La stratégie de sécurité nationale américaine prend les Européens pour cible et ménage ses adversaires
Le document publié vendredi 5 décembre par la Maison Blanche, dans lequel les alliances traditionnelles de Washington n’engagent plus à rien, marque une rupture historique avec l’ère post-1945.

Le divorce est consommé, en attendant la séparation des biens. Ainsi se dessine, du point de vue transatlantique, la publication de la stratégie de sécurité nationale par la Maison Blanche, vendredi 5 décembre. Cet exercice classique, qui permet de formaliser les priorités d’une administration mais aussi plus largement sa vision du monde, marque une rupture historique. Jamais encore un document officiel de cette nature n’avait été marqué par une telle nonchalance envers les adversaires de l’Amérique, et une telle maltraitance réservée à ses alliés traditionnels, surtout européens.
Deux pages et demie pour un enterrement : voilà la place consacrée à l’Europe, dans ce texte d’une trentaine de pages. Ce continent sera « méconnaissable dans vingt ans ou moins », si les tendances actuelles se poursuivent. « [Son] déclin économique est éclipsé par la perspective réelle et plus abrupte d’un effacement civilisationnel. » Les symptômes énumérés ? La chute de la natalité, la perte des identités nationales, la répression des oppositions politiques, la censure de la liberté d’expression, « l’asphyxie réglementaire », et bien entendu, en premier lieu, l’immigration. « A long terme, il est plus que plausible qu’en quelques décennies au maximum, certains membres de l’OTAN seront à majorité non européenne », prétend le document.
Il serait contre-productif, estime le texte, de simplement abandonner l’Europe. Washington ne prône pas un isolationnisme, mais au contraire une annexion idéologique. Ce qui est suggéré est un investissement américain conditionné, intéressé et politisé. Dans une ingérence ouverte, le document salue avec « un grand optimisme » la montée en puissance des « partis européens patriotiques ». Il s’agit de « cultiver la résistance à la trajectoire actuelle de l’Europe », c’est-à-dire en creux d’approfondir la fracturation des pays concernés et d’affaiblir Bruxelles.
Lire aussi | Article réservé à nos abonnés « Effacement civilisationnel » de l’Europe, fin de « la migration de masse »… Les extraits du document qui expose la vision du monde de l’administration TrumpLire plus tard
Ces passages ressemblent à un décalque du discours tenu par le vice-président, J. D. Vance, lors de la conférence sur la sécurité à Munich, en février. Certains participants croyaient bon se rassurer, à l’époque, en évoquant un simple hors sujet. En réalité, c’est le cœur même de l’approche américaine. Coïncidence : en ce vendredi, l’Union européenne (UE) a infligé une amende de 120 millions d’euros au réseau social X d’Elon Musk, pour avoir enfreint ses règles en matière de contenu en ligne. Soit « une attaque contre le peuple américain », à en croire le secrétaire d’Etat, Marco Rubio, dans une réaction qui en dit long sur l’administration.
Si les trumpistes fustigent depuis dix ans un « Etat profond » à Washington, reposant sur un consensus bipartisan en politique étrangère, ce qui se dessine, à travers cette stratégie, est un nouvel Etat MAGA (« Make America Great Again »). Donald Trump en est le véhicule historique, mais il semble déjà dépassé par son envergure. « On est dans un mouvement de fond, organisé, et qui affiche ses objectifs de subversion en Europe, souligne Tara Varma, experte des questions transatlantiques au cercle de réflexion Brookings Institution. C’est pour cela qu’ils sont concentrés sur l’échéance 2027 en France. Si Paris bascule, ça change tout en Europe. Un axe Washington-Paris-Budapest-Moscou devient peut-être envisageable, dont le but assumé est le démantèlement des institutions de l’UE. »Découvrez notre nouveau cours de géopolitique animé par Sylvie Kauffmann : « l’Europe à l’heure du divorce transatlantique ». Réserver
Manifeste politique MAGA
En matière de sécurité, l’Europe est invitée à assumer « la responsabilité première de sa propre défense ». Le document stratégique note qu’il est dans « l’intérêt primordial » des Etats-Unis de parvenir à une cessation des hostilités négociée en Ukraine. « Gérer les relations européennes avec la Russie nécessitera un engagement diplomatique américain significatif, à la fois pour rétablir les conditions d’une stabilité stratégique sur le continent eurasien et pour atténuer le risque d’un conflit entre la Russie et les Etats européens. » Dans cette perspective, les Etats-Unis estiment nécessaire de « mettre fin à la perception, et empêcher la mise en place, d’un OTAN comme alliance en extension perpétuelle ». Une formule adressée à Moscou, signifiant un feu rouge à toute adhésion de l’Ukraine et la reconnaissance tacite de sa zone d’influence.
Sans surprise, la responsabilité de la Russie dans la guerre n’est pas évoquée, ni ses autres capacités de nuisance et de déstabilisation. Washington rêve d’une reconfiguration bilatérale, avec des investissements économiques très lucratifs à la clé. En revanche, les gouvernements européens sont mis en cause, en raison de leurs « attentes irréalistes » concernant la guerre. « Une grande majorité d’Européens souhaite la paix mais ce désir ne se traduit pas en politique, en grande partie à cause de la subversion des processus démocratiques par ces gouvernements », prétend le texte. De la même façon que Donald Trump a souvent tenu Volodymyr Zelensky pour coresponsable de la guerre, voilà que les dirigeants européens prétendraient la poursuivre indéfiniment. Une reprise exacte de la propagande russe.
Lire aussi | Article réservé à nos abonnés L’ère Trump, un cauchemar pour la diplomatie européenne, entre flagornerie et humiliationsLire plus tard
« Ce document est une pilule amère pour de nombreux Européens, estime Charles Kupchan, expert au cercle de réflexion Council on Foreign Relations. Il sera plus difficile pour les dirigeants européens de continuer à courtiser Trump et de le garder près d’eux. Mais au-delà du langage irrespectueux, il n’y a pas grand-chose de neuf dans ce texte. Je ne crois pas qu’il aura un impact énorme sur la relation transatlantique. » Cette vue est partagée par ceux qui relativisent la portée de ce genre d’exercice, attendant surtout des annonces officielles sur les redéploiements militaires américains en Europe.
