Mégabassines : un modèle économique en train de couler
La coopérative poitevine responsable de la retenue de Sainte-Soline est fragilisée par les dernières décisions judiciaires. Mais au-delà de ces difficultés, c’est toute l’architecture économique des mégabassines qui est compromise.
Yann Philippin et Amélie Poinssot
Entre pro et antibassines, la tension est à son comble. Deux manifestations se faisaient face, vendredi 31 octobre au soir à Poitiers, dans la Vienne. Défenseurs et défenseuses de ces stockages d’eau destinés à l’irrigation agricole vont jusqu’à afficher sur la voie publique des menaces de mort envers les opposant·es.
Mais d’autres tensions, plus sourdes, montent aussi à l’intérieur même des cercles favorables aux mégabassines. C’est le cas au sein de la Coop de l’eau 79, qui construit et exploite les retenues des Deux-Sèvres, dont l’emblématique réserve de Sainte-Soline fait partie. Lors des dernières assemblées générales, « ça a grincé », confie un participant, à cause des tarifs de l’eau, jugés trop élevés pour un service défaillant. Et pour cause : sur les seize bassines prévues (dix-neuf à l’origine), seules quatre ont été construites, dont trois sont en activité aujourd’hui.
Pierre*, un céréalier membre de la coopérative jusqu’à son récent départ à la retraite, explique les raisons de la colère. Depuis la création de la Coop en 2011, le tarif de l’eau a fait la culbute : annoncé au départ à 7 centimes, le prix du mètre cube (m3), sans compter la redevance de l’eau, s’élève aujourd’hui à 34 centimes pour la quinzaine d’exploitations raccordées aux bassines existantes et à 16 centimes pour les nombreuses qui ne sont pas raccordées. Lesquelles continuent à fonctionner avec leurs forages en attendant l’aménagement des futures retenues, sans garantie de pouvoir disposer des volumes qui leur sont théoriquement alloués.

C’est le vécu de Pierre, qui arrosait 40 hectares de maïs. Sa dernière facture ? 8 000 euros environ, pour un volume annuel de 55 000 m³, que l’eau soit consommée ou non au final. Pourquoi payer autant, qui plus est pour une quantité qui n’est pas toujours intégralement utilisée ? « Cet argent, c’est la mise de fond pour avoir le projet, répond Pierre. On nous l’a promis pour dans deux ou trois ans. »
Sauf que cette promesse semble de plus en plus irréalisable. La Coop de l’eau traverse une sévère crise financière, au point que plusieurs exploitants évoquent un risque de « faillite », comme l’a rapporté le média en ligne Reporterre. Si la structure a souffert d’une hausse de ses coûts et de décisions de justice défavorables, l’enquête de Mediapart montre que le modèle économique des mégabassines est structurellement dans l’impasse, malgré un financement public massif.
Une dette de plus de 6 millions d’euros
La Coop de l’eau, qui n’a pas répondu à nos questions malgré nos relances, explique à ses adhérent·es que les problèmes financiers viennent de facteurs externes : hausse des prix des matériaux et de l’électricité, et dépenses liées aux manifestations écologistes et aux dégradations. Depuis les manifestations à Sainte-Soline en mars 2023, il y a eu plusieurs « débâchages » de bassines dans la région, même si celles de la Coop de l’eau n’ont pas été directement touchées. « La hausse du prix ne serait pas si importante s’il n’y avait pas des sites à protéger et à réparer », fulmine Guillaume Soulisse, un agriculteur de la coopérative.
Les comptes de la Coop de l’eau confirment l’importance de ces dépenses : 456 000 euros de frais de « gardiennage », « vidéosurveillance » et autres « barrières » ont été comptabilisés l’an dernier comme des investissements, alourdissant d’autant le coût des quatre bassines existantes.
Mais ces difficultés masquent un problème plus profond : la Coop manque cruellement d’argent pour financer la construction des douze autres réserves prévues. En 2023, elle avait accumulé 3,2 millions d’euros d’impayés auprès de ses fournisseurs. L’ardoise a été réduite à 900 000 euros l’année suivante, mais la coopérative a été obligée d’emprunter aux banques pour rembourser ses fournisseurs. Cela a encore alourdi sa dette, qui culmine à 6,3 millions d’euros en 2024.
