Le retard de la publication la stratégie nationale pour l’alimentation, la nutrition et le climat est significatif de la primauté de l’industrie agroalimentaire sur la santé et l’environnement.

Aliments ultratransformés : « la désinformation et la stratégie du doute » des lobbys de l’agroalimentaire

Les aliments ultratransformés remplacent peu à peu les aliments bruts et sont à l’origine d’une épidémie mondiale de maladies chroniques, comme en atteste la publication récente d’une série d’articles scientifiques à ce sujet. Entretien avec Mathilde Touvier, tête de pont de ces recherches en France.

Caroline Coq-Chodorge

29 novembre 2025 à 09h59 https://www.mediapart.fr/journal/international/291125/aliments-ultratransformes-la-desinformation-et-la-strategie-du-doute-des-lobbys-de-l-agroalimentair?utm_source=quotidienne-20251129-181732&utm_medium=email&utm_campaign=QUOTIDIENNE&utm_content=&utm_term=&xtor=EREC-83-[QUOTIDIENNE]-quotidienne-20251129-181732&M_BT=115359655566

Le Lancet, journal scientifique et médical états-unien de référence, a appuyé de tout son poids la publication, le 18 novembre, d’une sériede trois articles sur l’alimentation ultratransformée : ses conséquences sur la santé, les politiques publiques à mettre sur pied pour freiner sa progression mondiale, et l’urgence de contrer le colossal lobby de l’industrie agroalimentaire.

Une conférence de plus de deux heures s’est tenue, en présence du rédacteur en chef du Lancet, de représentants de l’Organisation mondiale de la santé ou de l’Unicef et des principaux chercheurs et chercheuses sur le sujet.

Parmi eux se trouvait Mathilde Touvier, directrice de recherche à l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale), et investigatrice principale de la cohorte française NutriNet-Santé. Cette cohorte sans équivalent, lancée en 2009, compte 180 000 personnes qui répondent régulièrement à des questionnaires sur leur alimentation et leur état de santé. Grâce à ce suivi, l’équipe de Mathilde Touvier a publié des études pionnières sur les maladies cardiovasculaires, le diabète ou les cancers en lien avec l’alimentation ultratransformée. Elle a aussi mis sur pied un premier indicateur, le Nutri-score. 

Le gouvernement a-t-il connaissance de ces recherches et a-t-il l’intention d’en tenir compte ? La question se pose au sujet de la Stratégie nationale pour l’alimentation, la nutrition et le climat (SNANC), document cadre de l’action publique, dont France Inter a révélé que toute référence aux produits ultratransformés avait été retirée. Sollicité par Mediapart , le ministère de l’agriculture n’a pas répondu à nos questions. Attendue vendredi 28 novembre, la publication de cette feuille de route a été reportée à la dernière minute, bloquée par Matignonexplique Le Monde. *

Mediapart : Qu’est-ce qu’un aliment ultratransformé ? 

Mathilde Touvier : C’est un aliment qui a subi d’intenses procédés industriels de transformations biologiques, chimiques et/ou physiques (hydrogénation, cuisson-extrusion) qui l’éloignent des matrices alimentaires de base : un œuf, un fruit, un légume, un morceau de viande. Souvent, ces aliments ont été reconstitués de toutes pièces avec des éléments issus du cracking [l’aliment brut est décomposé en plusieurs ingrédients utilisés pour la préparation d’autres produits – ndlr].

En outre, ces aliments contiennent des additifs ajoutés pour rendre le produit plus attractif en termes de goût, de texture, d’odeur, de couleur (édulcorants, émulsifiants, colorants… On parle parfois d’additifs « cosmétiques »), ou d’autres ingrédients industriels du type sirop de glucose/fructose, arômes, isolat de protéines, huiles hydrogénées…

Pourquoi ces trois études du Lancet font-elles date ?

En France, en 2019, quand on a mis en place le Programme national nutrition santé 4, on a introduit la recommandation de limiter les aliments ultratransformés (AUT) en suivant un principe de précaution. Aujourd’hui, les niveaux de preuve se sont très nettement renforcés.

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Mathilde Touvier, directrice de recherche à l’Inserm, et investigatrice principale de la cohorte française NutriNet-Santé.  © Photo François Guénet / Inserm

Le premier article de cette série du Lancet est une méta-analyse, appuyée sur une centaine d’études, des effets sur la santé des AUT, tels que définis par la classification Nova proposée par le Pr Carlos Augusto Monteiro, de l’université de São Paolo : de 1, pour les aliments bruts ou peu transformés, à 4 pour les ultratransformés.