Si on met de côté les flatteries qui émaillent les pages du document à l’attention de Donald Trump, il s’agit davantage d’un manifeste politique MAGA que de la mobilisation de l’expertise américaine la plus fine, rejetée par cette administration. Cette stratégie revendique l’abandon de toute exhaustivité, car « se focaliser sur tout, c’est se focaliser sur rien ». Elle défend une liste courte de priorités qui tournent autour du contrôle des frontières et des ressources stratégiques, de la prédation économique. Pas un mot sur le climat, dont on connaît pourtant l’impact sur les flux migratoires. Pas une référence aux instances multilatérales. Les Etats-Unis renoncent à tout discours sur l’exemplarité de leur modèle. Seul le choc des ambitions et des intérêts reste valable dans la jungle du monde, que plus personne ne peut domestiquer.
Alignement exigé
Ainsi, l’Amérique claque la porte de l’ère post-1945. Les alliances traditionnelles n’engagent plus à rien, puisque tout est extorsion, rapport de force et alignement exigé. Les valeurs n’existent plus, mis à part une brumeuse liberté d’expression absolue à l’export – au profit des droites identitaires – que l’administration méprise pourtant sur son propre territoire lorsqu’il s’agit de la presse et de ses contempteurs.
« Après la fin de la guerre froide, les élites de la politique étrangère américaine se sont persuadées que la domination américaine permanente du monde entier répondait aux meilleurs intérêts de notre pays, assure l’introduction. Mais les affaires des autres pays ne nous préoccupent seulement dans le cas où leurs activités menacent directement nos intérêts. »Autrement dit, « les jours où les Etats-Unis soutenaient l’ordre international complet comme Atlas sont finis ».
La première traduction de ce virage concerne le Moyen-Orient, qui « n’est plus l’irritant constant et la source potentielle de catastrophe imminente qu’il a été ». Cela signifie selon le document que « les jours où le Moyen-Orient dominait la politique étrangère américaine (…) sont finis ». Le conflit israélo-palestinien ? Il « reste épineux ». Mais la région est reconfigurée depuis deux ans, et la « raison historique » de l’investissement américain – l’énergie – n’existe plus, en raison de ses propres ressources nationales.
Lire aussi | Article réservé à nos abonnés Les envoyés très spéciaux de la diplomatie américaine pour « évangéliser » l’EuropeLire plus tard
L’administration Trump confirme la priorité accordée à l’hémisphère occidental, considérant de fait le continent américain comme son pré carré. Elle compte y priver ses adversaires – à commencer par la Chine, non citée – de « la possibilité de positionner des forces ou d’autres capacités menaçantes, ou de posséder ou de contrôler des ressources stratégiquement vitales ». Les gouvernements ou les partis politiques alignés sur les priorités américaines seront « récompensés et encouragés ».
Le Conseil de sécurité nationale est chargé d’identifier les lieux et les ressources stratégiques dans l’hémisphère occidental, pour envisager des partenariats dans leur exploitation. Un redéploiement des forces militaires américaines est aussi confirmé, ainsi que « l’utilisation de la force létale pour remplacer la stratégie de maintien de l’ordre en échec ces dernières décennies ». Une référence claire aux frappes en série dans les Caraïbes, depuis début septembre, contre des embarcations transportant des cargaisons de drogues, selon les autorités.
L’Asie, elle, est vue au travers du prisme exclusif de la Chine. Le Parti communiste chinois n’est même pas mentionné, ce qui va surprendre à coup sûr les républicains à Washington, pour lesquels la rivalité systémique avec Pékin a forcément une dimension idéologique. Le document rappelle qu’un tiers du commerce maritime mondial passe par la mer de Chine du Sud. Dès lors, « prévenir un conflit au sujet de Taïwan, idéalement en préservant une domination militaire, est une priorité ».
Pour cela, la stratégie américaine prévoit d’empêcher toute agression chinoise dans la « première chaîne d’îles » – terme désignant la ligne de défense composée des territoires allant du Japon à Taïwan et aux Philippines. Washington invite ces alliés à dépenser davantage pour leurs moyens militaires et à ouvrir leurs infrastructures aux forces américaines.
Piotr Smolar (Washington, correspondant)
« Effacement civilisationnel » de l’Europe, fin de « la migration de masse »… Les extraits du document qui expose la vision du monde de l’administration Trump
Dans un document publié vendredi 5 décembre, le président américain, Donald Trump, définit les priorités de son administration et la nature des relations de son pays avec le reste du monde, donnant au passage une leçon à l’Europe pour qu’elle restaure sa « grandeur ». Extraits.
Temps de Lecture 11 min.

Dans le premier document du genre de son second mandat, le président américain, Donald Trump, dessine la place des Etats-Unis dans le monde sur un plan géopolitique, stratégique et économique, privilégiant son approche de « l’Amérique d’abord ». Cette « stratégie de défense nationale » insiste notamment sur la lutte contre « l’immigration de masse » et les« invasions », met en garde l’Europe contre son « effacement civilisationnel » et se félicite de sa politique au Proche-Orient.
Les priorités
- L’ère de la migration de masse est révolue
Les personnes qu’un pays accepte sur son territoire, leur nombre et leur provenance, définiront inévitablement l’avenir de cette nation. […] Tout au long de l’histoire, les nations souveraines ont interdit la migration incontrôlée et n’ont accordé que rarement la citoyenneté aux étrangers, qui devaient également répondre à des critères exigeants. L’expérience de l’Occident au cours des dernières décennies confirme cette sagesse immuable. Dans tous les pays du monde, la migration de masse a mis à rude épreuve les ressources nationales, accru la violence et la criminalité, affaibli la cohésion sociale, faussé les marchés du travail et compromis la sécurité nationale. L’ère de la migration de masse doit prendre fin. La sécurité des frontières est l’élément principal de la sécurité nationale. Nous devons protéger notre pays contre les invasions, non seulement contre la migration incontrôlée, mais aussi contre les menaces transfrontalières telles que le terrorisme, le trafic de drogue, l’espionnage et la traite des êtres humains.
- La protection des droits et libertés fondamentaux
Le but du gouvernement américain est de garantir les droits naturels accordés par Dieu aux citoyens américains. A cette fin, les départements et agences du gouvernement des Etats-Unis se sont vu accorder des pouvoirs impressionnants. Ces pouvoirs ne doivent jamais être abusés. […] Les droits à la liberté d’expression, à la liberté de religion et de conscience, ainsi que le droit de choisir et de diriger notre gouvernement commun sont des droits fondamentaux qui ne doivent jamais être violés. En ce qui concerne les pays qui partagent, ou qui disent partager, ces principes, les Etats-Unis plaideront avec force pour qu’ils soient respectés dans leur lettre et leur esprit. Nous nous opposerons aux restrictions antidémocratiques imposées par les élites sur les libertés fondamentales en Europe, dans le monde anglophone et dans le reste du monde démocratique, en particulier parmi nos alliés.