La structure vit en outre sous perfusion d’argent public. Au total, depuis sa création, elle a touché plus de 8,35 millions d’euros, que ce soit sous la forme de subventions d’investissement (7,6 millions jusqu’en 2024) ou de subventions d’exploitation (plus de 750 000 euros sur la période 2019-2023).
De nombreux exploitants, asphyxiés par la hausse des prix de l’eau, ont cessé de régler leurs factures.
C’est ainsi que les quatre premiers chantiers de bassines, dont le coût total revient à 12,5 millions d’euros, ont été intégralement financés par la dette et l’argent public. Et selon notre analyse des comptes, les contributions des agriculteurs sont à peine supérieures aux frais de fonctionnement. Tel le tonneau des Danaïdes, l’argent injecté ne permet pas de faire fonctionner la structure, et la Coop risque d’avoir bien du mal à rembourser ses dettes.
Quant au financement des douze bassines restantes, qui reviendrait, selon nos calculs, à plus de 40 millions d’euros, il paraît bien compromis. Selon nos informations, la structure n’a même pas les fonds nécessaires pour lancer la construction de la prochaine réserve planifiée, celle de Saint-Sauvant, dont le chantier devait démarrer l’année dernière. « Même avec les subventions, le système va mourir », pronostique Pierre.
De nombreux exploitant·es, asphyxié·es par la hausse des prix de l’eau et excédé·es d’attendre les retenues promises, ont même cessé de régler leurs factures. Lors de l’assemblée générale de 2023, une quarantaine de mauvais payeurs avaient été recensés. Un an plus tard, le montant total des impayés atteignait 941 000 euros. Dont 313 000 euros classés comme « créances douteuses », c’est-à-dire probablement irrécupérables.
Une coopérative qui perd ses adhérents
Au cœur des désaccords, il y a le fait qu’en cas d’arrêté sécheresse, comme c’est souvent le cas dans la région en début d’été, seules les quelques exploitations raccordées aux bassines ont encore accès à l’eau. Pour les autres, sauf dérogation, des récoltes entières peuvent être perdues. Mais c’est aussi le système de facturation des volumes d’eau, sans lien avec la consommation réelle, qui pose problème.
Guillaume Soulisse est exploitant bio en grandes cultures. En attendant la construction de la bassine sur son secteur, il paye pour 80 000 m³ d’eau par an, alors qu’il n’en consomme que 50 000 à 60 000. Cette facturation déconnectée des volumes « fait partie des points de friction », nous dit-il. « Le prix pose problème, il faut qu’on arrive à le faire baisser. »

Cela semble aujourd’hui impossible. Sur les près de 300 adhérent·es que compte la Coop, une dizaine d’agriculteurs l’ont quittée l’an dernier, selon Reporterre, ce qui va réduire les revenus. Et d’autres pourraient suivre. C’est le cas des maraîchers, qui ne bénéficient pas du système des bassines et qui subissent malgré tout la hausse du prix de l’eau. C’est le cas, aussi, des exploitations du nord-ouest de la Vienne, intégrées à la même gestion collective alors qu’aucune réserve n’est prévue chez elles.
C’est de ce coin-là, le bassin du Thouet, que viennent de nombreux impayés aujourd’hui. Stéphane Clisson fait partie du mouvement. « Nous n’avons jamais reçu de service de la part de la Coop, nous n’avons aucun intérêt à continuer à payer ses frais de fonctionnement », indique-t-il.
À peine un tiers des bassines prévues ont abouti
Pompant de l’eau dans les nappes l’hiver pour arroser des champs en plein été, les mégabassines constituent, selon de nombreux scientifiques, une maladaptation dans une région en déficit hydrique depuis les années 1980.
Depuis le début des années 2000, plus d’une centaine de réserves se préparent dans les départements de Vendée, Deux-Sèvres, Charente-Maritime et Vienne. Elles sont portées par une quinzaine de structures différentes, dont la Coop de l’eau 79.
À ce jour cependant, à peine un tiers des bassines prévues sont en activité. Seuls les projets vendéens ont été menés à terme au début des années 2000. Les autres sont bloqués par la justice, abandonnés par les irriguants ou encore en attente.