Les preuves les plus fortes sur une mortalité prématurée concernent les maladies cardiovasculaires, l’obésité, le diabète de type 2, les symptômes dépressifs. Pour certains cancers, il faut encore consolider le niveau de preuve.

Nous répertorions également les essais d’intervention, contrôlés et randomisés, sur du court terme pour ne pas mettre en danger la santé des participants. Pendant deux ou trois semaines, des participants ont reçu une alimentation ultratransformée, d’autres les mêmes calories, mais avec des aliments bruts, peu ou pas transformés. On observe un impact sur des marqueurs très précoces de maladies chroniques : la prise de poids, les lipides sanguins modifiés, ou la variation du microbiote intestinal.

Le deuxième article plaide pour des politiques de santé publique visant à réduire l’exposition des populations à ces AUT : une meilleure information des consommateurs et un étiquetage plus clair ; des politiques fiscales pour rendre plus accessibles les produits qui ont un meilleur profil nutritionnel et qui ne sont pas ou peu transformés ; la régulation de la publicité et du marketing, notamment à destination des enfants, etc.

Est-il possible de déterminer lesquels des ingrédients présents dans les produits ultratransformés sont les plus nocifs pour la santé ?

Mon équipe de recherche à l’Inserm (le Cress-Eren) commence tout juste à creuser des pistes d’explication. On a notamment un gros programme de recherche sur les additifs alimentaires : les émulsifiants, les édulcorants, les colorants, les nitrites, mais également les mélanges de ces additifs. On travaille aussi sur les contaminants des emballages, par exemple les plastiques chauffés au micro-ondes.

L’équipe s’appuie sur NutriNet-Santé, la cohorte lancée en 2009 : 180 000 personnes répondent régulièrement à des questionnaires sur leur alimentation, et nous suivons leur état de santé. Nous avons des données uniques au monde, parce qu’on a collecté les marques consommées. C’est très important, car les additifs varient beaucoup d’une marque à l’autre. Les participants ont aussi la possibilité de scanner les codes-barres de leurs produits, on sait donc s’ils ont bu leur Coca dans une bouteille en plastique, en aluminium ou en verre.

Votre équipe est à l’origine du Nutri-score, qui ne s’intéresse pas au degré de transformation des produits. Est-il toujours valable ?

Les deux approches ne s’opposent pas, mais, au contraire, se complètent. L’algorithme du Nutri-score est calculé en fonction des éléments à favoriser – les fibres, les protéines, les fruits, les légumes et les légumes secs – et pénalise ceux à limiter – les acides gras saturés, le sucre, le sel, les calories aux 100 grammes et les édulcorants pour les boissons.

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Rayon d’un supermarché, en octobre 2024 à Viry-Chatillon.  © Photo Seba / Sipa

Il a été démontré que manger en fonction du Nutri-score est associé à un risque plus faible de maladies chroniques (cancers, maladies cardiovasculaires) et de mortalité. Le Nutri-score a démontré son efficacité à améliorer la qualité nutritionnelle des paniers d’achat. Et parmi les différentes populations testées, c’est auprès des populations les moins favorisées que son effet est maximal. Plus de cent cinquante publications scientifiques démontrent son intérêt pour la santé publique.

Les aliments ultratransformés se retrouvent souvent dans les catégories D et E du Nutri-score, même si quelques-uns sont bien classés, par exemple un yaourt light aromatisé à la fraise, alors qu’il contient des édulcorants, des colorants et des émulsifiants. On assiste aussi au développement des substituts de produits carnés, dont certains, pour ressembler à un morceau de viande, agrègent du sucre, des émulsifiants, des colorants. 

Les stratégies des lobbys sur ce sujet sont les mêmes que celles utilisées par l’industrie du tabac : la désinformation, la stratégie du doute.

Mon équipe plaide pour un étiquetage qui complète le Nutri-score, en lui ajoutant par exemple un cadre noir quand l’aliment est ultratransformé. On l’a testé sur deux groupes de 10 000 personnes auxquelles on a demandé de classer les aliments selon leur profil nutritionnel et de reconnaître lesquels étaient ultratransformés. Les personnes qui disposaient de ce Nutri-score amélioré les classaient beaucoup mieux sur ces deux dimensions.

