Sainte-Soline (Deux-Sèvres) le 25 mars 2023: des consignes prohibées et dangereuses données par la hiérarchie, un vocabulaire guerrier et une troublante satisfaction de blesser « l’adversaire »

MÉGABASSINES, LA GUERRE DE L’EAU VIDÉO

« Faut leur tirer dans la gueule ! » : la manifestation de Sainte-Soline vue par les gendarmes

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Mediapart et « Libération » révèlent des images inédites du 25 mars 2023, filmées par les caméras-piétons des gendarmes. Elles montrent des consignes prohibées et dangereuses données par la hiérarchie, un vocabulaire guerrier et une troublante satisfaction de blesser « l’adversaire ».

Camille Polloni et Laura Wojcik

5 novembre 2025 à 11h58 https://www.mediapart.fr/journal/france/051125/faut-leur-tirer-dans-la-gueule-la-manifestation-de-sainte-soline-vue-par-les-gendarmes?utm_source=quotidienne-20251105-204415&utm_medium=email&utm_campaign=QUOTIDIENNE&utm_content=&utm_term=&xtor=EREC-83-[QUOTIDIENNE]-quotidienne-20251105-204415&M_BT=115359655566

DeuxDeux ans et demi après la manifestation contre les mégabassines qui avait fait des dizaines de blessé·es à Sainte-Soline (Deux-Sèvres) le 25 mars 2023, Mediapart et Libération ont eu accès à plus de quatre-vingt-quatre heures d’images tournées par les gendarmes ce jour-là, principalement via les caméras-piétons qu’ils portaient sur la poitrine.

Ces images ont été saisies par l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) dans le cadre d’une enquête préliminaire pour violence par personne dépositaire de l’autorité publique et non-assistance à personne en danger ouverte par le parquet de Rennes, compétent en matière militaire, et désormais en voie d’achèvement. 

Le but de la procédure était de retrouver les tireurs qui ont fait quatre blessés graves parmi les manifestant·es. En définitive, aucun n’a été identifié. Mais Mediapart et Libération ont récupéré un matériel exceptionnel pour comprendre, de l’intérieur, l’état d’esprit des gendarmes, leurs actes et les propos échangés dans leurs rangs. 

Multiples tirs tendus

Ces images révèlent des consignes de la hiérarchie normalement interdites, car dangereuses. Et une apparente cruauté de certains gendarmes, qui semblent tirer sans discernement : ils se réjouissent à de nombreuses reprises de blesser lourdement des manifestant·es. À la vue de ces images, l’IGGN aurait pu signaler au parquet ces potentielles infractions : elle n’en a rien fait. 

Les fonctionnaires sont conscients d’être filmés, puisqu’ils mettent eux-mêmes en route leur caméra quand ils le jugent utile. Il leur arrive toutefois d’oublier que la caméra tourne ou de déclencher involontairement l’enregistrement. 

Aucun gendarme n’a été interrogé sur le contenu des images. 

Sur ces images, on voit de nombreux tirs tendus de grenades lacrymogènes et explosives, ce qui est formellement interdit. Compte tenu de la dangerosité de ces munitions si elles touchent quelqu’un à pleine vitesse, les règles d’utilisation du lance-grenades prévoient exclusivement des tirs en cloche, le canon devant être positionné à 45 degrés et surtout pas à l’horizontale. 

Ces tirs tendus ne relèvent pas d’initiatives isolées : dans plus de la moitié des escadrons étudiés, des gradés ordonnent à leurs subordonnés de procéder ainsi. 

Ces vidéos montrent aussi des dizaines de commentaires particulièrement déplacés et d’insultes visant les manifestants, traités de « fils de pute », d’« enculés », de « pue-la-pisse ». Des gendarmes se vantent d’avoir touché des manifestants « en pleine tête » ou « dans les couilles », se réjouissent de « leur faire mal » et vont jusqu’à dire qu’il faudrait « les tuer »

Des gendarmes jamais confrontés à leurs propos 

L’avocate Chloé Chalot, qui défend les intérêts des quatre blessé·es graves ayant déposé plainte, regrette que tout n’ait pas été consigné sur procès-verbal par l’IGGN. Elle réclame « un nouveau travail de retranscription, beaucoup plus exhaustif », et note que « les enquêteurs n’ont pas confronté les gendarmes en cause aux comportements constatés et propos tenus, malgré la gravité et les conséquences de ceux-ci »

En effet, les caméras-piétons des gendarmes n’ont été exploitées qu’après les auditions de leurs chefs d’escadron. Aucun gendarme n’a été interrogé sur le contenu des images. 

Des sommations ont bien été effectuées, mais l’IGGN estime qu’elles sont restées « inaudibles » pour les manifestants.

De son côté, le procureur de Rennes, Frédéric Teillet, indique que « si ces images révélaient d’autres infractions pénales que celles dont il était saisi, la procédure prévoit que le service d’enquête en informe le parquet. Ce qui n’a pas été le cas ». Il ajoute que « si ces images révélaient des comportements qui, sans constituer d’infraction pénale, relèvent de manquements aux obligations des militaires de la gendarmerie, cela relèverait de la procédure administrative, pour laquelle le parquet n’est pas compétent »

La Direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN) affirme quant à elle que « les enregistrements disponibles, extraits des caméras-piétons des unités déployées lors des troubles à l’ordre public de Sainte-Soline en mars 2023, ont été mis à la disposition exclusive de la justice, dans le cadre d’enquêtes judiciaires toujours en cours, dont il ne revient pas à la gendarmerie de les commenter ».

