« Il faut s’investir en politique, sinon on laisse la place aux autres » : Sabrina Haerinck, ancienne « gilet jaune » devenue conseillère municipale
Longtemps abstentionniste, Sabrina Haerinck a été élue conseillère à la mairie de Chambéry lors des élections de 2020. Une expérience mouvementée qu’elle raconte dans un livre.

Dans la vie de Sabrina Haerinck, 46 ans, il y a eu un avant et un après. Avant, elle ne descendait même pas pour le plaisir dans le centre-ville de Chambéry, en Savoie, engluée dans « [son] quartier », sa colère et sa vie professionnelle fracturée. Après, l’horizon s’est ouvert, au point, au début du mois, de dédicacer son livre, Citoyenne à part entière (Le Lys bleu Editions), dans la plus grande librairie indépendante de la ville ou de s’autoriser, le 14 novembre, à prendre sa voiture, direction Paris et la 107ᵉ édition du congrès des maires. Avant, Sabrina Haerinck a été « gilet jaune ». Elle jugeait les politiques « tous pourris ». Aujourd’hui, elle ne peut « plus le dire », reconnaît-elle. C’est au moment des élections municipales de 2020 que tout a basculé.
Sabrina Haerinck a grandi dans le Nord, dans « une famille dysfonctionnelle et déviante », engluée dans de multiples trafics et dans la prostitution, raconte-t-elle avec pudeur. Placée à 5 ans jusqu’à sa majorité par l’aide sociale à l’enfance, elle quitte ensuite sa région et gomme toute existence numérique, pour faire oublier sa vie passée. Puis elle se reconstruit.
Tour à tour pisteuse-secouriste à la montagne l’hiver, travailleuse saisonnière l’été en France et à l’étranger, elle obtient le concours pour faire des études d’infirmière, se rabat sur une formation moins chère d’aide-soignante, puis devient auxiliaire puéricultrice, avant de se réorienter comme conseillère en insertion professionnelle, son métier actuel. Entre-temps, elle accumule les petits boulots, souvent rémunérés au smic, allant jusqu’à recevoir 72 fiches de paie en un an.
« C’était dingue ! Elle n’avait pas les codes »
Alors, quand se forme le mouvement des « gilets jaunes », à l’automne 2018, Sabrina Haerinck s’y reconnaît et s’y investit. « On se sentait reliés à d’autres dans nos difficultés », se souvient-elle dans son livre. Elle remplit un cahier de doléances, organise deux réunions pour le grand débat national lancé, en janvier 2019, par Emmanuel Macron. Et la vie reprend, sans grand changement.
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En septembre 2019, la quadragénaire, tout juste réinscrite pour voter après une longue période d’abstention, reçoit un courrier du Mouvement citoyen Grand Chambéry. Le collectif cherche à constituer une liste, Chambé citoyenne, en vue des municipales de 2020 et Sabrina Haerinck a été tirée au sort sur les registres électoraux afin de faire partie de l’aventure. Curieuse, elle accepte. Au premier tour, Chambé citoyenne arrive en troisième position.
Entre les deux tours, une alliance, vue comme dissonante, se décide avec la liste menée par le socialiste-macroniste Thierry Repentin, homme politique aguerri. Les équipes ainsi que les programmes doivent fusionner. Pour cela, Sabrina Haerinck, qui, à ce moment-là et pour la première fois de sa vie, touche le RSA, est chargée d’animer une réunion en visio, Covid-19 oblige, sur la politique sociale de la ville. Une dizaine de personnes y participent.
« Je me suis dit : “Mais je suis où ? C’est qui cet ovni ?” », rigole aujourd’hui Christelle Favetta-Sieyes, 46 ans, alors candidate UDI sur la liste de Thierry Repentin et devenue depuis une amie de l’ancienne « gilet jaune ». « C’était dingue ! Elle n’avait pas les codes », se souvient celle qui est aujourd’hui adjointe chargée de la cohésion et justice sociale et donc du centre communal d’action sociale (CCAS).
Le 28 juin 2020, la nouvelle liste conduite par Thierry Repentin, produit de l’union avec Chambé citoyenne, remporte 52,75 % des voix et Sabrina Haerinck devient conseillère municipale. Très vite, alors que subsiste de la méfiance entre les deux listes associées, la nouvelle élue demande, sans prévenir et en l’absence de Christelle Favetta-Sieyes, à visiter le bureau de cette dernière au CCAS. Elle y voit des dossiers, demande de quoi il s’agit et les embarque d’autorité, en promettant de les rapporter. « J’y suis allée au culot, reconnaît-elle en souriant. Maintenant, j’ai compris que ça ne se faisait pas. »
« J’ai un parcours dur, je ne vends pas du rêve »
Jimmy Bâabâa, 38 ans, également nouvel adjoint (divers gauche), confirme que les débuts ont été difficiles : « Il lui manquait un sens de la nuance et son hyperconviction sur certains sujets pouvait passer pour du jusqu’au-boutisme. » Au sein de la majorité municipale, rares sont ceux qui ont une expérience politique.