Notre première attente est que le Nutri-score devienne obligatoire au niveau français, puis européen. Ensuite, il faut le faire évoluer pour tenir compte de la dimension « ultratransformation ». Ce sera une longue bataille face aux lobbys de l’agroalimentaire.

Comment procèdent les lobbys pour discréditer votre travail ?

C’est justement l’objet du troisième article de cette série du Lancet. Face au Nutri-score ou à la recherche sur les aliments ultratransformés, les mêmes lobbys sont à l’œuvre : Coca-Cola, PepsiCo, Mondelez, Ferrero, etc. Leurs stratégies sont les mêmes que celles utilisées par l’industrie du tabac : la désinformation, la stratégie du doute.

Par exemple, des articles financés par l’agro-industrie, dans des revues bas de gamme, discréditent le classement Nova des aliments. Plus il y a de conflits d’intérêts dans les articles sur le Nutri-Score, plus ceux-ci concluent à une efficacité limitée. Une autre stratégie me paraît aussi inquiétante : le cofinancement public-privé de la recherche portant sur l’identification des facteurs de risque pour la santé ou de celle portant sur les politiques publiques. Il y a une très forte injonction à travailler de manière partenariale avec l’industrie, ce que nous refusons dans le cadre de nos travaux de santé publique menés dans NutriNet-Santé.

Mais les moyens du public et du privé sont sans commune mesure. En 2024, le budget publicitaire cumulé de PepsiCo, Coca-Cola et Mondelez était de 13,2 milliards de dollars. C’est quatre fois le budget de l’Organisation mondiale de la santé.

Caroline Coq-Chodorge

Snanc : la publication encore bloquée pour des questions d’arbitrage

Agroécologie  |  01.12.2025  |  https://www.actu-environnement.com/ae/news/snanc-strategie-alimentation-climat-agriculture-viande-47162.php4#ntrack=cXVvdGlkaWVubmV8MzkwMg%3D%3D%5BNDExMDgz%5D

S. Fabrégat

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Snanc : la publication encore bloquée pour des questions d'arbitrage

© JimBo

C’est une publication qui n’en finit plus d’être reportée. Alors qu’elle était enfin annoncée pour le 28 novembre, à l’occasion d’un déplacement des ministres de la Transition écologique, de l’Agriculture et de la Santé, la Stratégie nationale pour l’alimentation, la nutrition et le climat (Snanc) a finalement été suspendue au dernier moment par Matignon, qui n’aurait pas validé les derniers arbitrages. Pour rappel, cette stratégie, proposée par la Convention citoyenne pour le climat et inscrite dans la loi Climat et résilience de 2021, devait à l’origine être publiée en juillet 2023.

Mais plusieurs arbitrages bloquent sa publication. L’ex-Premier ministre François Bayrou avait ainsi censuré l’objectif de réduction de la consommation de viande demandé par de nombreux acteurs. Finalement, le document évoquerait une limitation de la consommation de viande, notamment importée.

Les désaccords portent désormais, notamment entre le ministère de l’Agriculture et de la Transition écologique, sur la limitation des produits ultra-transformés **, inscrite, puis supprimée du document. « Le terme d’ultra-transformé ne dispose pas de définition actuellement ni scientifique ni réglementaire », explique-t-on côté ministère de l’Agriculture. La dernière version de la Snanc prévoit donc une simple poursuite des recherches sur ce sujet. « Le ministère de la Transition écologique était opposé à la suppression de cette mention », fait-on savoir dans l’entourage de la ministre.

Sophie Fabrégat, journaliste
Cheffe de rubrique énergie / agroécologie

*La stratégie nationale sur l’alimentation de nouveau bloquée après un cafouillage gouvernemental

Prévue vendredi, la publication de la stratégie alimentation, nutrition et climat, attendue depuis plus de deux ans et demi, a été repoussée malgré une présentation faite à la presse. Matignon dit ne pas avoir validé cette feuille de route très sensible. 

Par Mathilde Gérard

Publié le 28 novembre 2025 à 20h12, modifié hier à 10h17 https://www.lemonde.fr/planete/article/2025/11/28/la-strategie-nationale-sur-l-alimentation-de-nouveau-bloquee-apres-un-cafouillage-gouvernemental_6655300_3244.html

Temps de Lecture 3 min.