Un dispositif de maintien de l’ordre exceptionnel 

Mediapart n’a pas recensé les injures proférées au pic des affrontements, qui peuvent échapper à tout un chacun, mais seulement celles prononcées « à froid ». Car, tout au long de l’après-midi, selon l’heure et selon les endroits où sont positionnés les gendarmes, l’intensité des violences varie fortement. 

La manifestation du 25 mars 2023, organisée par Les Soulèvements de la Terre, le collectif Bassines non merci et la Confédération paysanne, avait été interdite par la préfecture des Deux-Sèvres, qui craignait notamment « une intrusion et l’implantation d’une ZAD [zone à défendre – ndlr] » sur le site de la bassine (déclarée illégale depuis). 

« Nous ne connaissions pas le lieu et nous ne l’avons connu précisément que le 24 mars au matin », a indiqué la préfète Emmanuelle Dubée au cours de l’enquête pénale, regrettant « l’incertitude délibérée devant laquelle les organisateurs ont souhaité placer les services de l’État »malgré ses tentatives de contact. Selon la préfète, qui garde en mémoire une manifestation survenue en octobre 2022, « nul ne pouvait ignorer la nature violente du rassemblement qui se préparait ».

Le jour dit, un dispositif exceptionnel de maintien de l’ordre, comptant près de 3 000 agents, est mis en place. Une quinzaine d’escadrons de gendarmes mobiles sont répartis tout autour de la réserve SEV 15 pour empêcher son invasion par trois cortèges convergents : le bleu, le jaune et le rose. Sont aussi déployés deux canons à eau, deux véhicules blindés et vingt quads du peloton motorisé d’intervention et d’interpellation (PM2I) de la Garde républicaine, ultérieurement blanchis par une enquête administrativemalgré leurs tirs de LBD en mouvement.

« Pourquoi ne pas avoir laissé les manifestants accéder symboliquement à la bassine comme ils l’ont demandé ? », ont demandé les enquêteurs de l’IGGN à la préfète, pour qui une telle option était exclue : « Ils ont reconnu que ce ne serait pas que symbolique. […] Il m’appartenait d’assurer la sécurité des biens. […] Leur volonté était aussi de s’en prendre aux forces de l’ordre. »

« À l’arrivée vers la réserve de Sainte-Soline, […] les trois cortèges se situaient dans le périmètre interdit à la manifestation », ajoute la préfète. Du point de vue légal, cet « attroupement » peut être dispersé par la force après sommations. Des sommations ont bien été effectuées, mais l’IGGN estime qu’elles sont restées « inaudibles »pour les manifestant·es.

Avec l’autorisation de la préfète, le PM2I tire ses premières grenades lacrymogènes vers 12 h 35 pour disperser le cortège bleu, qui s’approche de la bassine. Puis il vise, « vraisemblablement par erreur »,le cortège rose, comme l’a déjà montré le magazine « Complément d’enquête ».

Alors que les cortèges commencent à se mêler, les manifestant·es semblent vouloir « encercler » la bassine (et donc les gendarmes positionnés devant). La préfète autorise alors l’emploi de la force sur l’ensemble des cortèges. « Les tirs de grenades lacrymogènes s’intensifient, à un rythme très soutenu, et ne cesseront quasiment plus », note l’IGGN, qui observe que « la zone est noyée de fumées lacrymogènes » dès 13 heures.

Aux alentours de 13 h 15, « les affrontements les plus violents de la journée » commencent et durent presque trois quarts d’heure. Les gendarmes reçoivent des pierres, des cocktails Molotov et des feux d’artifice, tandis que quatre véhicules de gendarmerie sont incendiés. Des manifestant·es essaient de pénétrer dans la SEV 15 en faisant tomber les grillages qui entourent le site.

« Acculés », les gendarmes tirent sans arrêt. « La plupart des grenades CM6, MP7 ou GM2L atterrissent dans les premiers rangs des black blocs, et parfois au-delà, parmi les manifestants restés en retrait en spectateurs », constate l’IGGN. Les gaz lacrymogènes finissent par « noyer » la « zone des blessés », qui s’est créée spontanément sur un chemin légèrement en retrait.  

Les affrontements se calment vers 14 heures et reprennent brièvement une heure plus tard, quand un médecin de la gendarmerie s’approche de Serge D., très grièvement blessé, pour le secourir. De 15 h 30 à 16 h 30, les manifestant·es quittent le site.

« Un putain de trou qui appartient même pas à l’État » 

Sur la journée, notent les enquêteurs, la gendarmerie « fait état de la consommation de 5 015 grenades lacrymogènes (2 783 CM6, 857 MP7, 1 375 GM2L), de 89 grenades de désencerclement GENL, de 40 grenades assourdissantes ASSR et 81 munitions de LBD 40 ». Quarante-cinq gendarmes sont déclarés blessés, tandis que les manifestant·es dénombrent environ deux cents blessé·es dans leurs rangs.

