Thomas Piketty : « En votant contre la taxe Zucman, le RN s’est clairement affirmé comme le parti des milliardaires »
Chronique
Le parti de Marine Le Pen s’affiche désormais clairement comme un parti de droite, sur tous les plans, à la fois nationaliste, antimigrants, extractiviste et hypercapitaliste, souligne l’économiste dans sa chronique.
Comment sortir du blocage politique français ? D’abord en acceptant l’idée que la démocratie a besoin d’alternances claires et assumées pour fonctionner correctement. Ce n’est pas en gardant toujours les mêmes au pouvoir que l’on va sortir de la crise démocratique actuelle. La bipolarisation gauche-droite, à condition qu’elle se renouvelle assez rapidement dans son contenu face aux transformations du monde, a ceci de vertueux qu’elle permet de telles alternances. C’est ce modèle qui a permis la consolidation de la démocratie au XXe siècle, et c’est dans cette direction qu’il faut aller aujourd’hui pour éviter son délitement.
De ce point de vue, le fait que les députés du Rassemblement national (RN) aient voté comme un seul homme, avec le reste de la droite, contre l’impôt minimal de 2 % sur les détenteurs de plus de 100 millions d’euros de patrimoine est un événement majeur, qui peut contribuer à la clarification politique. En volant au secours des ultrariches, alors qu’il s’était jusqu’ici abstenu, le RN s’est clairement affirmé comme le parti des milliardaires, comme un parti de droite, sur tous les plans, à la fois nationaliste, antimigrants, extractiviste et hypercapitaliste, de la même façon que les républicains de Donald Trump.
Ce choix peut surprendre, si l’on pense au vernis populaire et social que le parti lepéniste a longtemps voulu se donner. Il est en réalité parfaitement logique. D’abord parce que les alliés que le RN peut espérer rassembler pour atteindre une majorité parlementaire sont clairement sur une ligne de droite classique, anti-impôt et anti-dépense publique. C’est le cas pour l’Union des droites pour la République d’Eric Ciotti, qui a officiellement rallié le RN en 2024, tout autant que pour le reste des républicains.
C’est également le cas des plus droitiers des macronistes, qui ont aussi montré ces dernières années qu’ils étaient prêts à faire alliance avec le RN pour voter des textes aussi importants que la « loi immigration » en décembre 2023 (avec, à la clé, une refonte du code de la nationalité et une remise en cause profonde du droit du sol, finalement non appliquées pour des raisons techniques) ou la « loi anti-locataires » (et prétendument « anti-squatteurs ») en décembre 2022.
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L’engagement du RN auprès des ultrariches est également cohérent avec l’idéologie générale du parti, qui repose sur une vision profondément hiérarchique du monde. Pour le RN comme pour les trumpistes, l’inégalité est partout et, surtout, elle est inévitable : entre les nationaux et les étrangers, entre les chrétiens et les musulmans, entre les honnêtes gens et les délinquants, entre ceux qui bossent dur et ceux qui vivent de l’assistanat.
Face à cette réalité, mieux vaut exalter l’identité nationale et la puissance, l’ordre et le respect des hiérarchies, et surtout éviter les discours de Bisounours sur la justice sociale et l’harmonie universelle, qui ne seraient que d’hypocrites berceuses distillées par les idéologues de gauche pour se donner bonne conscience et tromper les crédules. Ce discours ancré à droite a d’immenses faiblesses, mais il a aussi ses lignes de forces et, en tout état de cause, il joue un rôle central dans le débat public.
Ignorance historique
Face à cette nouvelle union des droites, la gauche a une responsabilité historique. Comme Zohran Mamdani à New York[le démocrate élu maire de la ville, le 4 novembre], elle doit d’abord mettre l’accent sur les mesures sociales et universalistes (coût de la vie, logement, transport, santé, écoles) et démontrer que seule une mise à contribution des plus riches permet de financer tout cela. La gauche doit aussi s’appuyer sur les leçons de l’histoire. Face à une dette publique qui a retrouvé ses sommets historiques, seule une mise à contribution exceptionnelle des plus hauts patrimoines privés permet de repartir de l’avant.
Le barème de l’impôt de solidarité nationale appliqué en France en 1945 montait jusqu’à 20 % sur les plus hauts patrimoines et jusqu’à 100 % sur les enrichissements les plus importants. Il pouvait être payé en titres et ne comptait aucune exonération pour les « biens professionnels » et autres « entreprises familiales et innovantes ». Dans l’après-guerre, le Lastenausgleich (« partage du fardeau ») montait en Allemagne jusqu’à 50 % pour les patrimoines les plus élevés. L’impôt équivalent atteignait 90 % au Japon.
Ceux qui répètent en boucle qu’il serait juridiquement impossible de mettre à contribution les plus hauts patrimoines, et qu’un impôt plancher de 2 % sur les ultrariches serait confiscatoire, ne font que témoigner de leur profonde ignorance historique. Et aussi de leur refus de tout débat rationnel et apaisé, appuyé sur des bases empiriques solides.
Au-delà de l’enjeu financier, cette mise à contribution des plus fortunés serait aussi l’occasion de redistribuer le pouvoir économique, en accordant enfin des droits de vote importants aux salariés dans les conseils d’administration des entreprises, comme cela se fait en Allemagne et en Suède depuis les années 1950. La richesse est toujours collective : elle dépend de l’implication de milliers de personnes, et non pas de quelques génies individuels sans lesquels le monde s’effondrerait. L’échelle des revenus a été divisée par dix en Europe nordique depuis 1910, et cette marche vers l’égalité a été main dans la main avec une prospérité sans précédent, comme vient de le montrer une étude publiée par le Laboratoire sur les inégalités mondiales.
Enfin, et peut-être surtout, la gauche en France comme aux Etats-Unis doit tout faire pour résorber la fracture territoriale. Le fossé électoral entre les classes populaires des grandes agglomérations et celles des villes moyennes et des communes rurales a retrouvé des niveaux inconnus depuis un siècle. Les premières continuent de voter à gauche, mais les secondes ont largement basculé à droite.
C’est la conséquence d’un profond sentiment d’abandon face à la dégradation des services publics et à la concurrence internationale. C’est en réunifiant les classes populaires, comme elle a su le faire au XXᵉ siècle, que la gauche parviendra à imposer une nouvelle bipolarisation.
Thomas Piketty est directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales et professeur à l’Ecole d’économie de Paris.