Dans un hypermarché de Villeneuve-la-Garenne (Hauts-de-Seine), le 29 mars 2023.
Dans un hypermarché de Villeneuve-la-Garenne (Hauts-de-Seine), le 29 mars 2023.  THOMAS SAMSON/AFP

Cette fois, tout semblait prêt. Avec vingt-neuf mois de retard sur le calendrier prévu par la loi, la stratégie nationale alimentation, nutrition et climat (Snanc), devait enfin être rendue publique, vendredi 28 novembre. Cette feuille de route, dont la demande remonte à la Convention citoyenne sur le climat de 2020, a pour ambition de permettre à tous les Français de manger de manière saine et durable à l’horizon 2030. Un objectif en apparence consensuel, dont la déclinaison en feuille de route se révèle toutefois âprement débattue.

L’invitation avait été lancée aux journalistes la veille au matin : des conseillers des trois ministères qui ont élaboré cette stratégie – l’agriculture, la transition écologique et la santé –, répondraient à leurs questions dans l’après-midi et les trois ministres concernées – respectivement Annie Genevard, Monique Barbut et Stéphanie Rist –, se rendraient vendredi à l’heure du déjeuner dans la cantine d’une école de Fontenay-sous-Bois (Val-de-Marne), pour présenter ce document stratégique très attendu, qui a fait l’objet de nombreuses réécritures depuis plus de deux ans.

Premier accroc à ce plan de communication censé afficher des ministères travaillant main dans la main pour accorder, « pour la première fois dans un même cadre », les politiques de nutrition, d’alimentation et de climat : le déplacement des ministres est annulé quelques heures après l’invitation, officiellement pour des raisons d’agenda. Puis la mise en ligne de la Snanc, annoncée pour vendredi à 14 heures, se fait attendre… une heure, deux heures, trois heures. Un « contretemps »est venu contrarier la publication du texte, annonce simplement un conseiller. L’explication viendra en fin de journée : « Le premier ministre n’ayant été ni informé ni ayant validé la stratégie, il est donc décidé de ne pas la publier », informe Matignon. Et voilà la Snanc, dont la loi Climat et résilience fixait la publication au plus tard au 1er juillet 2023, de nouveau remisée dans les cartons.

Lire aussi la chronique |    « La saga autour de la stratégie alimentation et climat illustre la difficulté du pouvoir macronien à distinguer l’intérêt général des intérêts particuliers »

Sébastien Lecornu pouvait-il ignorer le contenu d’une stratégie validée par trois de ses ministres ? De nouvelles dissensions sont-elles apparues entre les cabinets du ministère de l’agriculture, de la santé et de la transition écologique ? Alors que la mise en ligne du document se faisait attendre, au moins un désaccord s’est manifesté sur la question des aliments ultratransformés**.

Selon la présentation faite à la presse, jeudi après-midi, la dernière version de la Snanc ne contenait plus de mention appelant à « limiter les produits ultratransformés », pourtant présente dans les précédentes versions du texte. Le ministère de l’agriculture justifiait ce retrait en expliquant que « le terme d’aliment ultratransformé ne dispose pas actuellement de définition ni scientifique ni réglementaire » et signalait que la feuille de route appelait toutefois à poursuivre les recherches pour mieux définir ce concept.

Vives réactions de la part d’associations

Il existe pourtant un large corpus scientifique sur la classification des niveaux de transformation et une série d’articles dans la revue The Lancet, le 19 novembre, a confirmé les effets nocifs de ces aliments pour la santé*. En revanche, la notion d’ultratransformation est très contestée par les filières, et notamment par l’Association nationale des industries agroalimentaires (ANIA), qui ne cesse de marteler que le concept doit être davantage défini.

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La diffusion dans des médias, notamment par la cellule investigation de Radio France, vendredi matin, de ce retrait sémantique suscite de vives réactions de la part d’associations de santé et de protection des consommateurs. Le ministère de la transition écologique a fait savoir dans la journée qu’il y est opposé et Matignon dit découvrir un arbitrage qu’il n’aurait pas rendu.