Les images issues des caméras-piétons témoignent de ces affrontements. Mais elles montrent aussi des gendarmes prenant leur pause dans les camions, en chantant sur du Michel Fugain ou du Dalida, mangeant leur sandwich ou se plaignant de devoir après cirer leurs chaussures pleines de boue. 

Ces dizaines d’heures d’enregistrements ouvrent une fenêtre inédite sur leur quotidien, leurs doutes sur l’utilité de protéger « un putain de trou qui appartient même pas à l’État », leurs plaisanteries souvent de mauvais goût (« Tu veux une pipe et un Mars ? — Le Mars non, mais la pipe je suis pas contre »), leurs projets d’apéro. 

Trois escadrons de gendarmerie mobile (EGM) n’ont transmis aux enquêteurs aucune image de leurs caméras-piétons. L’EGM de Saint-Étienne-lès-Remiremont a expliqué que ses caméras étaient en maintenance. Celui de Chambéry s’est excusé : malgré la réquisition adressée par l’IGGN, il a essayé d’extraire les images trop tard, au-delà du délai de trente jours où elles sont effacées automatiquement. L’EGM de Cherbourg n’a fourni ni images ni explications. 

Certaines caméras-piétons ont bien été saisies par l’IGGN mais n’ont jamais été exploitées par ses soins (EGM de Clermont-Ferrand). La plupart des images ont bien été visionnées et en partie retranscrites. Mais une grande partie des tirs tendus, insultes et autres propos problématiques qui y figurent ne sont même pas mentionnés. 

Blessés graves de Sainte-Soline : une enquête-fleuve sans coupables

Aucun des gendarmes ayant gravement blessé Serge D., « Alix », Mickaël B. et « Olivier » lors de la manifestation contre les mégabassines du 25 mars 2023 n’a été identifié. Mais des « tirs tendus » de grenades, pourtant interdits, ont bien eu lieu.

Camille Polloni

5 novembre 2025 à 11h58 https://www.mediapart.fr/journal/france/051125/blesses-graves-de-sainte-soline-une-enquete-fleuve-sans-coupables?utm_source=quotidienne-20251105-204415&utm_medium=email&utm_campaign=QUOTIDIENNE&utm_content=&utm_term=&xtor=EREC-83-[QUOTIDIENNE]-quotidienne-20251105-204415&M_BT=115359655566

DeuxDeux ans et demi après la manifestation du 25 mars 2023 contre les mégabassines et ses dizaines de blessé·es à Sainte-Soline (Deux-Sèvres), l’enquête pour violence par personne dépositaire de l’autorité publique et non-assistance à personne en danger – ouverte par le parquet de Rennes – est presque terminée.

Mediapart et Libération ont eu accès à cette enquête monumentale. L’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) s’est intéressée aux circonstances dans lesquelles ont été blessées quatre victimes très durement touchées – Serge D., Alix*, Mickaël B. et Olivier* – et aux conditions d’intervention des secours (qui feront l’objet d’un prochain article).

L’enquête confirme que leurs blessures n’ont pu être causées que par des armes de la gendarmerie, dont certaines par des « tirs tendus » de grenades, une pratique pourtant interdite. Mais aucun des gendarmes qui en sont à l’origine n’a pu être identifié.

Le parquet de Rennes, compétent en matière militaire, a fait le choix de garder cette enquête sous sa direction pendant deux ans et demi, plutôt que de la confier à un juge d’instruction indépendant. Au terme de ses investigations, il peut encore ouvrir une information judiciaire, classer l’enquête sans suite ou décider lui-même de poursuites, ce qui semble en l’état quasi impossible, faute de suspects.

Avant de prendre sa décision, le parquet a ouvert une « phase contradictoire » permettant aux quatre plaignant·es de découvrir le dossier et de formuler leurs observations. Dans un courrier adressé au procureur début octobre, leur avocate Chloé Chalot demande l’ouverture d’une information judiciaire, « après plus de deux ans d’enquête préliminaire secrète ».  

Elle rappelle que la désignation d’un·e juge d’instruction permettrait à ses client·es « de disposer de différents droits, et notamment d’avoir connaissance au fur et à mesure des actes d’enquête réalisés et de pouvoir en solliciter. Ils souhaitent prendre une part bien plus active dans la procédure que celle de pure attente à laquelle ils ont été cantonnés depuis le mois de mars 2023 »

Pour retracer le fil des événements, l’IGGN a analysé plus de 2 000 vidéos et 5 000 photos prises par des gendarmes (caméras-piétons, images aériennes, téléphones personnels), mais aussi par des manifestant·es (qui les ont partagées sur les réseaux sociaux ou envoyées aux enquêteurs) et des journalistes présent·es sur place. 

« Seul un nombre assez réduit de vidéos et de photographies se sont révélées au final utiles à la manifestation de la vérité et en rapport direct avec nos faits », écrit l’IGGN dans un rapport de synthèse. Alors qu’elle disait espérait retrouver « la nature des projectiles », leur « trajectoire » ainsi que « la position et l’identité du tireur ou du lanceur » ayant blessé chacune des quatre victimes, elle a dû revoir ses ambitions à la baisse.