- Partage et transfert des charges
L’époque où les Etats-Unis soutenaient à eux seuls l’ordre mondial comme Atlas est révolue. Nous comptons parmi nos nombreux alliés et partenaires des dizaines de nations riches et sophistiquées qui doivent assumer la responsabilité principale de leurs régions et contribuer beaucoup plus à notre défense collective. […] Les Etats-Unis seront prêts à aider, éventuellement par un traitement plus favorable en matière commerciale, de partage de technologies et d’achats de défense, les pays qui acceptent de prendre davantage de responsabilités pour la sécurité dans leur voisinage et d’aligner leurs contrôles à l’exportation sur les nôtres.
- Réalignement par la paix
La recherche d’accords de paix sous la direction du président, même dans des régions et des pays périphériques à nos intérêts fondamentaux immédiats, est un moyen efficace d’accroître la stabilité, de renforcer l’influence mondiale des Etats-Unis, de réaligner les pays et les régions sur nos intérêts et d’ouvrir de nouveaux marchés. Les ressources nécessaires se résument à la diplomatie présidentielle, que notre grande nation ne peut adopter qu’avec un leadership compétent.
- Sécurité économique
La sécurité économique étant fondamentale pour la sécurité nationale, nous nous efforcerons de renforcer davantage l’économie américaine. Les Etats-Unis donneront la priorité au rééquilibrage de leurs relations commerciales, à la réduction des déficits commerciaux, à la lutte contre les barrières à leurs exportations et à la fin du dumping et des autres pratiques anticoncurrentielles qui nuisent aux industries et aux travailleurs américains.
Comme l’a fait valoir Alexander Hamilton aux débuts de notre république, les Etats-Unis ne doivent jamais dépendre d’une puissance extérieure pour les composants essentiels – des matières premières aux pièces détachées en passant par les produits finis – nécessaires à la défense ou à l’économie du pays. Nous devons rétablir notre accès indépendant et fiable aux biens dont nous avons besoin pour nous défendre et préserver notre mode de vie. Cela nécessitera d’élargir l’accès des Etats-Unis aux minéraux et matériaux essentiels tout en luttant contre les pratiques économiques prédatrices. De plus, la communauté du renseignement surveillera les chaînes d’approvisionnement-clés et les avancées technologiques dans le monde entier afin de nous assurer que nous comprenons et atténuons les vulnérabilités et les menaces qui pèsent sur la sécurité et la prospérité des Etats-Unis.
Les Etats-Unis vont réindustrialiser leur économie, « relocaliser » la production industrielle et encourager et attirer les investissements dans notre économie et notre main-d’œuvre, en mettant l’accent sur les 14 secteurs technologiques critiques et émergents qui définiront l’avenir. Nous y parviendrons grâce à l’utilisation stratégique de droits de douane et de nouvelles technologies […]

Une armée forte et compétente ne peut exister sans une base industrielle de défense forte et compétente. L’énorme fossé, mis en évidence lors des conflits récents, entre les drones et les missiles à bas coût et les systèmes coûteux nécessaires pour se défendre contre eux, a mis en évidence notre besoin de changement et d’adaptation. L’Amérique a besoin d’une mobilisation nationale pour innover en matière de défenses puissantes à faible coût, pour produire à grande échelle les systèmes et les munitions les plus performants et les plus modernes, et pour rapatrier nos chaînes d’approvisionnement industrielles de défense. […] Nous encouragerons également la revitalisation des bases industrielles de tous nos alliés et partenaires afin de renforcer la défense collective.
Le rétablissement de la domination énergétique américaine (dans les domaines du pétrole, du gaz, du charbon et du nucléaire) et la relocalisation des composants énergétiques-clés nécessaires constituent une priorité stratégique absolue. […] Nous rejetons les idéologies désastreuses du « changement climatique » qui ont tant nui à l’Europe, menacent les Etats-Unis et subventionnent nos adversaires.
Préserver et renforcer notre domination [financière] implique de tirer parti de notre système de libre marché dynamique et de notre leadership en matière de finance numérique et d’innovation afin de garantir que nos marchés restent les plus dynamiques, les plus liquides et les plus sûrs, et continuent de faire l’envie du monde entier.
Promouvoir la grandeur européenne
Les responsables américains ont pris l’habitude d’envisager les problèmes européens sous l’angle de l’insuffisance des dépenses militaires et de la stagnation économique. Cela est vrai, mais les véritables problèmes de l’Europe sont encore plus profonds. L’Europe continentale a perdu des parts du produit intérieur brut mondial, passant de 25 % en 1990 à 14 % aujourd’hui, en partie à cause des réglementations nationales et transnationales qui sapent la créativité et l’esprit d’initiative.
Mais ce déclin économique est éclipsé par la perspective réelle et plus sombre d’un effacement civilisationnel. Les problèmes plus importants auxquels l’Europe est confrontée relèvent des activités de l’Union européenne et d’autres organismes transnationaux qui sapent la liberté politique et la souveraineté ; des politiques migratoires qui transforment le continent et créent des conflits ; de la censure de la liberté d’expression et de la répression de l’opposition politique ; de l’effondrement des taux de natalité et de la perte des identités nationales et de la confiance en soi.
Si les tendances actuelles se poursuivent, le continent sera méconnaissable d’ici vingt ans ou moins. Dans ces conditions, il est loin d’être évident que certains pays européens disposeront d’une économie et d’une armée suffisamment solides pour rester des alliés fiables […]. Nous voulons que l’Europe reste européenne, qu’elle retrouve sa confiance en sa civilisation et qu’elle abandonne son obsession malvenue pour une réglementation étouffante.
Ce manque de confiance en soi est particulièrement évident dans les relations de l’Europe avec la Russie. Les alliés européens jouissent d’un avantage significatif en matière de puissance militaire sur la Russie dans presque tous les domaines, à l’exception des armes nucléaires. A la suite de la guerre menée par la Russie en Ukraine, les relations entre l’Europe et la Russie sont désormais profondément détériorées, et de nombreux Européens considèrent la Russie comme une menace existentielle. La gestion des relations entre l’Europe et la Russie nécessitera un engagement diplomatique important de la part des Etats-Unis, à la fois pour rétablir les conditions d’une stabilité stratégique sur le continent eurasien et pour atténuer le risque de conflit entre la Russie et les pays européens.