Lire le décryptage |    La nocivité des aliments ultratransformés pour la santé confirmée par une série d’études scientifiques

La Snanc avait déjà subi un « contretemps » il y a quelques mois. Tandis qu’une version était prête à être publiée début septembre, elle avait été repoussée après un désaccord entre les services du premier ministre et les ministères de la santé et de la transition écologique sur la question des régimes alimentaires : le cabinet de François Bayrou, quelques jours avant sa chute, avait arbitré pour retirer toute mention sur la réduction de la consommation de viande, au profit d’un terme vague de « consommation de viande équilibrée ». Selon la présentation faite jeudi par la nouvelle équipe exécutive, la dernière version revenait à une formulation consensuelle mais peu engageante appelant à « limiter la consommation de viande et de charcuterie », alors que les filières d’élevage ne veulent pas entendre parler d’un appel à « réduire » la consommation de viande.

Pour l’association Foodwatch, les atermoiements autour de la publication de cette stratégie sont « pathétiques ». « Cette stratégie a déjà deux ans et demi de retard. La façon dont ça se passe, cette sortie hyperchaotique et sans portage politique, c’est très inquiétant pour la suite, fait valoir Stéphanie Pierre, de France Assos Santé. Même si on n’est pas d’accord sur tout, on a besoin de transparence, de constats partagés et de construire un suivi de cette stratégie sur le terrain. » L’urgence est là : l’alimentation est responsable d’environ un quart de l’empreinte carbone de la France, de 7 % à 16 % des Français sont en situation de précarité alimentaire et l’obésité et le surpoids touchent près d’un adulte sur deux.

Mathilde Gérard

**Comment les aliments ultratransformés nous rendent malades

La consommation d’aliments ultratransformés est de plus en plus associée aux maladies chroniques : obésité, diabète, dépression… Ce type de nourriture nuit à l’organisme par des mécanismes biologiques bien particuliers qui sont liés à la nature même de ces produits.

Lise Barnéoud

29 novembre 2025 à 10h04 https://info.mediapart.fr/optiext/optiextension.dll?ID=Wa-W3gA1zL1_8cpFFSF36FiQ_d3qCwM4uSg4cuF4_zOYwJst_BwMuDiqGleeR6YfAcwDjrkusvaPG_PqSpU

LesLes affections chroniques telles que l’obésité, le diabète, les maladies cardiovasculaires, la dépression ou encore les cancers augmentent depuis plusieurs décennies. Pourraient-elles être liées à l’irruption massive des aliments ultratransformés (AUT) dans nos régimes ? Oui, affirme une équipe internationale de scientifiques dans un article publié en novembre dans la revue The Lancet

Sur les 104 études épidémiologiques qu’ils ont épluchées, 92 rapportent des associations entre une forte exposition aux AUT et un risque accru de douze maladies chroniques, en particulier la maladie de Crohn (une maladie de l’intestin), l’obésité, les dyslipidémies (anomalies du cholestérol et des triglycérides), le diabète, la dépression ou encore l’insuffisance rénale chronique.

Et 92, c’est beaucoup. Mais cela reste des observations d’associations. Or, corrélation n’est pas causalité. Durant le XXsiècle, la diminution du nombre de cigognes semblait suivre parfaitement la diminution de la natalité. Pour autant, les cigognes n’apportent pas les bébés. Une corrélation ne suffit pas à prouver qu’une variable influence l’autre. D’autres paramètres peuvent entrer en jeu.

Dans le cas de l’alimentation, de nombreux facteurs pourraient brouiller les pistes. Tout d’abord, cette catégorie « aliment ultratransformé » est très vaste, elle regroupe des sodas, des chips, des nuggets mais aussi des laits végétaux, du pain de mie : les quantités de sucres ou de gras peuvent être très différentes. Surtout, les personnes qui se nourrissent essentiellement d’AUT ne sont peut-être pas exactement les mêmes que celles qui cuisinent des aliments non transformés.  

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© Illustration Justine Vernier / Mediapart

Évidemment, les chercheurs sont conscients de ces biais et tentent de les corriger en ajustant leurs groupes en fonction de l’âge, du sexe mais aussi du niveau socio-économique, de la consommation de tabac, de l’indice de masse corporelle ou encore du niveau d’activité physique des participants. Mais ces ajustements sont insuffisants, juge Martin Warren, directeur scientifique de l’Institut Quadram, un centre de recherche sur l’alimentation et la santé en Grande-Bretagne, pour qui bon nombre de ces associations pourraient avant tout refléter l’influence de contextes sociaux, alimentaires ou de comportements différents.

