« A quoi ça sert de produire de la connaissance scientifique si elle n’atteint personne et ne déclenche aucune action ? »

« On se casse la tête à devenir docteur et vous, vous censurez les scientifiques. Mais qu’est-ce que c’est que ce pays ? » : Elise Bordet, une ingénieure agronome à l’assaut des fake news

« La Relève ». Chaque mois, « Le Monde Campus » rencontre un jeune qui bouscule les normes dans son domaine. La trentenaire a délaissé le monde de la recherche pour celui de l’entrepreneuriat. Très présente sur Instagram, elle s’attache à démonter les contre-vérités scientifiques grâce à des vidéos didactiques et percutantes. 

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aujourd’hui à 10h30, modifié à 18h40 https://www.lemonde.fr/campus/article/2025/11/23/on-se-casse-la-tete-a-devenir-docteur-et-vous-vous-censurez-les-scientifiques-mais-qu-est-ce-que-c-est-que-ce-pays-elise-bordet-une-ingenieure-agronome-a-l-assaut-des-fake-news_6654526_4401467.html

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Elise Bordet, à Paris, en septembre.
Elise Bordet, à Paris, en septembre.  MATHIEU GÉNON/REPORTERRE

« Allez, c’est parti pour un nouveau scandale sanitaire où les politiques bafouent les scientifiques, voire les menacent. »Face caméra, la jeune femme ne mâche pas ses mots. Dans une vidéo postée mardi 4 novembre sur son compte Instagram, Elise Bordet dénonce l’attitude d’Annie Genevard, ministre de l’agriculture, de l’agroalimentaire et de la souveraineté alimentaire, qui aurait tenté d’édulcorer un rapport sur la loi Duplomb et sur les effets nocifs des pesticides, notamment leurs liens avec des cas de cancers pédiatriques. La « chercheuse qui décrypte la science » pour ses 137 000 followers ne décolère pas. « On se casse la tête à devenir ingénieur agronome, à devenir docteur, on fait des bac + 8 et vous, vous ne comprenez rien à ce qu’il va se passer et vous censurez les scientifiques. (…) Mais qu’est-ce que c’est que ce pays ? »

Elle est comme ça, Elise Bordet, elle tire le fil de sa pensée et tricote un argumentaire solide où se mêlent affects et précision technique avec une aisance déconcertante. Ce ton direct a fait le succès des vidéos qu’elle poste sur Instagram depuis mai 2025. « J’ai commencé sans ambition particulière, je voulais juste apporter ma pierre à l’édifice et aider les gens à développer leur esprit critique », raconte celle qui vient de fêter ses 33 ans. Au mois de juillet dernier, l’une de ses vidéos a connu un succès retentissant. En à peine trois minutes, elle y démonte les arguments mis en avant par Gabriel Attal pour justifier son vote en faveur de la loi Duplomb. Elle enregistre 6 millions de vues. Le secrétaire général du parti Renaissance l’a-t-il vue ? Lui seul le sait, mais il n’a pas contacté Elise Bordet pour lui répondre.

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Parfois émue, souvent en colère ou ironique, toujours pédagogue, la jeune scientifique, que l’on rencontre un matin à l’heure du petit déjeuner dans un café-boulangerie bio du 11e arrondissement de Paris, fait mouche dans chaque intervention. Une aisance qu’elle doit aux cours de théâtre qu’elle a suivis pendant quatre ans. La vidéo de juillet 2025 n’est pas la seule consacrée à la loi Duplomb, un texte qui la fait bondir. D’autres ont suivi, dont une où elle apparaît en larmes, bouleversée par le retour de l’acétamipride, un pesticide banni en France depuis 2020 en raison de son impact sur les insectes pollinisateurs. « Cette loi, ça a été le pompon sur la Garonne pour moiC’était mon terrain, mon sujet. J’ai grandi dans une ferme, je suis ingénieure agronome, j’ai travaillé à Sanofi sur des données liées au cancer. Constater que la vérité scientifique était manipulée et piétinée dans les débats m’a vraiment atteinte. » Son amie Zoé Leboucher, elle aussi entrepreneuse, mais dans la mode, redoute parfois qu’elle n’y laisse quelques plumes. « Elle est entière et s’investit à fond pour creuser chaque sujet, mais je me dis qu’elle ne pourra peut-être pas tout défendre avec autant d’intensité. On ne peut pas toujours monter au créneau. »

Le virus des chiffres

Pour cette « grosse bosseuse », la science est une cause sacrée. Née en Bourgogne dans une famille d’éleveurs de bovins, elle s’épanouit à l’école, où elle excelle. Grâce à un grand-père agriculteur et « génie des maths », elle attrape le virus des chiffres et du travail, « un des grands piliers de la culture paysanne ». Un samedi soir de décembre, alors qu’elle n’a que 8 ans, elle regarde le Téléthon avec ses parents et son frère et s’émerveille d’apprendre que des gens « en sauvent d’autres en fabriquant des médicaments ». Sa vocation est toute trouvée. Les années passent et l’emmènent à Lyon, en classe prépa BCPST (biologie, chimie, physique et sciences de la Terre), puis en Ille-et-Vilaine, où elle intègre l’Institut Agro Rennes-Angers.