Malgré l’audition de dizaines de témoins – manifestant·es, membres des forces de l’ordre et fonctionnaires, secouristes, pompiers, équipes du Samu, journalistes –, malgré l’étude d’appels enregistrés, malgré l’utilisation d’un logiciel d’analyse criminelle et une expertise collégiale (deux médecins légistes, un balisticien et un chimiste) sur chacune des quatre victimes, l’IGGN n’a pu identifier aucun des tireurs. 

Elle en est toutefois arrivée à la conclusion que les quatre blessé·es ont bien été touché·es par des munitions de la gendarmerie, parfois tirées dans des conditions irrégulières.

Serge D. atteint à la tête par un « tir tendu » de grenade lacrymogène

Serge D., le blessé le plus grave, a été touché à la tête à 13 h 46 par un « tir tendu » – donc non réglementaire – de grenade lacrymogène CM6 ou MP7. Ces modèles sont conçus pour être tirés en cloche, avec des lanceurs Cougar, afin de se désagréger en l’air et de libérer six ou sept palets noirs qui retombent en dégageant du gaz lacrymogène. Dans le cas de Serge D., « le traumatisme est lié au seul choc direct avec le projectile, indépendamment de l’explosion de celui-ci », précise le collège d’experts appelé à se prononcer sur sa blessure.

Selon ses conclusions, la grenade qui l’a touché « semble provenir » d’un véhicule blindé roulant de la gendarmerie (VBRG), dont la tourelle est équipée d’un lanceur Cougar. Des images vidéo montrent en effet un projectile passer sous les branches d’un arbre, sur la façade nord-ouest de la bassine, en direction du black bloc où se trouvait la victime, « à un moment compatible avec la survenance de la blessure »

En février 2025, le gendarme mobile embarqué à bord du VBRG au poste de « radio-tireur » est entendu comme témoin. « Je suis incapable de vous dire si j’ai blessé quelqu’un ou pas », a déclaré Arnaud F., qui a « enchaîné les tirs de grenades » à la mi-journée, moment où les affrontements étaient les plus acharnés : quatre véhicules de gendarmerie ont été incendiés, des gendarmes à pied touchés par des projectiles et des cocktails Molotov.

Dans une configuration rappelant celle d’un sous-marin, ce gendarme explique ne pas voir où tombent ses grenades. Pour « ajuster » la zone visée, il se fie aux consignes données par son « chef d’engin » et à « la réglette »indiquant son angle de tir. « Lorsque le canon est en position de tir, à 45° minimum, la lunette épiscope montre le ciel », précise le militaire, qui ne se souvient pas d’avoir effectué des tirs tendus. Mais il concède, près de deux ans après les faits : « Il faut remettre l’angle à zéro pour recharger, donc je ne saurais pas vous dire aujourd’hui si le 25 mars 2023 j’ai vérifié la réglette avant chaque tir. »

Arnaud F. signale aussi la présence de gendarmes à pied munis de lanceurs Cougar, « qui tiraient en se cachant derrière [leur] engin » et lui auraient même passé des munitions par la fenêtre quand il en manquait. Ils n’ont jamais été retrouvés. Serge D., qui a été « vu au moins deux fois lancer un projectile sur les forces de l’ordre » avant d’être blessé, selon l’IGGN, a quant à lui refusé d’être auditionné.

Alix, touchée au visage par un « tir tendu » de GM2L

Si aucune image ne montre le moment précis où Alix a été gravement blessée au visage et touchée aux jambes, les enquêteurs estiment que cette jeune femme de 19 ans a été atteinte « vers 13 h 30 » à l’angle nord-ouest de la bassine, par une grenade GM2L « lancée improprement par un lanceur Cougar en tir tendu ou semi-tendu ».

Les grenades GM2L, à la fois assourdissantes et lacrymogènes, ont remplacé les GLI-F4 à partir de 2018. Comme le rappelle le balisticien chargé d’expertiser les blessé·es de Sainte-Soline, la GM2L a été « “vendue” comme une alternative moins dangereuse » mais produit sensiblement les mêmes effets si elle touche quelqu’un.

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Pour le collège d’experts, la grenade a d’abord frappé Alix au visage, l’impact provoquant un « traumatisme facial », puis a explosé à ses pieds, ce qui explique le « polycriblage des membres inférieurs » de la jeune femme. 

Plusieurs escadrons de gendarmes mobiles (ceux d’Aurillac, de Bouliac, de Grenoble), ainsi que les gendarmes présents dans les véhicules blindés, sont susceptibles de l’avoir lancée. « Le champ des tireurs potentiels est donc très large, conclut l’IGGN, et faute d’éléments plus précis, impossible à discriminer. » 

« J’ai pas de souvenir de l’impact en lui-même », a déclaré la jeune femme lors de son audition un mois après les faits, en insistant sur ses intentions pacifiques. « Je voulais pas aller dans l’affrontement, j’allais rien jeter, j’allais rien taper. On restait plusieurs dizaines de mètres derrière les blocs. Et s’il y avait eu la possibilité d’entrer dans la bassine ou de l’encercler sans risque de crever, on y serait allés. Mais l’objectif n’était pas d’aller au combat. »