À la recherche de liens de causalité

Pour transformer une corrélation en causalité, il faudrait pouvoir s’assurer qu’aucun autre biais ne peut expliquer ces liens, s’assurer que les causes précèdent les conséquences. Et trouver également des mécanismes biologiques susceptibles d’expliquer ces liens. Sur ce dernier point, plusieurs équipes apportent désormais des éléments de réponse.

Leur approche est tout à fait différente des études observationnelles. Après avoir constitué plusieurs groupes, d’humains ou d’animaux, ils les nourrissent de manières différentes et comparent les résultats, aux échelles macroscopiques comme microscopiques. Pour des raisons éthiques et organisationnelles, ces expériences dites interventionnelles sont généralement menées sur un petit nombre d’individus (moins de 50), durant des périodes relativement courtes (moins de trois mois).  

La texture molle des AUT leur permet d’être avalés très rapidement, sans même que le cerveau ait le temps de recevoir des signaux de satiété.

« Il n’empêche, ces études sont très puissantes d’un point de vue statistique, car nous pouvons comparer les mêmes individus dans deux conditions différentes, ce qui nous permet de contrôler la plupart des autres facteurs, y compris les facteurs génétiques », précise Romain Barrès de l’Institut de pharmacologie moléculaire et cellulaire de Nice, qui a récemment publié l’un des quatre essais cliniques existant chez l’humain.

Ces études confirment tout d’abord qu’il existe bien un lien de causalité entre AUT et prise de poids. Lorsqu’on mange des aliments transformés, on mange plus. En moyenne, pour chaque augmentation de 10 % de la part des AUT dans nos assiettes, on ingurgite 35 kilocalories (kcal) supplémentaires par jour. Ainsi, les participants des expériences interventionnelles qui suivent un régime essentiellement composé d’AUT prennent généralement plus d’un kilo en un seul mois.

Plusieurs raisons à cela : ces aliments sont pauvres en fibres et en protéines, donc ils rassasient moins. Leur texture molle leur permet d’être avalés très rapidement, sans même que le cerveau ait le temps de recevoir des signaux de satiété. Riches en sucre et en gras, ils sont conçus pour être hyper-appétants et présentent plus de calories dans un faible volume. 

Au-delà des calories

Mais la grande leçon de ces études est ailleurs : ce n’est pas seulement parce qu’on mange plus lorsqu’on se nourrit d’AUT que les problèmes surviennent. « À calories égales, notre régime constitué de 77 % d’AUT entraînait quand même une prise de poids et une anomalie du cholestérol », indique Romain Barrès. La preuve selon lui que la nature ultratransformée de ces aliments joue directement un rôle. Et que la nourriture n’est pas qu’un simple réservoir de calories que notre corps utilise comme une voiture consomme son carburant.

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Car à la différence de l’essence, nos aliments possèdent une structure tridimensionnelle, une texture particulière, qui détermine la manière dont notre corps va pouvoir l’utiliser. Si vous mangez une pomme entière, ou bien le jus de cette même pomme, vous observerez des effets différents en termes d’absorption, de pic de glycémie, de réserve de graisse, etc. Or la transformation (broyage, cuisson, maturation, conservation…) déstructure les aliments, rendant notamment les nutriments et l’énergie qu’ils contiennent plus facilement accessibles. Ce qui in fine va modifier la façon dont notre cerveau régule le stockage des graisses ou notre sensation de faim. Et aussi la façon dont notre microbiote peut tirer profit de ces nutriments.

« Au lieu d’analyser les régimes alimentaires selon les critères traditionnels des glucides, des lipides ou des vitamines, ou même de la consommation d’aliments individuels, il faudrait s’intéresser à la manière dont les aliments sont fabriqués : leur transformation et leur formulation », écrit le nutritionniste américain Kevin Hall dans son livre intitulé Food Intelligence, publié en septembre. 

Au-delà de leur transformation, voyons donc leur formulation. Il y a tout d’abord ce qu’on ne trouve pas dans les AUT, ou moins que dans les aliments non transformés, en particulier moins de fibres, moins de protéines, moins de nutriments antioxydants comme les vitamines, moins de phytonutriments en provenance des fruits et légumes.