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Elle n’abandonne pas pour autant son objectif de devenir chercheuse et de travailler dans le secteur médical : elle suit pour cela un double diplôme avec la faculté de médecine. Après un passage dans un laboratoire écossais, puis au Centre international de recherche sur le cancer, à Lyon, elle se spécialise dans la virologie. Pendant trois ans, elle analyse des cellules de porcs pour comprendre les mystères de leur système immunitaire. Un sujet qu’elle maîtrise sur le bout des doigts et qu’elle a défendu en finale du concours « Ma thèse en 180 secondes ».

Alors que la doctorante touche du doigt son rêve de recherche, elle déchante face à la précarité qui règne dans le secteur. « Ma directrice de thèse m’a dit que c’était super que mon compagnon de l’époque ait un bon salaire. Comme ça le mien serait de l’argent de poche, se souvient-elle avec amertume. J’ai toujours voulu être autonome financièrement, et j’ai enchaîné les petits boulots de femme de ménage ou les cours particuliers pour gagner de l’argent. Mais quand j’ai vu que les doctorantes de la génération précédente se tapaient dix ans de postdoc à l’étranger pour revenir en France et gagner 1 800 euros par mois, j’ai dit non. Pas question de galérer à nouveau après tous ces efforts. »

Pragmatique, Elise décide de s’ouvrir d’autres portes et intègre un MBA au Collège des ingénieurs, un établissement qui forme les profils scientifiques aux enjeux du business. « Elle est très vite sortie du lot et a marqué les esprits par la clarté de son expression et sa capacité à oser prendre la parole », se remémore Bruno Boulay, le directeur des lieux. Elle rejoint Sanofi en alternance, où elle s’occupe de la stratégie data et intelligence artificielle du département d’oncologie pendant trois ans. En 2022, à peine trentenaire, elle prend en charge la stratégie et l’innovation de l’entreprise pharmaceutique lyonnaise Seqens. Un job très prenant, un défi titanesque qui aspire toute son énergie.

« Sens du bien commun »

« Je me suis éclatée mais c’était très intense, admet-elle. Pour mes 30 ans, j’étais en retard à ma propre fête parce que je terminais des “slides” pour les investisseurs. » Plus que les longues heures de boulot, c’est la découverte de sa fiche de paie qui la trouble. « J’ai beaucoup travaillé, mais j’ai aussi gagné énormément d’argent en devenant actionnaire de l’entreprise, confie-t-elle. Ce n’était plus mon référentiel habituel : une heure travaillée égale une heure payée. Quand j’ai comparé mes revenus mensuels avec ceux accumulés par mes parents pendant toute leur vie, j’ai trouvé ça vertigineux. Je ne veux pas avoir l’air de cracher dans la soupe, mais j’ai eu du mal à me faire à ce monde-là. » Moins de deux ans après son entrée dans la boîte, elle décide de quitter son poste.

Marquée par son expérience dans le privé et par certaines réunions où elle n’était entourée que d’hommes, et effarée par les inégalités salariales à l’œuvre dans le monde du travail, elle fonde l’association 2082. « C’est l’année où les femmes seront payées autant que les hommes, d’après les estimations du Forum économique mondial, lâche-t-elle. Comme je n’ai pas envie d’attendre soixante ans que les choses se rééquilibrent, j’ai décidé de contacter des femmes que je connaissais pour en accompagner d’autres dans leurs négociations salariales. » Quelques mois plus tard, elle cofonde le Club de pouvoir avec la coach Kaouthar Trojette, avec un objectif concret : permettre aux femmes d’accéder à des postes haut placés sans se « suradapter ». « On les aide à adopter la bonne posture, à nouer des alliances entre elles, mais aussi à accepter le conflit », détaille Elise Bordet.

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L’éclectisme de la carrière d’Elise Bordet ne surprend pas Bruno Boulay. « Elle a le sens du bien commun et un talent unique pour tisser des liens de confiance avec les gens », résume-t-il, impressionné par le parcours brillant de la scientifique, qu’il verrait bien entrer en politique dans une quinzaine d’années. « Surtout pas ! », se défend la principale intéressée, qui assure ne viser aucun poste. « Mon prisme d’entrée dans la vie, c’est l’impact, poursuit-elle. Je veux avoir une forme d’utilité dans la société, transmettre des connaissances ou aider les autres dans cette voie-là. » Elle travaille à l’élaboration d’un réseau d’ingénieurs agronomes pour les aider à prendre la parole sur les sujets en lien avec la transition écologique, afin de peser dans le débat public. « A quoi ça sert de produire de la connaissance scientifique si elle n’atteint personne et ne déclenche aucune action ? », interroge celle qui travaille en parallèle à la réalisation d’un documentaire sur les fils et filles d’agriculteurs. Un autre sujet sur lequel elle est intarissable.

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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