La Coop de l’eau 79 n’est pas la seule structure à boire la tasse. La société d’économie mixte Caeds (Compagnie d’aménagement des eaux des Deux-Sèvres), qui gère cinq bassines creusées il y a une quinzaine d’années dans un autre coin des Deux-Sèvres, a accusé en 2023 un exercice déficitaire de 150 000 euros, soulignait il y a quelques mois La Nouvelle République. En Vendée, deux structures s’interrogent sur les coûts de sécurisation des sites existants, selon Le Figaro. Le quotidien relève également que des assureurs prennent leurs distances : Axa s’est retirée d’une structure vendéenne, et le contrat entre Groupama et la Coop de l’eau 79 a été modifié pour tenir compte des nouveaux risques.
À la tête, avec deux associés, d’une exploitation laitière en bio, cet éleveur s’est déjà adapté à produire avec moins d’eau. Et cela fait un moment qu’il a de sérieux doutes sur le modèle économique de la Coop : « Ça a commencé avant les dégradations des bassines : je voyais bien que l’irrigation avec les bassines n’était pas rentable. Et je ne vois pas comment, économiquement, le projet peut aboutir. Les autres bassines ne pourront pas être construites sans un soutien financier de l’extérieur. »
Un ultime coup de massue judiciaire est survenu le 26 septembre : la cour d’appel administrative de Bordeaux, confirmant un jugement de première instance, a ordonné une baisse de 25 % des prélèvements d’eau dans le secteur, afin de préserver la ressource. « Le volume provisoire alloué par le juge correspond au volume théorique des seize mégabassines, explique Marie Bomare, juriste à Nature Environnement 17, l’une des associations à l’origine du recours. Cela signifie que si toutes ces bassines sont construites, seuls leurs bénéficiaires auraient encore accès à l’eau sur le secteur. Ce serait un accaparement, au détriment des non-raccordés, comme les maraîchers. »
Guillaume Soulisse, membre de la Coop, confirme que le regroupement d’agriculteurs va devoir faire avec moins d’eau : « C’est un nouveau volume général qui doit être réparti entre tous les irriguants, la décision de justice implique donc de revoir nos volumes à la baisse. » Et moins d’eau vendue, c’est encore moins de recettes pour la coopérative.
Le soutien du département
L’an dernier, la même cour d’appel avait retiré l’autorisation de la mégabassine de Sainte-Soline et de trois autres retenues encore en projet. Les sites se trouvent sur des zones de reproduction de l’outarde canepetière, un oiseau de plaine agricole menacé, et la Coop de l’eau n’avait pas fait la demande de dérogation nécessaire. Selon nos informations, la demande a finalement été déposée pour Sainte-Soline, mais en attendant la dérogation, le pompage d’eau est interdit.
À l’évidence, la Coop de l’eau 79 n’a pas trouvé la solution pour se remettre à flot. Elle s’en remet même à la puissance publique : son président, Thierry Boudaud – qui n’a pas répondu à Mediapart –, a déclaré le mois dernier à La Nouvelle République que l’avenir des réserves dépendait désormais de l’implication du département.
Coralie Dénoues, présidente (divers droite) du conseil départemental des Deux-Sèvres et fervente partisane des mégabassines, se montre ouverte à cette idée. « Que ce soit par une participation à la gouvernance ou un soutien financier, tout est étudié et sera voté en assemblée départementale », nous précise-t-elle.
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Mais pourquoi soutenir un modèle économique qui ne tient plus debout ? « C’est plus complexe que cela, conteste Coralie Dénoues. Il a fallu investir pour protéger les réserves existantes, on ne peut pas juger sur la base d’un projet mis sur pied avant les événements de Sainte-Soline. Ce qui s’est passé n’était pas du tout prévu. » Il faut maintenant du temps pour « analyser tout cela », plaide l’élue, qui précise que le projet de stockage d’eau doit se développer « dans le cadre du protocole de 2018 ».
Ce protocole impliquait notamment, en contrepartie des financements publics, la réduction de moitié des intrants chimiques sur le secteur. Objectif qui n’a pas été atteint, comme le soulignait il y a deux ans un rapport de l’agence de l’eau Loire-Bretagne : sur les cinquante-six fermes concernées, seulement sept ont diminué leur consommation de pesticides. « Il serait regrettable que les fonds publics et les efforts engagés ne puissent pas porter les fruits qu’on attend d’eux », s’était agacée l’agence, financeuse à hauteur de 50 %.