Cocktails chimiques

Mais il y a surtout ce que les AUT ont en plus : plus de sel, plus d’acides gras saturés, plus de sucres. Mais aussi plus de substances chimiques qui n’ont rien à voir avec des nutriments. Ces substances peuvent avoir été formées durant les procédés d’ultratransformation. C’est le cas par exemple de l’acrylamide, reconnu comme cancérogène avéré pour l’animal et possible pour l’homme par le Centre international de recherche sur le cancer et qui apparaît lorsque les aliments sont chauffés à très haute température.

Dans une étude, les participants soumis à un régime riche en AUT avec excès de calories ont également vu décroître la qualité et la motilité de leurs spermatozoïdes.

D’autres substances migrent dans ces aliments depuis les emballages couramment utilisés pour leur conservation, comme les phtalates, les bisphénols, les microplastiques ou encore les PFAS. Enfin, les industriels ajoutent volontairement toutes sortes d’additifs pour améliorer la texture, la couleur, le goût, ou encore la conservation des AUT.

« Pris individuellement, ces additifs ne présentent pas de problème sur nos cellules intestinales ou notre ADN, et c’est pour cela qu’ils ont été autorisés. Mais ces évaluations n’ont jamais pris en compte leur impact sur notre microbiote, ni les effets cocktail de ces substances », pointe Benoît Chassaing, responsable de l’équipe Interactions Microbiote-Hôte à l’Institut Pasteur.

Ses études chez les souris comme chez les humains montrent que ces additifs ont tendance à diminuer la richesse du microbiote et à perturber la barrière intestinale. « Or, le microbiote est connecté à de nombreuses pathologies ! », signale le chercheur. Et pas seulement les maladies inflammatoires chroniques des intestins, mais aussi l’obésité, le diabète de type 2, le cancer colorectal ou encore la dépression.

Récemment, en s’appuyant sur la cohorte française NutriNet-Santé, 23 chercheurs dont Benoît Chassaing ont évalué l’impact des mélanges d’additifs chez l’humain. L’équipe a découvert que deux mélanges en particulier – l’un contenant différents émulsifiants comme des carraghénanes et des amidons modifiés retrouvés notamment dans les bouillons ou les desserts lactés et l’autre contenant des édulcorants, colorants et acidifiants caractéristiques des sodas – étaient associés à une incidence plus élevée de diabète.

Microbiote et épigénétique

« Nous sommes en train de mener des études supplémentaires visant à comprendre les mécanismes en jeu, mais nous pensons qu’il existe des synergies entre différentes substances chimiques, qui viennent spécifiquement altérer notre microbiote », poursuit Benoît Chassaing. Une hypothèse en phase avec des travaux expérimentaux in vitro qui révèlent effectivement des effets toxiques pour les cellules et l’ADN en présence de mélanges d’additifs et non des additifs seuls.

Autre piste de recherche : ces aliments ultratransformés pourraient altérer la lecture de nos gènes, via des mécanismes dits épigénétiques« Chez les adultes, nous observons beaucoup de marqueurs épigénétiques associés à la qualité de l’alimentation », fait savoir Camille Lassale, du Barcelona Institute for Global Health. Des marqueurs liés à l’inflammation, à la régulation de la glycémie, au métabolisme lipidique et aux maladies cardiovasculaires notamment.

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Dans l’étude de Romain Barrès, les participants soumis à un régime riche en AUT avec excès de calories ont également vu décroître la qualité et la motilité de leurs spermatozoïdes. « Nous sommes en train de rechercher d’éventuels marqueurs épigénétiques sur l’ADN de leurs spermatozoïdes, explique le spécialiste. Auquel cas ces marqueurs pourraient être transmis à la descendance… »

La manière dont les AUT nous transforment passe ainsi par de multiples mécanismes, dont l’élucidation nécessitera probablement des décennies de recherche, soulignent les spécialistes. En attendant, les preuves de leurs nocivités s’accumulent et devraient nous faire comprendre une chose : il existe mille et une manières d’aborder la nourriture.

Lorsqu’on est scientifique, il s’agit avant tout de calories et de nutriments. Mais avec les aliments ultratransformés, on se rend compte qu’il ne suffit pas d’ingurgiter les bons nutriments, les bonnes quantités de calories, pour être en bonne santé. L’alimentation est bien plus que cela.  

Lise Barnéoud

Voir aussi:

https://environnementsantepolitique.fr/2025/11/30/la-publication-de-la-strategie-nationale-pour-lalimentation-la-nutrition-et-le-climat-na-toujours-pas-eu-lieu/

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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