« Savez-vous pour quelles raisons les forces de l’ordre lancent des grenades lacrymogènes à ce moment-là ? », lui demandent les enquêteurs de l’IGGN. « Pour défendre un trou vide et parce qu’on leur a donné l’ordre de le faire », rétorque la jeune femme, qui dénonce les moyens « démesurés » employés par les gendarmes. « C’était barbare. C’est fou de se dire que même en n’ayant rien fait, on peut se faire éclater le visage par quelqu’un qui est censé protéger le peuple. »

Mickaël B., blessé au cou par une arme non identifiée

Mickaël B. a été blessé au cou sur la façade ouest de la bassine, entre 13 heures et 13 h 18. « Aucun témoignage direct ne permet d’établir avec certitude le moment où Mickaël B. a été blessé, ni à quelle distance il se trouvait alors des forces du maintien de l’ordre », notent les experts. Selon eux, le projectile en cause « pourrait être soit une balle tirée par un LBD 40, soit une grenade (CM6, MP7 ou GM2L) lancée improprement en tir tendu par un lanceur Cougar (épaulé ou monté sur véhicule) ».

Dans l’hypothèse d’un tir de LBD, il pourrait venir de l’escadron de gendarmerie mobile de Guéret ou de celui de Grenoble. Une grenade pourrait par ailleurs avoir été lancée par le peloton d’intervention de la Garde républicaine (PIGR). « Le traumatisme serait lié au seul choc direct avec la grenade, avant et indépendamment de l’éventuelle explosion de celle-ci », ajoutent les experts, qui constatent l’absence de brûlures. 

Mickaël B., un intérimaire de 35 ans qui se décrit comme un « Gilet jaune »en « repos forcé », ne se souvient pas des détails. « Je ne me rappelle même plus être tombé. Je me suis réveillé à l’hôpital. Je pensais que j’avais été dans le coma un jour, et on m’a dit que cela faisait deux semaines et demie. » Il considère avoir été « attaqué en traître », alors qu’il n’avait « rien fait du tout », et ne se reconnaît sur aucune des vidéos présentées par les enquêteurs.

Olivier, blessé au pied par une GM2L 

Olivier a été blessé au pied gauche à 13 h 47, à l’angle nord-ouest de la bassine. C’est-à-dire une minute après Serge D. et dans la même zone, alors que ces deux blessés se trouvaient « au sein de groupes d’individus s’en prenant directement aux forces de l’ordre lorsque leurs blessures sont survenues ».

Lors de son audition, un mois après les faits, Olivier affirme toutefois qu’il ne « menaçai[t] aucunement l’intégrité physique » des gendarmes quand il a« entendu une explosion assourdissante », accompagnée de « fumée » et « senti un souffle fort sur [son] pied », suivi d’une « vive douleur ».

Dans son cas, l’expertise conclut que « le projectile en cause est très certainement une grenade lacrymogène instantanée de type GM2L, lancée par un lanceur Cougar et ayant explosé au sol, à proximité [de son] pied gauche ». Olivier a subi « un traumatisme avec fracture complexe ouverte du pied gauche secondaire à l’onde de choc (effet blast) provoquée par une explosion », écrivent encore les experts.

« Bien que n’étant pas parvenus à identifier le tireur de la grenade qui a touché [Olivier], nous arrivons à situer la zone d’où elle semble partir, ainsi qu’à voir le trajet qu’elle parcourt », estime l’IGGN, qui s’appuie sur les images du drone. La munition pourrait venir soit d’un gendarme isolé, « protégé derrière un des Irisbus de l’escadron d’Aurillac », soit « du peloton d’intervention de l’escadron de gendarmerie mobile de Grenoble ». À la différence de Serge D., Olivier ne semble pas avoir été victime d’un tir tendu : la trajectoire de la grenade est bien en courbe.

Lors de son audition, Olivier, 27 ans au moment des faits, qualifiait de « très choquant » le déroulement de cette manifestation : « Personnellement, j’ai été très surpris, je me suis dit : “Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que je fais là ? Pourquoi on me jette des grenades explosives dessus ?” » Il témoigne de sa « tristesse » et de sa « colère »« L’impression que j’avais, c’était qu’ils ont tiré dans le tas, dit-il. D’autant plus que c’était un chantier, un trou vide. Il y a un décalage entre ce qui était protégé et ce qu’on aurait pu y faire. »

« Pourquoi ne pas quitter les lieux dès les premiers tirs de lacrymogènes ? », lui demandent les enquêteurs de l’IGGN. « Autour de moi, je vois des personnes qui pourraient être mes parents, voire mes grands-parents, cela me semblait inconcevable de devoir les abandonner là. »

Camille Polloni

Vidéos de Sainte-Soline : « Quand une doctrine de maintien de l’ordre a pour pivot l’usage des armes, elle produit forcément des violences systémiques »

Après la diffusion par « Libération » et « Mediapart » d’images mettant en cause le comportement des gendarmes lors d’une manifestation contre les mégabassines en 2023, le politiste Sebastian Roché estime, dans un entretien au « Monde », que la recherche des responsabilités ne peut se limiter aux agents tireurs : elle doit concerner toute la chaîne de commandement. 