Malgré tous les signaux négatifs, Guillaume Soulisse ne veut pas abandonner le modèle des mégabassines. Pour lui qui est en bio, c’est ce qui lui permettrait de sécuriser des cultures à forte valeur ajoutée, comme le chia et les lentilles. « Mais s’il s’agit de construire des structures pour qu’elles soient dégradées, il vaut mieux ne pas avoir de nouvelles bassines », soupire-t-il. L’horizon est en tout cas « bien ombragé » pour la construction de la réserve dont il dépend, sur la commune de Mauzé-sur-le-Mignon.
Yann Philippin et Amélie Poinssot
Le modèle économique des mégabassines du Poitou prend l’eau

Par Sylvain Lapoix
8 juillet 2025 à 09h10Mis à jour le 10 juillet 2025 à 15h05 https://reporterre.net/Le-modele-economique-des-megabassines-du-Poitou-prend-l-eau
Dans les Deux-Sèvres, la Coopérative de l’eau qui gère les mégabassines est en difficulté financière. Les coûts de ces ouvrages ont explosé, alors que s’accumulent les jugements défavorables et les ras-le-bol d’agriculteurs.
L’agricultrice entrouvre sa porte. Le regard porté au-delà de sa cour de ferme, elle pointe d’un doigt rageur un champ au sud de Niort : « Il devait y avoir une réserve, juste là : on a payé la peau du cul pour rien ! » s’époumone-t-elle. Là, aurait dû être construite une mégabassine, mais le projet a été abandonné. « Je suis bientôt à la retraite, mon mari l’est déjà : on veut plus en entendre parler de la Coopérative de l’eau ! »
Elle témoigne anonymement, comme la plupart des irrigants et irrigantes interrogées : dans le Poitou céréalier, entre famille et voisinage, tout le monde sait qui arrose, tout le monde peut deviner qui a parlé. Elle claque la porte sur nos questions, comme elle a claqué la porte au projet des mégabassines. Et elle est loin d’être la seule à ne plus y croire.
Créée pour construire et faire fonctionner les mégabassines du Poitou, la Coopérative de l’eau des Deux-Sèvres (Coop de l’eau 79) s’enfonce depuis un an dans une crise. D’après les documents consultés par Reporterre, la structure qui gère les mégabassines est frappée par des décisions de justice très contraignantes, victime de l’augmentation de ses coûts de fonctionnement, et voit se multiplier les départs d’agriculteurs épuisés par l’effort financier. Parmi les 10 agriculteurs adhérents rencontrés par Reporterre, 5 évoquent sans détour un risque de « faillite ». Tous décrivent des difficultés économiques systémiques.

À la lecture des derniers comptes de la Coop de l’eau 79, que Reporterre a pu consulter, les charges explosent : de 2,6 millions d’euros en 2022, les coûts de fonctionnement ont flambé à 5,6 puis 6,6 millions d’euros en 2023 et 2024 (soit 2,5 fois plus en deux ans). La mise en chantier de trois mégabassines constitue le gros de ces montants mais ne suffit pas à tout expliquer, comme les responsables de la Coop le reconnaissent dans la presse.
Les membres du conseil d’administration de la Coop avancent que la sécurisation des mégabassines est la principale cause de l’augmentation de ces coûts. Car, depuis la manifestation de Saint-Soline de mars 2023, la préfecture des Deux-Sèvres et les assurances des exploitants ont exigé de protéger les retenues d’eau. Si l’argument a l’avantage de faire porter le chapeau aux antibassines, les documents que nous avons pu consulter confirment le poids du budget dédié à la sécurité.
Vidéosurveillance, barrières, grilles… Le montant des travaux de sécurisation de la bassine d’Épanne s’élèvent à 366 000 euros, hors maintenance, selon le compte-rendu du conseil d’administration de la Coop qui s’est déroulé le 14 décembre 2023. D’une contenance de 200 000 m³, il ne s’agit là que de la deuxième plus petite mégabassine parmi les quatre qui ont dû être sécurisées : Priaires fait 160 000 m³, Mauzé 240 000 m³ et Saint-Soline 600 000 m³.

