officiellement malikites, venus fêter la naissance de leur fille chez moi (faute de place chez eux). Nous avons bu du vin (pas eux), il y avait un ami à eux marocain musulman et sa femme voilée. Ils ont toléré le chien (contrairement à certains hadiths), ils refusent la riba pour acheter une maison mais composent pour le reste selon leur piété et leur contexte. Leur pratique, comme celle de beaucoup, ne rentre dans aucune grille simpliste. C’est exactement ce que montrent, chacun à leur manière, El Karoui et Delarcher dans leurs deux Au cœur de l’islam de France : l’un dévoile les fragilités des structures, l’autre les contradictions des acteurs. Et ces contradictions, je les vois de près. Ces mêmes amis sont parfois capables de tenir des propos proprement sidérants dès qu’il s’agit d’empêcher toute critique du Coran ou de leur communauté, et, le même soir, ils ont partagé sans la moindre tension un moment simple, chaleureux et respectueux avec un collègue homosexuel venu avec son compagnon, qu’ils avaient eux-mêmes invité. C’est cette dissonance-là, intime et politique à la fois, que les slogans idéologiques ne savent pas penser.

Je les taquine sur ces bricolages, sur les influences salafistes assumées à demi-mot, ou sur leurs élans concordistes (qui ne sont pas malikites). Le concordisme est un courant récent des années 1970, très critiqué par les savants musulmans et les chercheurs en science. Et je comprends leur peur de la fitna, leur hésitation à critiquer d’autres musulmans, parfois en se réfugiant derrière l’absence de clergé (ce qui est faux chez les chiites). Pourtant ils auraient tout intérêt à accepter la discussion sur l’islam, ses évolutions et à contribuer à la réouverture de l’ijtihad qui est l’effort d’interprétation.

Je vois le même raidissement identitaire dans d’autres communautés religieuses, y compris la mienne. Ce repli touche tous les croyants, et le nier serait malhonnête.

Lorsque Mélenchon affirme que « la rue n’est pas laïque », il a juridiquement raison mais politiquement tort. Comme le montre Baubérot avec ses 7 laïcités, la laïcité n’est pas un bloc monolithique : elle est un équilibre complexe entre histoire, sensibilité sociale et cadre juridique. Les Français tolèrent les marqueurs culturels chrétiens parce qu’ils leur sont familiers, mais vivent mal l’apparition de nouveaux signes religieux visibles. Réduire cela au seul droit, c’est manquer la dimension anthropologique de la laïcité. Et ce discours rigidifie les identités selon le mécanisme décrit par Tajfel et Turner en créant un nous-eux.

Je rappelle d’ailleurs sans cesse que la France n’est pas un désert religieux pour les minorités, loin de là. Il existe des aumôneries musulmanes à l’hôpital, en prison et dans l’armée, des menus de substitution dans de nombreuses institutions, ainsi que des congés religieux spécifiques dans le cadre du droit du travail. Ces dispositifs sont imparfaits, parfois mal appliqués, mais ils existent. Se réfugier systématiquement dans une posture victimaire en les ignorant, c’est nourrir une lecture biaisée du réel, et parfois même une rhétorique de l’humiliation qui finit par desservir ceux qu’elle prétend défendre.

Avec mes amis musulmans, quand on parle en vérité, tout devient plus simple, à condition explicite de pouvoir se dire nos désaccords. Ils savent que la France n’est pas un pays musulman, ils intègrent les codes sociaux et ajustent leur pratique pour vivre leur foi sans tensions inutiles. On évoque aussi leurs contradictions, les préjugés bien présents au Maghreb (contre les Noirs, contre les juifs) et le fait que tous les codes pénaux maghrébins, et même le code pénal turc, comportent encore des dispositions répressives contre le prosélytisme chrétien. Ils reconnaissent ces angles morts sans difficulté, tout comme nous reconnaissons ceux des sociétés chrétiennes ou libérales.

On parle aussi de leur tendance spontanée à soutenir Gaza même en reconnaissant que le Hamas est détestable. Ils savent que ce réflexe est affectif et identitaire. Et j’observe le même réflexe politique : spontanément, beaucoup ont envie de soutenir LFI alors que ce n’est pas leur orientation naturelle, simplement parce que les caricatures du débat public les poussent vers le seul parti qui semble prendre leur dignité au sérieux. Ils savent pourtant que ce réflexe obscurcit la complexité réelle du paysage politique.

La conversation sincère permet justement de dépasser ces automatismes identitaires. Elle montre que la paix civile ne passe ni par la dénégation ni par les slogans mais par la capacité à regarder ensemble nos biais, nos angles morts et nos peurs, afin de lutter ensemble contre toutes les formes de réductionnisme et d’intolérance.