Il est dans l’intérêt fondamental des Etats-Unis de négocier une cessation rapide des hostilités en Ukraine, afin de stabiliser les économies européennes, d’empêcher une escalade ou une extension involontaire de la guerre, de rétablir la stabilité stratégique avec la Russie et de permettre la reconstruction de l’Ukraine après la guerre afin de lui permettre de survivre en tant qu’Etat viable.
[…] L’administration Trump se trouve en désaccord avec les responsables européens qui ont des attentes irréalistes concernant la guerre, issus de gouvernements minoritaires instables, dont beaucoup bafouent les principes fondamentaux de la démocratie pour réprimer l’opposition. Une large majorité des Européens souhaite la paix, mais ce désir ne se traduit pas en politique, en grande partie à cause de la subversion des processus démocratiques par ces gouvernements. Cela revêt une importance stratégique pour les Etats-Unis, précisément parce que les Etats européens ne peuvent se réformer s’ils sont enlisés dans une crise politique.

Pourtant, l’Europe reste stratégiquement et culturellement vitale pour les Etats-Unis. Le commerce transatlantique reste l’un des piliers de l’économie mondiale et de la prospérité américaine. […] L’Europe abrite des institutions culturelles de premier plan et des centres de recherche scientifique de pointe. Non seulement nous ne pouvons pas nous permettre de faire une croix sur l’Europe, mais cela irait à l’encontre des objectifs de cette stratégie.
La diplomatie américaine doit continuer à défendre la véritable démocratie, la liberté d’expression et la célébration sans complexe du caractère et de l’histoire propres à chaque nation européenne. Les Etats-Unis encouragent leurs alliés politiques en Europe à promouvoir ce renouveau spirituel, et l’influence croissante des partis patriotiques européens est de fait source d’un grand optimisme.
Notre objectif devrait être d’aider l’Europe à corriger sa trajectoire actuelle. Nous aurons besoin d’une Europe forte pour nous aider à être compétitifs et pour travailler de concert avec nous afin d’empêcher tout adversaire de dominer l’Europe. […] Nous voulons travailler avec des pays alignés [sur les intérêts américains] qui souhaitent retrouver leur grandeur d’antan.
A long terme, il est plus que plausible que, d’ici quelques décennies au plus tard, certains membres de l’OTAN deviennent majoritairement non européens. A ce titre, la question reste ouverte de savoir s’ils considéreront leur place dans le monde, ou leur alliance avec les Etats-Unis, de la même manière que ceux qui ont signé la charte de l’OTAN.
Notre politique générale pour l’Europe devrait donner la priorité aux éléments suivants :
– rétablir les conditions de stabilité en Europe et la stabilité stratégique avec la Russie ;
– permettre à l’Europe d’être autonome et de fonctionner comme un groupe de nations souveraines alignées, notamment en assumant la responsabilité principale de sa propre défense, sans être dominée par une puissance adverse ;
– encourager la résistance à la trajectoire actuelle de l’Europe au sein des nations européennes ;
– ouvrir les marchés européens aux biens et services américains et garantir un traitement équitable aux travailleurs et aux entreprises américains ;
– renforcer les nations prospères d’Europe centrale, orientale et méridionale grâce à des liens commerciaux, à la vente d’armes, à la collaboration politique et aux échanges culturels et éducatifs ;
– mettre fin à la perception, et empêcher la réalité, d’une OTAN comme une alliance en expansion perpétuelle ;
– encourager l’Europe à prendre des mesures pour lutter contre la surcapacité mercantiliste, le vol de technologies, le cyberespionnage et d’autres pratiques économiques hostiles.
Le Moyen-Orient : transférer le fardeau, construire la paix
Pendant au moins un demi-siècle, la politique étrangère américaine a donné la priorité au Moyen-Orient par rapport à toutes les autres régions. Les raisons en sont évidentes : pendant des décennies, le Moyen-Orient a été le plus important fournisseur d’énergie au monde, le théâtre principal de la concurrence entre les superpuissances et un lieu de conflits qui menaçaient de s’étendre au reste du monde et même sur notre propre territoire.
Aujourd’hui, au moins deux de ces dynamiques ont disparu. L’approvisionnement énergétique s’est considérablement diversifié, les Etats-Unis redevenant un exportateur net d’énergie. La rivalité entre superpuissances a cédé la place à une lutte d’influence entre grandes puissances, dans laquelle les Etats-Unis conservent une position enviable, renforcée par la revitalisation réussie par le président Trump de nos alliances dans le Golfe, avec d’autres partenaires arabes et avec Israël.
Les conflits restent la dynamique la plus problématique au Moyen-Orient, mais ce problème est aujourd’hui moins grave que les gros titres pourraient le laisser croire. L’Iran, principale force déstabilisatrice de la région, a été considérablement affaibli par les actions israéliennes depuis le 7 octobre 2023 et par l’opération « Midnight Hammer » menée par le président Trump en juin 2025, qui a considérablement dégradé le programme nucléaire iranien. Le conflit israélo-palestinien reste épineux, mais grâce au cessez-le-feu et à la libération des otages négociés par le président Trump, des progrès ont été réalisés vers une paix plus durable. Les principaux soutiens du Hamas ont été affaiblis ou écartés. La Syrie reste un problème potentiel, mais avec le soutien des Etats-Unis, des pays arabes, d’Israël et de la Turquie, elle pourrait se stabiliser et reprendre la place qui lui revient en tant qu’acteur intégral et positif dans la région.
A mesure que cette administration abroge ou assouplit les politiques énergétiques restrictives et que la production énergétique américaine augmente, la raison historique pour laquelle les Etats-Unis se concentrent sur le Moyen-Orient s’estompera. Au contraire, la région deviendra de plus en plus une source et une destination d’investissements internationaux, et ce dans des secteurs bien au-delà du pétrole et du gaz, notamment l’énergie nucléaire, l’intelligence artificielle et les technologies de défense. Nous pouvons également travailler avec nos partenaires du Moyen-Orient pour faire progresser d’autres intérêts économiques, qu’il s’agisse de sécuriser les chaînes d’approvisionnement ou de renforcer les occasions de développer des marchés amicaux et ouverts dans d’autres parties du monde, comme l’Afrique.


