« La saga autour de la stratégie alimentation et climat illustre la difficulté du pouvoir macronien à distinguer l’intérêt général des intérêts particuliers »
Chronique
Promise depuis 2023, annoncée une nouvelle fois pour le 28 novembre, la publication de la stratégie nationale pour l’alimentation, la nutrition et le climat n’a toujours pas eu lieu. Un retard significatif de la primauté de l’industrie agroalimentaire sur la santé et l’environnement, relève, dans sa chronique, Stéphane Foucart, journaliste au « Monde ».
La genèse de la stratégie nationale pour l’alimentation, la nutrition et le climat (Snanc) est une saga qui propulse l’action de l’Etat à des sommets jamais atteints de comique involontaire. Depuis de nombreux mois, la seule mention de la Snanc en conférence de rédaction par les journalistes spécialisés est, au Monde comme dans d’autres médias, un motif de plaisanteries et de rires nerveux.
La Snanc, plus personne n’y croit : la loi climat de 2021 disposait que ce texte devait être publié au plus tard le 1er juillet 2023, afin d’orienter les politiques publiques en matière d’alimentation, de nutrition et de lutte contre le réchauffement. Prise dans des conflits entre administrations où, jusqu’à présent, les exigences de l’industrie agroalimentaire l’ont emporté sur l’intérêt général, elle n’a cessé d’être annoncée plus ou moins formellement par les gouvernements qui se sont succédé depuis trois ans. Sans jamais parvenir à voir le jour.
Le dernier épisode de la saga surpasse en intensité dramatique tous les événements précédents. Jeudi 27 novembre, un briefing téléphonique est accordé aux journalistes et un déplacement de trois ministres (agriculture, écologie et santé) est annoncé pour le lendemain, à 12 heures, afin de présenter la Snanc. Cette fois-ci, c’est la bonne ! Quelques heures plus tard, le déplacement ministériel est annulé sans explications. Le lendemain matin, la cellule investigation de Radio France révèle que le texte que s’apprête à publier le gouvernement a été expurgé d’un objectif visant à « limiter les aliments ultratransformés » – une suppression demandée de longue date par l’Association nationale des industries agroalimentaires (ANIA).
Lire le décryptage | La nocivité des aliments ultratransformés pour la santé confirmée par une série d’études scientifiques
La disparition de cet objectif est d’autant plus embarrassante qu’elle intervient seulement quelques jours après la publication d’une série d’articles de recherche dans la revue The Lancet. Une quarantaine de chercheurs internationaux y enjoignent aux pouvoirs publics d’agir fermement contre l’alimentation ultratransformée, mise en cause dans « l’escalade du fardeau des maladies chroniques ». Explication d’un représentant du ministère de l’agriculture : « Le terme d’aliment ultratransformé ne dispose actuellement pas de définition, ni scientifique ni réglementaire. » C’est la reprise, à l’identique, des éléments de langage de l’ANIA.
Finalement, comme le rapporte ma collègue Mathilde Gérard dans son compte rendu de la journée, rien ne sera publié ce jour-là, au motif que Matignon dit n’avoir pas eu connaissance du texte et n’aurait rien arbitré. Résultat : on attend toujours la Snanc, et la farce peut continuer.

Bien plus qu’une bataille entre administrations, cette saga illustre jusqu’à l’extrême la difficulté du pouvoir macronien à distinguer l’intérêt général des intérêts particuliers. Jamais dans la Ve République la porosité entre les grandes entreprises et le service de l’Etat n’avait été aussi ouvertement assumée. Parmi les ministres et les secrétaires d’Etat qui se sont succédé au gouvernement depuis 2017, on compte des hauts cadres d’Areva, de Danone, de Saint-Gobain, d’Axa, de Carrefour, de Safran, de Veolia ou de TotalEnergies. Selon un décompte réalisé à l’été 2023 par l’Observatoire des multinationales, « 34 % des ministres et secrétaires d’Etat des quinquennats d’Emmanuel Macron venaient du monde des grandes entreprises, et 51 % de ceux qui avaient quitté le gouvernement avaient rejoint le secteur privé ».
« Maximisation des profits »
Ce tropisme probusiness décomplexé pose, dans le cas de l’alimentation, une question très spécifique. Comme l’écrivent une vingtaine de chercheurs internationaux dans la série de The Lancet, « l’objectif de la transformation ultra-industrielle est la maximisation des profits ». « Le modèle économique fondamental de l’industrie des aliments ultratransformés repose sur l’utilisation d’ingrédients bon marché et de technologies de fabrication à grande échelle afin de minimiser les coûts, ainsi que sur un marketing intensif et la conception de produits très appétissants pour encourager leur consommation compulsive », écrivent Phillip Baker (université de Sydney, Australie), Scott Slater (université Deakin, Australie), Mariel White (Institut national de la santé publique, Mexique) et leurs coauteurs.
Autrement dit, le modèle de la malbouffe mondialisée, c’est-à-dire le pire modèle pour la santé et l’environnement, est aussi le meilleur modèle d’entreprise, le plus performant, « le plus efficace pour maximiser les profits et générer des rendements pour les actionnaires », lui permettant ainsi une « expansion continue ». « Des caractéristiques qui rendent l’alimentation ultratransformée susceptible de supplanter les autres secteurs alimentaires », ajoutent les chercheurs. Entraver et pénaliser le « meilleur » modèle économique au profit d’autres, moins immédiatement rentables, c’est à cela que le pouvoir macronien ne se résout pas, en dépit des conséquences sanitaires et environnementales.
A bien des égards, l’accouchement pénible de la Snanc est un cas d’école, guère différent d’autres situations décrites par Phillip Baker et ses coauteurs dans leur étude, montrant tout l’éventail des moyens par lesquels les industriels parviennent à éviter ou à retarder les réglementations. C’est ce que les chercheurs nomment « le pouvoir des idées d’entreprise » (« the power of corporate ideas », dans le texte), qui se répandent dans les administrations et les cabinets ministériels. Les idées se diffusent avec ceux qui les portent : comme le relève Radio France, le directeur de la communication de l’ANIA a rejoint le cabinet du premier ministre, le 22 novembre. Rien d’exceptionnel, d’ailleurs. Début 2023, l’une de ses prédécesseures au même poste partait pour le cabinet de Marc Fesneau, alors ministre de l’agriculture.
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