Propos recueillis par Publié le 07 novembre 2025 à 09h30, modifié le 07 novembre 2025 à 14h49 https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/11/07/videos-de-sainte-soline-quand-une-doctrine-de-police-a-pour-pivot-l-usage-des-armes-elle-produit-forcement-des-violences-systemiques_6652557_3232.html

Temps de Lecture 4 min.

Sebastian Roché.
Sebastian Roché.  YANN LEGENDRE

Consignes illégales, tirs dangereux, insultes : publiées par Mediapart et Libérationles vidéos enregistrées par les caméras-piétons des gendarmes mobiles qui sont intervenus, le 25 mars 2023, à Sainte-Soline (Deux-Sèvres), lors d’une manifestation contre une mégabassine, révèlent nombre de manquements. Les forces de l’ordre sont-elles de plus en plus violentes ? Nous avons posé la question au politiste Sebastian Roché, directeur de recherche au CNRS et coauteur de La Police contre la rue (Grasset, 2023). Il a publié en 2024, dans la revue juridique Civitas Europa, avec la doctorante Laural Miller, de l’Ecole des hautes études en sciences sociales et de l’université Grenoble-Alpes, une étude concluant à une « escalade de la violence » du côté des forces de l’ordre.

Que vous inspirent les vidéos enregistrées par les caméras-piétons des gendarmes mobiles, lors de la manifestation contre la mégabassine de Sainte-Soline ?

Les vidéos publiées par Libération et Mediapart viennent confirmer ce que les images existantes et les rapports des observateurs indépendants avaient déjà souligné : le niveau des violences policières par l’usage, hors cadre éthique et hors cadre légal, des armes à feu dites « à létalité réduite » – les lanceurs de balles de défense (LBD) ou de grenades lacrymogènes ainsi que les grenades explosives – constitue aujourd’hui un problème de premier ordre.

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Ce que nous disent ces images, c’est que le contrôle des gendarmes n’est pas réalisé de manière satisfaisante par la hiérarchie sur place. Comment justifier que des professionnels armés qui ont été recrutés et entraînés pour opérer dans un cadre légal précis se félicitent de mutiler des manifestants ? Comment comprendre que les responsables du groupe de gendarmes les laissent faire, voire les encouragent, à faire un usage illégal des LBD ou des lanceurs de grenades en préconisant des « tirs tendus » ?

Ces agents qui tirent sur des citoyens en colère ne représentant aucune menace pour la République ne sont pas isolés : ils sont en groupe et ils travaillent avec le soutien de leur encadrement. C’est d’ailleurs sous l’autorité du colonel qui dirige les opérations sur place que des unités sur quads ont été envoyés dans la mêlée : ils tirent au LBD ou au lanceur de grenades sur une foule en mouvement. C’est une situation accablante – et à peine croyable.

Comment expliquer que ces images, qui étaient à la disposition de la gendarmerie puisqu’elles ont été prises par les caméras-piétons des agents, n’aient pas conduit, jusqu’ici, à l’ouverture d’une enquête ?

L’inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) ne remplit malheureusement pas son rôle. Le porte-parole de la gendarmerie affirme qu’elle a transmis les vidéos aux autorités judiciaires, mais les comportements problématiques ont-ils été signalés ?

L’explication de ce silence est très simple : les responsables de la gendarmerie ne voient pas le problème, comme l’IGGN ne le voyait pas non plus dans le rapport interne qu’elle a rendu le 4 avril 2023 au directeur général. Dans ce document, elle justifie toutes les pratiques de tirs au motif de la « légitime défense » : « A la lumière des investigations réalisées, affirme le rapport, il apparaît que les images diffusées sur les réseaux sociaux montrant de manière fugace un tir de LBD réalisé par un militaire du PM2I [peloton motorisé d’interception et d’interpellation] sur un quad en mouvement doivent être impérativement recontextualisées », car les gendarmes mobiles « étaient attaqués sur tous les fronts », selon le commandant des opérations – celui-là même qui parle du « succès tactique de l’opération ».

L’IGGN n’a pas l’obligation procédurale de mettre en œuvre le « contradictoire », c’est-à-dire l’écoute des victimes ou des témoins des tirs – et c’est ainsi qu’elle conclut à la parfaite légalité du comportement des gendarmes engagés à Sainte-Soline sur la base des déclarations… des gendarmes ! L’absence d’indépendance du contrôle interne de la gendarmerie pose aujourd’hui un véritable problème : les inspections répondent au directeur général, qui répond lui-même au ministre. Depuis 2020, la transparence de la gendarmerie est en outre en net recul : le rapport d’activité 2024 de l’IGGN ne mentionne même plus le nombre de tirs de balles, ni le nombre de munitions pour les LBD et les grenades, par exemple.

Que faut-il faire pour mettre un terme à ces dérives ?

La recherche des responsabilités doit être complète : elle ne peut se limiter aux agents tireurs, il faut se demander qui a donné les ordres. Les magistrats peuvent statuer sur l’éventuelle faute pénale individuelle des gendarmes, mais leur rôle n’est pas d’analyser les systèmes et les organisations dans leur ensemble. En matière de maintien de l’ordre – l’activité la plus militaire de la police –, la source des sources, c’est le sommet. Si l’on veut savoir ce qu’il s’est passé à Sainte-Soline, il faut donc questionner le cabinet du ministre qui était aux commandes, Gérald Darmanin, mais aussi le ministre lui-même.