Les partenaires du Moyen-Orient démontrent leur engagement à lutter contre le radicalisme, une tendance que la politique américaine devrait continuer à encourager. Mais pour ce faire, il faudra abandonner l’expérience malavisée des Etats-Unis qui consiste à intimider ces nations, en particulier les monarchies du Golfe, pour qu’elles abandonnent leurs traditions et leurs formes historiques de gouvernement. Nous devons encourager et applaudir les réformes lorsqu’elles émergent de manière organique, sans chercher à les imposer de l’extérieur. La clé d’une relation fructueuse avec le Moyen-Orient est d’accepter la région, ses dirigeants et ses nations tels qu’ils sont, tout en collaborant dans les domaines d’intérêt commun.
Les Etats-Unis auront toujours un intérêt fondamental à veiller à ce que les approvisionnements énergétiques du Golfe ne tombent pas entre les mains d’un ennemi déclaré, à ce que le détroit d’Ormuz reste ouvert, à ce que la mer Rouge reste navigable, à ce que la région ne soit pas un incubateur ou un exportateur de terrorisme contre les intérêts américains ou le territoire américain, et à ce qu’Israël reste en sécurité. Nous pouvons et devons faire face à cette menace sur le plan idéologique et militaire, sans nous engager dans des décennies de guerres stériles de «construction d’une nation nationale ». Nous avons également un intérêt évident à étendre les accords d’Abraham à d’autres pays de la région et à d’autres pays du monde musulman.
Mais l’époque où le Moyen-Orient dominait la politique étrangère américaine, tant dans la planification à long terme que dans l’exécution quotidienne, est heureusement révolue, non pas parce que le Moyen-Orient n’a plus d’importance, mais parce qu’il n’est plus l’irritant constant et la source potentielle de catastrophe imminente qu’il était autrefois. Il apparaît plutôt comme un lieu de partenariat, d’amitié et d’investissement, une tendance qui doit être saluée et encouragée. En fait, la capacité du président Trump à unir le monde arabe à Charm El-Cheikh dans la recherche de la paix et de la normalisation permettra enfin aux Etats-Unis de donner la priorité aux intérêts américains.
Le Monde
Voir aussi:
L’ère Trump, un cauchemar pour la diplomatie européenne, entre flagornerie et humiliations
Donald Trump réclame l’obscurité. Et le silence. Ce 21 mai, dans le bureau Ovale, le président américain dévoile à son auditoire une vidéo prouvant, dit-il, le « génocide » des fermiers blancs en Afrique du Sud. Les yeux braqués vers l’écran, le public observe, mi-embarrassé mi-sceptique, les images censées démontrer la présence d’un charnier : une rangée de croix blanches, plantées dans le sol. « Ce sont des tombes, il y en a 1 000 », affirme le locataire de la Maison Blanche. En réalité, il s’agit d’une commémoration en hommage à un couple, Glen et Vida Rafferty, tués par balle cinq ans plus tôt, près de leur ferme dans le Kwazulu-Natal. Les croix ont été installées pour la cérémonie. Dans le bureau Ovale, le président sud-africain, Cyril Ramaphosa, tente d’intervenir pour rectifier. Trump l’ignore et poursuit son exposé.
Peu importe la réalité. Donald Trump n’apprécie guère le gouvernement de Pretoria et encore moins le Congrès national africain (ANC), le parti du chef de l’Etat, qu’il accuse d’avoir dilapidé l’aide américaine sans se montrer redevable. L’ANC, la formation de feu Nelson Mandela (1918-2013), héros de la lutte antiapartheid, dénonce régulièrement ce qu’il perçoit comme la mentalité prédatrice des Etats-Unis.
Sous sa présidence du G20, dont le sommet se tient les 22 et 23 novembre, à Johannesburg, l’Afrique du Sud défend une vision définie par le slogan « Solidarité, égalité, durabilité » : allégement de la dette des pays en développement, réduction des barrières douanières et relance du multilatéralisme. Un programme jugé « antiaméricain » par Washington. « C’est une honte absolue que le G20 se tienne en Afrique du Sud », a déclaré Donald Trump, ulcéré, le 7 novembre, sur son réseau, Truth Social. « Je n’irai pas ! », ne cesse-t-il de répéter en se glorifiant d’organiser le prochain sommet du G20 au Trump National Doral Miami, un complexe de golf qu’il possède en Floride. Son vice-président, J. D. Vance, un temps pressenti pour représenter les Etats-Unis à Johannesburg, ne fera pas non plus le voyage.
Donald Trump méprise les grands sommets internationaux. A ses yeux, ils incarnent un multilatéralisme bavard et inefficace qu’il rêve de mettre définitivement à bas. « Le multilatéralisme, c’est son ennemi, et le G20 est un organisme qu’il faut détruire », déplore Jean-Yves Le Drian, ancien ministre des affaires étrangères français qui a eu des échanges avec le président américain lors du premier mandat de celui-ci, entre 2017 et 2021.
Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 24 février 2022, le G20 est devenu le théâtre d’une lutte diplomatique entre Occidentaux et pays dits « du Sud global » – Chine, Inde, Brésil ou Afrique du Sud, qui n’ont pas rompu avec Moscou et contestent l’ordre mondial dominé par l’Occident. « Trump n’aurait eu aucun scrupule à prononcer un discours enflammé [à Johannesburg], mais il pense probablement que l’agenda du G20, notamment sur le développement durable, n’est pas pertinent, analyse Peter Rough, directeur du Centre pour l’Europe et l’Eurasie à l’Hudson Institute, un cercle de réflexion conservateur basé à Washington. Le G20 a connu son apogée lors de la crise financière de 2008, mais, avec la fragmentation du monde en blocs géopolitiques concurrents, son influence s’est amoindrie. »
Souvenirs pénibles
Ce G20 sans les Américains est vécu par les Européens comme un désastre. « On n’ira pas très loin, admet un diplomate sous le couvert de l’anonymat, soulignant la dépendance du Vieux Continent à la première économie mondiale. Comment reconstruire les relations multilatérales avec ce grand absent ? Même quand il n’est pas là, Trump hante les esprits : il a changé la vision du monde. » L’absence du président américain et de ses coups de sang est pourtant la garantie d’échapper à une séance d’humiliation collective pour les chefs d’Etat et de gouvernement européens.