« Sabrina Haerinck a vécu son mandat de manière personnelle, sans vraiment participer à l’engagement collectif de l’équipe », constate le maire, Thierry Repentin. Il a pris le temps d’échanger en tête à tête avec elle au moment où la conseillère ne venait plus aux réunions. Car celle qui n’a jamais été partisane de la fusion des deux listes s’est sentie déçue par le Mouvement citoyen, auquel elle reproche des renoncements. « Je sais que je suis dure, j’ai un parcours dur, je ne vends pas du rêve. Et ça me fait suer de le dire, mais Thierry a su faire avec ma personnalité, mon parcours, plus que les élus citoyens. »
En même temps qu’elle s’éloigne de la majorité, Sabrina Haerinck fonde, fin 2022, l’association Dans la place 73. Elle y organise notamment des débats politiques sous forme de speed datings entre élus et citoyens. « J’ai énormément appris avec le Mouvement citoyen. Tout ne s’est pas bien passé et j’ai une part de responsabilité. Mais le constat que je fais est qu’il faut s’investir en politique, sinon on laisse la place aux autres. »
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La suite n’est pas tracée pour elle, même si elle sait qu’elle ne souhaite pas être présente sur une liste lors des prochaines municipales. « Que Sabrina soit devenue conseillère municipale, quel chemin ! salue Christelle Favetta-Sieyes. Je ne suis à peu près d’accord sur rien avec elle, mais si j’étais née au même endroit, dans le même contexte, je ne suis pas sûre que j’aurais pu avoir le même parcours. »
* « Le mouvement Nuit debout et les “gilets jaunes” ont démontré l’intérêt des populations pour les enjeux politiques »
Tribune
François ButonPolitisteEmmanuelle ReungoatPolitiste
Dans une tribune au « Monde », les politistes François Buton et Emmanuelle Reungoat estiment que Bloquons tout présente des traits communs avec plusieurs mouvements citoyens apparus aux Etats-Unis et en Europe depuis le début des années 2010.
Le mouvement Bloquons tout suscite, dans une rentrée sociale marquée par les annonces de mobilisations, effervescence et interrogations tant dans la sphère politique que médiatique. Dans un contexte d’instabilité gouvernementale, où les mémoires restent marquées par le mouvement des « gilets jaunes », ce nouvel appel à mobilisation est l’occasion d’interroger l’évolution des rapports au politique, dans le cadre des luttes sociales.
Si son principe demeure essentiel dans l’imaginaire démocratique et décisif dans la distribution du pouvoir, la pratique du vote a perdu en centralité aux yeux d’une partie des citoyens. En parallèle, la dernière décennie témoigne d’une intense vitalité des luttes sociales, marquée par le renouvellement et la diversification.
Diversification des formes d’abord. Des mouvements dits citoyens d’occupation de places publiques sont apparus dans le sillage de la crise économique de 2008. Parmi eux, les « indignés » espagnols en 2011, les mouvements Occupy aux Etats-Unis et, en France, Nuit debout en 2016 puis les « gilets jaunes » en 2018-2019.
A distance des syndicats
Malgré la grande disparité des contextes et des profils sociaux les composant, ces mouvements présentent des traits communs : pas ou peu encadrés, à distance des organisations syndicales et partisanes, et s’appuyant sur les réseaux sociaux, ils privilégient l’occupation, prônent l’horizontalité, la délibération et l’action directe, tout en refusant la structuration nationale.
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La forte activité protestataire de la dernière décennie démontre et alimente l’intérêt des populations pour les enjeux politiques. Elle donne aussi à voir une défiance pour le principe de la représentation, un refus de s’en remettre aux élus, et une forte demande de participation à la prise de décision. Dans ces mouvements, les multiples expérimentations de modes de délibération, d’organisation et de prise de décision ont constitué des mises à l’épreuve de la démocratie pour leurs participants.
Diversification des acteurs et actrices ensuite. Ces luttes, notamment celles des « gilets jaunes », ont vu l’espace public investi par des citoyens dépourvus de tout passé militant, aux côtés de militants aguerris. Ces recompositions posent la question de l’hétérogénéité des protestataires et de leurs idées, un enjeu central pour l’unité, la pérennité et le succès des mouvements. C’est cette même question que soulève l’appel du 10 septembre.