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C’est à ce niveau de responsabilité que le dispositif a été planifié : 3 200 gendarmes, neuf hélicoptères, quatre véhicules blindés, quatre engins lanceurs d’eau et un peloton de 20 quads ont été mobilisés pour disperser une manifestation de 8 000 manifestants [6 000 à 8 000 personnes selon les autorités, 30 000 d’après les organisateurs] qui ne menaçait aucun bâtiment. Malheureusement, l’inspection demandée par l’actuel ministre de l’intérieur, Laurent Nuñez, ne pourra pas s’intéresser à la haute hiérarchie, car elle n’en a pas la compétence.

Estimez-vous que, au-delà des responsabilités individuelles, se pose un problème de culture professionnelle ?

Les déclarations des gendarmes publiées par Mediapart et Libération témoignent d’une transformation de la culture professionnelle des forces de l’ordre : elles ont épousé une logique d’escalade et de confrontation. Depuis 2018, il n’y a jamais eu, en France, moins de 10 000 munitions de LBD et de grenades explosives tirées chaque année par la police et par la gendarmerie, alors qu’il y en avait moins de 500 par an avant 2015. Le modèle de l’affrontement porté par une police française allergique à la désescalade et valorisé publiquement par les préfets de police successifs de Paris est en train de contaminer la gendarmerie.

Quand une doctrine de maintien de l’ordre minore – je ne dis pas « ignore » – les droits humains, quand elle a pour pivot l’usage des armes, elle produit forcément des violences systémiques. C’est le cas à Sainte-Soline, mais également lors des manifestations contre la réforme des retraites en 2023, et pendant le mouvement des « gilets jaunes ». Le mot « systémique » donne des boutons aux ministres de l’intérieur, mais il est pertinent : lorsqu’on voit, grâce à ces vidéos, le comportement des gendarmes et de leur encadrement sur le terrain, l’expression « violences policières systémiques » est la plus appropriée.

Lors de la manifestation organisée sur le chantier de mégabassine de Sainte-Soline (Deux-Sèvres), le 25 mars 2023.
Lors de la manifestation organisée sur le chantier de mégabassine de Sainte-Soline (Deux-Sèvres), le 25 mars 2023.  YVES HERMAN / REUTERS

Les mots vulgaires et agressifs prononcés par les gendarmes et leurs pratiques destinées à mutiler les manifestants sont le reflet direct des consignes données depuis des années aux polices françaises par les pouvoirs publics : elles génèrent peu à peu une culture professionnelle centrée sur l’usage des armes. Malheureusement, l’inspection demandée par l’actuel ministre de l’intérieur ne pourra pas s’interroger sur la culture policière française – à moins qu’il adresse une demande explicite à une autre inspection, l’Inspection générale de l’administration, située un étage au-dessus.

Manifestation à Sainte-Soline en 2023 : « Les vidéos révèlent la brutalisation, la bêtise et le mensonge des gendarmes et de leur hiérarchie »

Tribune

Les chercheurs Olivier Fillieule et Fabien Jobard estiment, dans une tribune au « Monde », que les images montrant des forces de l’ordre face à des opposants aux mégabassines, révélées par « Libération » et « Mediapart », dévoilent des ordres prohibés et une jubilation à blesser.

Publié le 11 novembre 2025 à 18h00, modifié le 12 novembre 2025 à 15h28  https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/11/11/manifestation-a-sainte-soline-en-2023-les-videos-revelent-la-brutalisation-la-betise-et-le-mensonge-des-gendarmes-et-de-leur-hierarchie_6653040_3232.html

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« Tir tendu »« En pleine tête »« Dans les couilles ». Puis des rires, une gouaille de caserne, des injonctions guerrières. Ces phrases jaillissent des caméras-piétons de gendarmes lors de l’opération de Sainte-Soline (Deux-Sèvres), en 2023, et déchirent le rideau. L’image montre, le son condamne. On ne parle plus ici de bavures ou de moutons noirs : l’oreille révèle un monde. Les enregistrements dévoilent des ordres prohibés répétés et une jubilation à blesser qui anéantissent toute notion de légitime défense, toute notion de nécessité ou de proportionnalité.

A l’arrière-plan, la hiérarchie réclame les tirs tendus ; au premier plan, des heures d’images laissent voir des manifestants violents ou non violents, offensifs ou secourants, devenir gibier. Dans l’effervescence d’une impunité manifestement tenue pour acquise, les gendarmes, comme au ball-trap, célèbrent les tirs qui font mouche.

Ce dévoilement est une épiphanie. Le pouvoir veut montrer sa maîtrise du désordre, les caméras dévoilent la décomposition de l’ordre. Dans nos démocraties théâtrocratiques, pour reprendre l’anthropologue Georges Balandier, l’autorité prospère tant qu’elle règle la lumière et l’ombre. Mais aujourd’hui, « The whole world is filming » (« Tout le monde filme ») : l’image et le son déjouent le théâtre du pouvoir. La manifestation, naguère irruption du peuple, révèle un appareil nu, démasqué.