La plupart d’entre eux gardent un souvenir pénible du sommet pour la paix à Gaza, qui s’est tenu, le 13 octobre, à Charm El-Cheikh, en Egypte, dans la foulée du cessez-le-feu entre Israël et le Hamas. Après avoir attendu plusieurs heures l’arrivée de Donald Trump, ils avaient encaissé ses commentaires, sans mot dire. « Nous avons là une jeune femme, une belle jeune femme », s’était permis de lancer le milliardaire, en désignant Giorgia Meloni, la présidente du conseil italien – déclenchant, à Rome, l’indignation des féministes.
« Je n’arrive pas à y croire, vous faites profil bas aujourd’hui ! », avait-il ironisé, en apostrophant Emmanuel Macron, qui avait refusé de se tenir derrière lui sur l’estrade, préférant rester en retrait dans la salle. « Beaucoup de cash, du cash illimité », avait également déclaré le locataire de la Maison Blanche, en désignant Mansour Ben Zayed Al Nahyane, le vice-président des Emirats arabes unis, comme si celui-ci se réduisait à un simple chéquier destiné à financer la reconstruction de la bande de Gaza, dévastée par les bombardements israéliens.
Lire aussi | Gaza : un sommet à Charm El-Cheikh pour tenter de garantir la suite du plan Trump
Au sommet de Charm El-Cheikh, Donald Trump n’était qu’un invité, mais il se comportait comme s’il était chez lui, dans le bureau Ovale. Cette pièce emblématique de l’aile ouest de la Maison Blanche s’est transformée, depuis le début de son second mandat, en une salle d’examen. Un passage obligé et redouté par tous les dirigeants de la planète. « Il faut une préparation psychologique avant d’aller voir Trump, confie un diplomate allemand. Il ne s’agit pas d’essayer d’être gagnant, il s’agit de ne pas perdre. »
Cet état d’esprit a permis au chancelier Friedrich Merz de demeurer stoïque, le 5 juin, lorsque le président américain a ravivé les souvenirs les plus douloureux du pays. « Ça doit être un mauvais jour pour vous ! », avait-il lancé, provocateur, en évoquant l’anniversaire du Débarquement allié qui a libéré l’Europe de l’Allemagne nazie. « C’était une libération pour nous aussi », avait rétorqué avec calme le chancelier, avant de rappeler, en guise de diversion, les origines bavaroises de Frederick Trump, le grand-père de Donald, né en 1869 à Kallstadt, aujourd’hui en Rhénanie-Palatinat.
Lire aussi | Pour Donald Trump, l’Ukraine et la Russie sont comme « deux jeunes enfants » qui « se battent dans un parc »
« Lui parler de son aïeul était un pari risqué, car c’est un sujet que Trump préfère garder sous silence : son grand-père [émigré aux Etats-Unis, à l’âge de 16 ans] avait voulu rentrer vivre en Allemagne, mais n’a pas pu reprendre la nationalité du royaume de Bavière, car il n’avait pas accompli le service militaire obligatoire. Aborder ce passé, c’était partir à l’aventure », commente un proche de l’exécutif allemand, qui se dit soulagé que Friedrich Merz ait finalement atterri « dans la bonne case » après cet échange délicat.
Obsession mercantile
Lors de son premier mandat, canalisé par ses conseillers et les contre-pouvoirs, Donald Trump n’avait pas provoqué une telle paralysie chez les dirigeants européens. Sa réélection, en 2024, couplée à l’apathie de l’opposition américaine, inaugure une nouvelle ère : celle de la peur suscitée par un président américain capable de tout.
Dépourvu d’empathie, le milliardaire agit selon une logique strictement transactionnelle, dénuée de dogme idéologique. « Son véritable moteur, c’est l’argent », analyse Giuliano da Empoli, ancien conseiller politique du président du conseil italien Matteo Renzi et auteur des Ingénieurs du chaos (JC Lattès, 2019), dans un entretien à la revue géopolitique LeGrand Continent, le 17 avril.
Cette obsession mercantile, que décline la politique « America first » (« l’Amérique d’abord »), se traduit par une lutte acharnée où chaque décision est vue comme un combat pour défendre les intérêts américains. Pour Donald Trump, les accords « gagnant-gagnant » n’existent pas. « Sa doctrine se fonde sur le sentiment que les Etats-Unis sont exploités par les autres pays », explique Olivier Blanchard, ancien économiste en chef du FMI, cité par Le Grand Continent, le 5 novembre.
La Chine représente, à ce titre, l’adversaire ultime, tandis que l’Europe apparaît comme un allié agaçant qui profite depuis trop longtemps des largesses financières et militaires de la première puissance mondiale. Fini le temps où les Etats-Unis subventionnaient le reste du monde au nom de la promotion du « monde libre » : Donald Trump en veut pour son argent.
En Europe, où chacun revendique sa propre « relation spéciale » avec Washington, les dirigeants jurent être avant tout pragmatiques : il s’agit de ne pas briser le lien transatlantique alors que le président russe, Vladimir Poutine, fait planer la crainte d’une extension de la guerre au-delà des frontières ukrainiennes.
Lire aussi | Déployer les armées européennes en quelques jours : le défi de l’OTAN face à la Russie
« Qui a l’oreille de Trump ? »
L’heure n’est pas au refroidissement, mais à l’adaptation aux nouveaux codes diplomatiques imposés par l’ex-star de la télé-réalité. Dans ce jeu inédit où le futile occupe une place stratégique, plaire ou déplaire à Donald Trump tient à peu de chose : être grand (comme Friedrich Merz), musclé par les entraînements de boxe (à l’instar de Karol Nawrocki, le président polonais) ou être un as du golf (tel Alexander Stubb, le président finlandais).
« Mon père m’a dit un jour, alors que je rêvais de devenir golfeur professionnel : “Ne t’inquiète pas, Alex, même si tu ne deviens pas joueur professionnel, le golf te servira dans la vie”. Mon père avait raison », sourit, lors d’une confidence au Monde, Alexander Stubb de retour de Mar-a-Lago (Floride), où, en mars, il avait tenté sur le green de convaincre son homologue américain de durcir le ton face à la Russie. De son côté, Keir Starmer, premier ministre britannique, a opté pour le faste de la famille royale en offrant, en septembre, au couple Trump un tour en carrosse et un dîner de gala à Windsor.