Nous finissons par nous accorder sur un point essentiel. La seule voie durable consiste à combattre les simplifications et les intolérances d’où qu’elles viennent. La vérité partagée, le respect mutuel et l’analyse des conséquences sont les seuls outils sérieux pour préserver la paix civile. Et comme tout bon conséquentialiste, je ne peux pas ignorer qu’une position de principe mal calibrée peut mécaniquement favoriser l’arrivée du RN au pouvoir et conduire à une remise en cause du compromis de 1905.

Le RN, avec sa réduction symétrique autour d’une prétendue culture chrétienne, n’offre aucune solution. LFI non plus lorsqu’elle s’enferme dans une posture inverse, tout aussi aveugle à ses propres angles morts. Deux camps opposés mais une même logique : réduire la complexité du réel à un choc identitaire.

Ce que mes discussions avec mes amis musulmans m’ont appris, c’est l’inverse. La société n’a pas besoin de discours guerriers mais de lucidité, de nuances et de courage intellectuel. L’avenir se joue dans notre capacité à dépasser les fausses symétries, à refuser la manipulation identitaire et à reconstruire un espace commun où l’on peut respirer.

Mon regard est aussi façonné par un positionnement devenu très rare dans le débat politique contemporain (celui d’un social-démocrate catholique pratiquant), attaché à la fois à la justice sociale, à la liberté de conscience, à la dignité des personnes et à la paix civile. Cette place est aujourd’hui inconfortable, souvent inaudible, prise en étau entre les radicalités opposées. C’est pourtant depuis cet endroit précis que je déplore avec le plus de gravité les dérives de posture, les simplifications identitaires et les aveuglements stratégiques, non par hostilité idéologique, mais par exigence morale et politique.

C’est précisément pour toutes ces raisons que mon sentiment final est celui d’une déception profonde à l’égard de Mélenchon. Non pas parce que je conteste son intelligence, bien au contraire, mais parce qu’avec son niveau de culture, son expérience politique et une audition manifestement préparée, il avait la possibilité d’éclairer, de nuancer, de pacifier sans nier les tensions. Il a choisi autre chose. Il a préféré la posture à l’analyse, le principe abstrait aux effets concrets, le camp à la complexité. Et à mes yeux, quand on prétend gouverner, ce choix-là n’est pas un détail. C’est une faute politique.

*«Entrisme religieux » : le passage sans encombre de Jean-Luc Mélenchon devant les parlementaires

La France insoumise « n’acceptera jamais l’entrisme religieux », a affirmé le fondateur du mouvement devant la commission d’enquête parlementaire sur les liens entre mouvements politiques et réseaux islamistes, samedi 6 décembre. 

Par Publié hier à 23h23 https://www.lemonde.fr/politique/article/2025/12/06/entrisme-religieux-le-passage-sans-encombre-de-jean-luc-melenchon-devant-les-parlementaires_6656302_823448.html?lmd_medium=email&lmd_campaign=trf_newsletters_lmfr&lmd_creation=a_la_une&lmd_send_date=20251207&lmd_link&&M_BT=53496897516380#x3D;autrestitres-title-_titre_3

Temps de Lecture 4 min.

Jean-Luc Mélenchon est auditionné par la commission d’enquête parlementaire sur les liens entre mouvements politiques et réseaux islamistes, à l’Assemblée nationale, à Paris, le 6 décembre 2025.
Jean-Luc Mélenchon est auditionné par la commission d’enquête parlementaire sur les liens entre mouvements politiques et réseaux islamistes, à l’Assemblée nationale, à Paris, le 6 décembre 2025. BERTRAND GUAY / AFP

Il avait deux possibilités : la colère théâtrale ou la bonhomie savante. Entre ces deux registres qu’il maîtrise à merveille, Jean-Luc Mélenchon a opté pour le second à la faveur de son audition, samedi 6 décembre, par la commission d’enquête parlementaire sur les liens entre mouvements politiques et réseaux islamistes.

Le fondateur de La France insoumise (LFI) était d’autant plus attendu au tournant que sa formation est accusée, par ses détracteurs, de caresser l’électorat musulman dans le sens du poil en axant sa campagne sur le « génocide » à Gaza, de minimiser l’antisémitisme dans ses rangs, de fréquenter des individus appartenant à la mouvance islamiste et de tenter de profiter de leurs réseaux en vue des municipales de mars 2026.

La commission d’enquête, qui a été créée à l’initiative des députés du parti Les Républicains (LR), avait pour objectif à peine caché de jeter l’opprobre sur une partie de la gauche accusée de complaisance envers l’islamisme. Mais, au fur et à mesure des travaux, les professionnels du renseignement et de la recherche ont déminé un terrain hautement sensible et polémique : oui, des stratégies d’entrisme sont à l’œuvre, mais elles restent localisées et encore minoritaires.