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Ces enregistrements révèlent trois choses : la brutalisation, la bêtise et le mensonge. Brutalisation lorsque la violence devient réflexe. Bêtise lorsque l’on confond jeu vidéo et action publique : les gendarmes s’enorgueillissent d’un tir, s’ébrouent en meute, oublient ce que signifie servir dans une démocratie. Rien n’indique un emballement isolé : tout désigne une culture de bande où la violence vaut appartenance et où l’encadrement regarde ailleurs.

Vient ensuite le mensonge, double et commode. Mensonge par dissimulation quand les procès-verbaux d’exploitation transmis à l’autorité judiciaire taisent une large partie de ce que les vidéos donnent à voir ou lorsque l’enquête administrative demandée quelques jours après les faits par le ministre de l’intérieur de l’époque, Gérald Darmanin, ne porte que sur deux tirs – ceux effectués depuis les quads. Mensonge délibéré lorsque des responsables jurent qu’aucune instruction fautive n’a été donnée alors que dans neuf escadrons sur quinze, les gradés demandent des tirs tendus à leurs subordonnés.

Faiblesse du politique

A cela s’ajoute la volonté politique de contrôler jusqu’au visible. Le schéma national du maintien de l’ordre, puis celui des violences urbaines fin juillet, sans même rappeler la loi Sécurité globale de 2021 furent trois tentatives gouvernementales destinées, en vain, à empêcher de photographier ou de filmer. Une guerre des images : l’Etat filme pour se justifier, mais il redoute d’être vu.

Nous vivons le moment de la publicité, de l’exposition publique des actes du pouvoir. L’image et le son déplacent la charge de la preuve. Ce n’est plus au citoyen de désigner la faute, c’est au pouvoir d’en nier la trace. Chacun filme pour prouver que l’autre ment. Mais dans ce tohu-bohu d’images et de sons, quelque chose d’irréversible s’est produit : l’Etat se voulait maître du spectacle, il en devient le sujet. L’image n’obéit plus, elle témoigne. Le son ne couvre plus, il accuse. Ce n’est pas la transparence qui sauvera la République, mais le courage de supporter ce qu’elle donne à voir et à entendre.

Or, depuis bien trop longtemps en France, les ministres de l’intérieur successifs contribuent à la faiblesse du politique face aux institutions policières. Alors que la fonction d’un ministre est de concevoir, de diriger et de contrôler, Laurent Nuñez déclarait, le 28 octobre, à l’Assemblée nationale, être un simple « porte-parole des policiers ». Et, de fait, au lendemain des révélations de Libération et de Mediapart, le ministre de l’intérieur assurait ne voir « ni faute ni violence policière », simplement quelques gestes « non réglementaires ». L’expression « violences policières » demeure taboue, comme si la République se tenait debout par la censure d’un adjectif. On feint de croire qu’admettre la faute, ce serait trahir l’ordre, alors que c’est la dissimulation qui le détruit.

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C’est ici que tout se joue. Le pouvoir moderne, écrivait Balandier, est un art de la scène : il ne gouverne qu’à condition de se montrer. La République se donne à voir, mais ce théâtre ne supporte qu’une lumière, la sienne. A Sainte-Soline, les caméras-piétons ont cependant fait tomber le décor dressé par Gérald Darmanin, alors ministre de l’intérieur.

Proportionnalité du geste

Pour mieux préparer aux rassemblements des « gilets jaunes » du 8 décembre 2018, son prédécesseur Christophe Castaner évoquait leur « volonté de tuer et de tuer nos forces de l’ordre ». La veille du rassemblement à Sainte-Soline, Gérard Darmanin déclarait sur la chaîne CNews que des manifestants allaient « peut-être tuer les gendarmes, tuer les institutions » – irréfutable prophétie, puisqu’il estimait quelques mois plus tôt que les modes opératoires des militants relevaient de « l’écoterrorisme ».

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Toujours assénées sur un ton placide, ces déclarations imposent aux gendarmes le cadre de leurs anticipations : la vie de chacun d’eux est en jeu, la proportionnalité du geste n’entre plus en considération. Les images montrent ce qu’on ne devait jamais entendre : les ordres délictueux, les blagues obscènes, les virilités défaillantes. « Ça va leur faire la bite », entend-on, consterné.

Dans les écoles de gendarmerie, un polygraphe de la fin du XIXsiècle, comme Hippolyte Taine, est toujours enseigné pour saisir les dynamiques de foule. Voilà ce que ce savant d’hier écrivait dans « L’Histoire, son présent, son avenir », LaRevue Germanique (1863, page 503) au sujet de la foule qui décivilise : « Comme sur un radeau de naufragés sans vivres, le mince tissu d’habitudes et d’idées raisonnables s’est déchiré ; les bras nus du sauvage ont reparu, il les agite. Désormais, ce qui règne en lui et par lui, c’est le besoin animal, avec son cortège de suggestions violentes et bornées, tantôt sanguinaires et tantôt grotesques. » Funeste ironie aujourd’hui que de voir ces mots décrire ceux à qui, aujourd’hui, l’on confie de maintenir l’ordre.

Olivier Fillieule, professeur à l’université de Lausanne (Suisse) et directeur de recherche au CNRS, et Fabien Jobard,directeur de recherche au CNRS-CESDIP, sont les auteurs de « Politiques du désordre » (Le Seuil, 2020).

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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