Tous le savent. Avec Trump, rien n’est jamais figé. Une amitié qu’il proclame peut être réduite en poussière du jour au lendemain. Et la proximité idéologique avec le monde MAGA (Make America Great Again), fondée sur un rejet de l’étranger et un nationalisme exacerbé, n’apporte que de maigres avantages. Le premier ministre hongrois, Viktor Orban, peut se targuer d’avoir échappé aux sanctions américaines sur les importations de pétrole russe. Le président polonais, Karol Nawrocki, a, quant à lui, obtenu la garantie du maintien des troupes américaines dans son pays. Mais ces faveurs ponctuelles ne compensent pas la détestation profonde que nourrit Donald Trump envers l’Europe.
« Nous sommes de la même civilisation ! », plaide un diplomate polonais auprès de Charles Kushner, ambassadeur américain à Paris et beau-père de la fille de Donald Trump, imaginant partager avec l’Américain ses thèses sur une prétendue « guerre des civilisations ». Businessman sans scrupule et membre du clan Trump, Charles Kushner est perçu comme un intermédiaire-clé, un canal d’accès privilégié au locataire de la Maison Blanche à l’heure où les diplomates de métier américains n’ont plus prise sur lui.
Lire le portrait | Charles Kushner, un ambassadeur du clan Trump pour la France
« Aucun argument – même le plus rationnel – ne fait fléchir Trump. Quand il a une idée en tête, il la garde. La seule chose qui marche, c’est de détourner son attention », confie un de ses anciens conseillers. Mais nul ne sait vraiment si Charles Kushner défend la cause des Européens, ni s’il possède une réelle influence à la Maison Blanche. Qui a l’oreille de Trump ?, s’interrogent les diplomates européens.
Présente à l’investiture du président américain, Giorgia Meloni a su habilement tirer parti de son avantage. La dirigeante postfasciste, qui se présente en Europe comme un « pont » entre le Vieux Continent et l’administration Trump, s’autorise une parole presque franche avec le dirigeant américain quand il s’agit de défendre les intérêts des exportateurs italiens, véritable cartina di tornasole (« critère décisif ») de la diplomatie romaine.
« De la grande télévision »
« Regarde Donald [le tutoiement est incertain, mais elle l’a appelé Donald], regarde : tout ça, en bleu, c’est nous, il y a vingt ans, quand on était encore les patrons. Et ça, en rouge, c’est le commerce aujourd’hui, c’est-à-dire avant tout la Chine. Alors il vaudrait mieux qu’on trouve un accord entre nous, les bleus, face aux rouges, parce que la question maintenant ce n’est plus tellement qui on laisse entrer, mais de ne pas nous faire sortir », lui expose-t-elle au G7 de Kananaskis, au Canada, à la mi-juin, selon le récit publié, le 24 juillet dans Le Nouvel Obs, par l’écrivain Emmanuel Carrère.
Le 4 septembre, lors d’une visioconférence organisée de Paris entre la Maison Blanche et la « coalition des volontaires » en soutien à l’Ukraine, la présidente du conseil italien a même osé dénoncer l’idée, qui plaisait à Donald Trump, d’une rencontre à Moscou entre le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, et Vladimir Poutine. Ce serait une « provocation inacceptable », s’est-elle indignée sous le regard inquiet de ses pairs européens.
Lire aussi | Giorgia Meloni tombe le masque, trois ans après son arrivée au pouvoir en Italie
Une inquiétude diffuse règne sur le Vieux Continent, sans cesse sur le qui-vive. Le 25 mars, la disparition de quatre soldats américains dans des marais de Lituanie, lors d’un exercice militaire de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), affole l’exécutif de ce petit Etat balte. « On avait peur que Trump retire ses troupes », se souvient un représentant du gouvernement lituanien, alors que le Pentagone prépare la revue stratégique qui actualise le déploiement des forces américaines dans le monde.
Entre 800 et 1 000 soldats américains sont stationnés à l’est de Vilnius, dans une région proche de la frontière russe. Une opération de sauvetage majeure se met en place. Il apparaît que les quatre disparus (dont un seul est retrouvé vivant) ont été victimes de leur imprudence en cherchant un raccourci, mais l’affaire est emballée de façon à ne pas fâcher Donald Trump qui, apparemment, ignore où se trouve la Lituanie. Le langage diplomatique porte ses fruits, et Pete Hegseth, secrétaire d’Etat à la défense américain, clôt discrètement l’incident.
Pour éviter une rupture brutale avec l’ordre mondial bâti après 1945, les Européens en sont réduits à guetter l’humeur du président de la première puissance économique mondiale. Emmanuel Macron – qui s’était vanté, le 26 février, dans Paris Match, de comprendre le logiciel Trump et se présentait comme un vétéran de la scène internationale aguerri aux poignées de main vigoureuses de l’ancien promoteur immobilier – a vite découvert que le second mandat de Trump s’annonçait bien plus imprévisible et inquiétant que le premier.

En invitant le président américain à la grandiose cérémonie de réouverture de Notre-Dame de Paris, le 7 décembre2024, avant même son investiture, le chef de l’Etat français pensait avoir marqué des points. Ce jour-là, l’entrevue – à laquelle l’Américain avait consenti à la dernière minute – qu’il avait organisée avec le président ukrainien semblait tenir du coup de maître pour garantir la pérennité du soutien de Washington à Kiev. Qualifié d’« émouvant » par les Ukrainiens, cet échange n’a pourtant pas empêché quelques mois plus tard, le 28 février, le lynchage en direct de Volodymyr Zelensky par Donald Trump et son vice-président, J. D. Vance, dans le bureau Ovale. « De la grande télévision », s’est félicité le jour même le président américain.
Ménager son bien-être
Jusqu’alors, les Ukrainiens, en particulier Dmytro Kuleba, ministre des affaires étrangères de 2020 à 2024, étaient fiers d’avoir bousculé les codes diplomatiques en pratiquant le « name and shame » (« nommer et couvrir de honte ») contre ceux qui ne leur fournissaient pas assez d’armes. « Votre argent n’est pas de la charité, c’est un investissement dans la sécurité mondiale ! », avait lancé Volodymyr Zelensky, en pull kaki, sous les hourras des élus du Congrès américain, le 21 décembre 2022. Cette posture audacieuse, sous la présidence de Joe Biden, est devenue, aux yeux d’une administration Trump pressée de conclure un « deal » avec Vladimir Poutine, synonyme d’« irrespect ».