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Un temps tenté d’ignorer cette convocation, Jean-Luc Mélenchon a fini par s’y rendre de bonne grâce au vu de la n des auditions. La commission « a déjà produit les documents bqui nous innocentent absolument. Tous les responsables de services de renseignement que vous avez entendus, aucun ne dit qu’il y a un lien entre nous et les islamistes », a assuré le chef de file de LFI. « Il n’a pas été mis en évidence, à notre connaissance, dans la doctrine de la mouvance française, de documents visant l’islamisation à court ou moyen terme », avait relevé l’un des deux auteurs du rapport sur l’influence des Frères musulmans en France, le préfet de l’aube, Pascal Courtade.

Tout en effectuant de savantes digressions sur l’histoire de France, M. Mélenchon a profité de ce temps fort pour marteler quelques idées fortes : LFI est résolument « laïque » mais « la loi de 1905 n’est pas un athéisme d’Etat », c’est la liberté de chacun d’exercer son culte dans le respect des autres ; il existe bien en France « une menace islamiste » mais il ne faut pas tomber dans le piège des terroristes en confondant « islam et islamisme » et « l’islamisme avec le terrorisme » ; enfin, LFI « n’acceptera jamais l’entrisme religieux » et s’il a pu arriver à certains de ses élus de fréquenter des personnes peu recommandables, c’était par erreur ou naïveté. Il a assuré qu’il exécrait les islamistes, en particulier ceux pratiquant la violence, citant à l’appui ses amis et connaissances assassinés en Algérie pendant la décennie noire ou en Tunisie lors de la tumultueuse transition démocratique post-2011. M. Mélenchon a aussi assuré n’avoir « aucune sorte de sympathie pour le régime iranien. Nous sommes opposés à tous les régimes théocratiques », a-t-il affirmé.

M. Mélenchon évoque une « obsession française »

Face à des adversaires politiques ressassant les mêmes questions accusatoires déjà mille fois posées, notamment concernant l’eurodéputée franco-palestinienne Rima Hassan ou encore le député de Seine-Saint-Denis Thomas Portes, M. Mélenchon n’a pas eu de mal à les écarter, rappelant à des interlocuteurs de droite, notamment le président de la commission, le député (LR) de l’Ain Xavier Breton, qu’ils avaient défilé, à l’occasion de la Manif pour tous, aux côtés de « féroces islamistes » partageant leur conception de la famille.

Seule concession de Jean-Luc Mélenchon : oui, il a évolué sur sa conception de la laïcité, sur son positionnement envers le voile islamique et sur l’usage du terme « islamophobie ». Sur le ton de la confidence, il a rappelé avoir grandi dans une famille très catholique où d’ailleurs les femmes mettaient un foulard sur leur tête par bienséance, avant d’expliquer qu’il était allé trop loin dans un « anticléricalisme grossier ». Le cheminement vers plus de tolérance qu’il dit avoir fait sur le catholicisme s’est appliqué aussi à l’islam. Concernant le voile, il estime qu’il relève de la liberté individuelle et, au sujet des mineures, de la liberté parentale. Que vouloir réglementer la foi, c’est l’assurance d’une défaite : « Si vous voulez vous disputer avec Dieu, c’est perdu d’avance », a-t-il déclaré, mettant ainsi en garde contre la tentation à droite et à l’extrême droite de vouloir réglementer le port du voile dans l’espace public ou le jeûne du ramadan.

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« Bien sûr, il y a des gens qui mettent [le voile] sur la tête comme un signal religieux. A nous de faire preuve à ce moment-là de discernement. C’est l’Etat qui est laïque en France, ce n’est pas la rue et les adultes s’habillent comme ils l’entendent », a-t-il plaidé.

Il a également raillé l’obsession française concernant le vêtement des femmes musulmanes, demandant à ses interrogateurs ce qu’ils comptaient faire au sujet de la circoncision, qui concerne deux religions et relève à l’heure actuelle du seul choix des parents. Il a enfin justifié son usage du mot « islamophobie » par l’usage commun qui en est fait et a dit que si c’était à refaire, il participerait à nouveau à la grande manifestation contre l’islamophobie du 1er novembre 2019, alors que personne ne lui avait posé la question.

Confronté une seule fois aux accusations d’antisémitisme de son mouvement par la députée (Renaissance) des Hauts-de-Seine Prisca Thévenot, il les a balayées, faisant part de son « agacement de devoir sans cesse montrer patte blanche devant des inquisiteurs de circonstance »« Vous n’étiez pas née, j’étais en train d’aider des juifs à quitter l’URSS », a-t-il assuré sans finalement s’expliquer sur les dérives observées en marge ou à l’intérieur de son mouvement. Il s’est même offert un petit sermon à l’attention de responsables politiques en surchauffe : « Si nous ne faisons pas preuve de raison entre nous, alors nous sommes perdus parce que nous allons nous dévorer. » Venant d’un des grands animateurs de cette surchauffe, c’est du grand art.

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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