Hétérogénéité
Un imaginaire romantique dépeint les luttes sociales comme la mobilisation de groupes bien identifiés – « le peuple », « les travailleurs » – unis pour revendiquer de nouveaux droits, mettre fin à une injustice, voire à un régime. C’est oublier que les mobilisations sociales sont de hauts lieux de construction collective et de politisation. Chez les « gilets jaunes », l’hétérogénéité politique et la disparité des expériences contestataires ont donné lieu à des rencontres sociales et politiques parfois improbables. Celles-ci ont pu générer conflits, retraits et partitions. Elles ont aussi construit au fil des échanges des formes de politisation, des identités et des mots d’ordre collectifs. Les « gilets jaunes » ont dessiné des modalités d’interactions originales, par la condamnation de tout prosélytisme, la relégation de sujets clivants, et la promotion d’une égalité et d’une qualité d’écoute permettant aux primo-contestataires d’apprendre et d’émettre des propositions, et aux militants aguerris d’endosser un rôle de passeur.
François Buton est politiste, directeur de recherche au CNRS, laboratoire Triangle – ENS de Lyon. Emmanuelle Reungoat est maîtresse de conférences en science politique à l’université de Montpellier, chercheuse au Cepel. Ils sont les coauteurs d’« Idées reçues sur les Gilets jaunes. Un marqueur des luttes sociales contemporaines » paru aux éditions Le Cavalier bleu en 2024.
Les enquêtes ont montré combien l’expérience de mobilisation peut forger des sentiments d’appartenance, à des groupes spécifiques mais aussi au peuple dans son ensemble. Au fil des échanges, le partage de récits intimes et de parcours personnels difficiles ouvre, chez les nouveaux contestataires en particulier, à des formes de conscientisation du caractère partagé des expériences vécues et subies. Il construit progressivement la critique d’un système producteur d’inégalités.
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L’expérience même de la mobilisation a pu acter la découverte d’un pouvoir d’agir individuel et collectif, et générer la sensation d’avoir prise sur son destin individuel, voire sur celui de la société tout entière. Parce que la mobilisation construit le groupe, elle est aussi un espace et un temps de discussion, de construction de la pensée et des mots d’ordre. Les identifications réciproques peuvent conduire à reconsidérer des antagonismes sociaux. Les revendications des « gilets jaunes » sont passées en quelques semaines d’une opposition à une taxe sur le carburant à la demande de réduction des inégalités sociales et fiscales, et à des propositions de transformation de la démocratie, avec le référendum d’initiative citoyenne [RIC], par exemple.
L’hétérogénéité d’un mouvement interroge les cadrages idéologiques et les clivages sociopolitiques sur lesquels il s’appuie. Ici encore l’analyse des « gilets jaunes » apporte du grain à moudre. Dans un mouvement où une partie des classes populaires et des classes moyennes se sont côtoyées, fait rarissime à défaut d’être inédit, l’unification des mots d’ordre s’est faite autour de la question sociale et de la question démocratique. Même si la valorisation du travail était au cœur du mouvement, l’hétérogénéité des expériences, des parcours professionnels et des rencontres avec les syndicats – ou plutôt, de leur absence – a été un obstacle à l’unification des revendications sur les conditions ou la rémunération des activités professionnelles. Le mouvement s’est réuni autour d’un clivage opposant les petits aux grands : le peuple des petits contre les élites gouvernantes et politiques, voire médiatiques, en premier lieu, les plus riches et les élites économiques ensuite.
Critique des inégalités
Ce cadrage a relégué au second plan au moins deux autres visions du monde social. D’une part, une lecture classiste de la société, où le patronat et les élites économiques possédantes font figure d’adversaires, d’autre part, une lecture nationaliste des clivages sociaux et des problèmes politiques où les étrangers incarnent seuls l’altérité et l’immigration, supposément à l’origine de tous les problèmes. Si des discours antilibéraux comme des propos racistes ont pu être tenus au sein des « gilets jaunes », ils n’ont jamais fédéré le mouvement.
Sa composition hétérogène, la rencontre entre des participants expérimentés souvent de gauche, capables de mettre de côté une partie de leurs pratiques et répertoire idéologique habituels, et des nouveaux venus en politique contestataire, largement issus de milieux populaires, a débouché sur une critique des inégalités et de la démocratie représentative plutôt que sur une remise en cause du capitalisme ou une chasse aux étrangers. On ne sait si le mouvement du 10 septembre verra certains éléments de l’histoire se jouer de la même manière. Mais, avant même d’avoir commencé, il porte à son tour des propositions et une demande de restauration démocratique qu’il appartient aux gouvernants d’entendre enfin.