« On va réparer ça », avait soufflé avec sang-froid Volodymyr Zelensky à Emmanuel Macron, au cours d’un appel téléphonique, peu après sa rencontre orageuse dans le bureau Ovale. En quelques jours, ses équipes à Kiev ont révisé leur approche diplomatique, après avoir visionné The Apprentice (film d’Ali Abbasi, sorti en novembre 2024), qui décrit l’absence totale de morale du milliardaire, et lu The Art of the Deal, le best-seller de l’ex-promoteur immobilier publié en 1987 aux éditions Random House. Dans cet ouvrage, Donald Trump décrit sa passion des affaires comme d’autres leur passion pour la peinture ou la musique. On y découvre aussi sa vision du monde, uniquement fondée sur des rapports de force entre ceux qui « luttent » et ceux qui « plient ». Un passage notable indique : « S’il y a une chose que j’ai apprise sur les riches, c’est qu’ils supportent très mal le moindre inconfort. »
Lire aussi les faits | « The Art of the Deal », de Donald Trump, ou l’art de capitaliser sur un best-seller
Ménager le bien-être du milliardaire américain est désormais au cœur des préoccupations diplomatiques ukrainiennes pour préserver leur relation transatlantique – une question de survie pour Kiev. Lors de ses déplacements à Washington, Volodymyr Zelensky a abandonné son battle-dress, sa « tenue de combat », pour adopter un costume de ville classique. Il monnaie le soutien américain contre une participation dans l’exploitation des minerais ukrainiens et prend soin de remercier abondamment les Etats-Unis.
Le 18 août, lors d’une seconde entrevue avec Donald Trump dans le bureau Ovale, les alliés européens présents ont pu compter pas moins de 17 « merci » prononcés par le chef d’Etat ukrainien. C’était « spectaculaire », s’enthousiasme l’un des participants, saluant la « plasticité » de la présidence de l’Ukraine. Une attitude qui n’a pas empêché l’administration Trump de concocter, avec le Kremlin et dans le dos du dirigeant ukrainien, un nouveau plan de paix, dévoilé le 19 novembre, très favorable à la Russie. « Aucun leader européen n’a eu jusqu’ici le courage (…) de prononcer un discours de vérité sur la véritable nature de l’offensive [américaine] à laquelle nous faisons face », dénonce Giuliano da Empoli, dans Le Grand Continent, le 30 juillet.
Plusieurs diplomates et ministres européens interrogés pour cette enquête s’accordent sur un point. Si le ton de Trump est brutal, le message qu’il adresse aux Européens reste, en substance, proche de celui de ses prédécesseurs démocrates – Barack Obama ou Joe Biden – qui ont progressivement délaissé l’Europe pour concentrer leur attention sur l’Indo-Pacifique. « Finalement, il faudrait décerner à Trump le prix Charlemagne », ironise un diplomate berlinois, en évoquant le prix prestigieux récompensant, chaque année, une personnalité ou une institution ayant œuvré de manière exceptionnelle à l’unité européenne. Un Polonais ne dit pas autre chose : « Trump a secoué l’Europe. »
Un exercice de génuflexion déshonorant
Les discours sur la construction d’une défense européenne témoignent de la prise de conscience progressive d’une nécessaire autonomie stratégique. « Il n’existe plus un seul Européen qui pense que l’on peut revenir au monde d’avant », veut croire un cadre de l’OTAN, évoquant le « déclic psychologique » provoqué par les velléités de Donald Trump de faire main basse sur le territoire danois du Groenland, riche en minerais et en hydrocarbures. Mais l’Europe n’est pas prête à se passer de la protection des Etats-Unis. Elle gagne du temps en continuant d’obéir aux desiderata du président américain.
Lire aussi le décryptage | Le Groenland, un territoire arctique convoité
Les 24 et 25 juin à La Haye, lors du dernier sommet de l’OTAN, rapidement expédié pour ne pas indisposer Donald Trump, les Etats membres s’engagent à augmenter leurs dépenses militaires, visant un nouvel objectif de 5 % du PIB à l’horizon 2035, conformément à ses exigences. Ils conviennent également d’un mécanisme d’achat d’armements américains destinés à Kiev, par tranches de 500 millions de dollars. Du « racket », déplore un cadre de l’Alliance, tandis que la presse note avec stupeur que le secrétaire général de l’organisation, Mark Rutte, qualifie le président des Etats-Unis de « daddy » (« papa »).
Ce sobriquet trouve son origine dans une boutade – « You can’t always ask daddy ! » (« vous ne pouvez pas toujours vous en remettre à papa ») – qu’il avait adressée à ses pairs pour critiquer la dépendance européenne aux Etats-Unis. Mais, se voulant tacticien, le secrétaire général de l’OTAN a repris le terme lors de ses échanges directs avec Donald Trump. « Rutte a été placé à ce poste précisément parce qu’il sait comment gérer Trump », explique un ambassadeur de l’organisation.
Lire aussi | OTAN : la méthode Rutte à l’épreuve du sommet de La Haye
Le ton onctueux, limite panégyrique, employé par Mark Rutte a permis d’établir une ligne directe avec le président américain. Au point de transformer le secrétaire général de l’OTAN en « téléphone rouge » : un messager capable de transmettre et de recevoir les messages du président américain à toute heure du jour ou de la nuit. « Si la flatterie suffisait à convaincre Trump, cela fonctionnerait, prévient François Heisbourg, conseiller spécial à la Fondation pour la recherche stratégique. Mais il déteste tout autant la faiblesse que la mise en scène de la faiblesse. » « Pour les membres de l’OTAN, la situation est vécue comme un cauchemar : on essaie simplement de limiter les dégâts », excuse un ambassadeur de l’Alliance, qui concède avec amertume que l’Europe se prête à un exercice de génuflexion déshonorant.
« Habitués depuis des décennies à suivre l’exemple américain, de nombreux dirigeants européens cherchent encore désespérément à rester dans les bonnes grâces de Trump, quitte à faire preuve d’une servilité et d’une flagornerie indignes. (…) Ils ressemblent à saint Augustin qui priait : “Seigneur, rends-moi chaste, mais pas tout de suite ! ” », observe Stefan Lehne, analyste à l’Institut Carnegie, dans une note datée du 4 novembre intitulée « Can the EU Meet the Trump Moment ? » (« l’Union européenne peut-elle relever le défi Trump ? »).
Le large sourire affiché par Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, lors de la signature de l’accord commercial déséquilibré avec les Etats-Unis, le 21 août, reste à cet égard emblématique. Consentant à 15 % de droits de douane supplémentaires dans l’espoir de préserver encore un temps un soutien militaire américain, son expression joviale entérine la posture du Vieux Continent face au nouveau roi du monde : une vassalisation heureuse.