Un autre poste a connu une flambée récente : l’électricité. Contrairement à une idée répandue, les mégabassines ne vivent pas d’amour et d’eau de pluie : leur remplissage se fait par pompage de nappes phréatiques quand elles sont les plus pleines pour ensuite restituer l’eau en période sèche avec 11 bars de pression pour atteindre les champs les plus éloignés — là encore à l’aide de puissantes pompes.
Les comptes de la Coop ne détaillent pas ce poste mais nous disposons d’une structure voisine quasi identique qui rencontre aussi des difficultés financières : la Compagnie d’aménagement de l’eau des Deux-Sèvres (CAEDS), qui gère cinq bassines et affiche dans le compte-rendu de sa dernière assemblée générale 150 000 euros de pertes. Lors de cette réunion, le trésorier a mis en avant une cause centrale : l’électricité a « subi une augmentation de 100 % » en un an. Selon l’association de défense de l’environnement Apieee, « la déroute financière de la CAEDS met à mal le modèle des bassines ».
Auprès de ses adhérents, c’est bien l’énergie que pointe du doigt la Coop de l’eau 79 pour justifier l’explosion du budget : « Il y a deux ans, quand les premières factures de relance sont arrivées, ils parlaient de la flambée des prix de l’électricité », confirme un exploitant de la région de Melle, dans le sud des Deux-Sèvres. Contactée par Reporterre sur les causes de l’augmentation de ses coûts de fonctionnement, la Coop de l’eau n’a pas donné suite.
Des adhérents qui paient pour rien
En parallèle de ces fuites, le principal financeur public des mégabassines a coupé le robinet. Le 18 décembre 2024, la cour administrative d’appel de Bordeaux ayant suspendu les autorisations environnementales pour quatre bassines — dont Sainte-Soline — l’Agence de l’eau Loire Bretagne (AELB) a cessé tout paiement : « 90 % du montant de l’aide prévue a été versé pour [Sainte-Soline]. Les 10 % restant à verser au solde de la tranche 1 de travaux sont bien suspendus en l’attente d’une autorisation administrative valide », précise l’autorité à Reporterre.
Le reste du coût des travaux et le fonctionnement sont pris en charge suivant le mécanisme coopératif : chaque irrigant de la zone cotise à hauteur de ses prélèvements en eau pour couvrir les dépenses. Et ceux qui n’utiliseront jamais l’eau des bassines subissent la hausse des frais et du prix de l’eau causé par le coût des retenues géantes.
Dans le nord des Deux-Sèvres, des agriculteurs paient ainsi leur eau plus cher sans que le moindre projet d’aide à l’irrigation ne soit prévu. Sur le bassin du fleuve Thouet, Stéphane Clisson — éleveur et membre fondateur de la coopérative — n’a reçu « aucun service en dix ans ». « La Coop de l’eau 79 est en train d’acter l’abandon des irrigants de notre bassin », résume-t-il après avoir assisté à la dernière assemblée générale. Si ces irrigants quittent l’organisation, ce serait 1,5 million de mètres cubes d’eau que la Coop ne pourrait facturer : 10 % du total de son budget eau, évaporé.

Et ce n’est rien comparé aux conséquences de l’avis du tribunal administratif de Poitiers du 9 juillet 2024. Toujours en attente d’être appliquée, cette décision exigeait de revoir largement à la baisse les volumes prélevés dans le secteur des mégabassines.
Dans un document transmis à la cour d’appel de Bordeaux qu’a pu consulter Reporterre, la Coop et ses soutiens procèdent à un calcul apocalyptique : « L’application stricte du jugement du 9 juillet ne permet même pas de remplir les quatre réserves construites […] il s’ensuit une cessation rapide de la Coopérative de l’eau. » En pratique, les irrigants raccordés aux bassines recevront moins d’eau, et les non-raccordés ne recevront rien. Quant au prix de l’eau, il bondirait de 31 à 86 centimes le mètre cube, de quoi couler les plus rentables des exploitations céréalières du Poitou.
Prix de l’eau : « Je m’en sortais plus »
Pour certains agriculteurs, le coût de l’eau « en zone mégabassine » s’avère déjà économiquement insoutenable, au point qu’ils renoncent à l’irrigation. Yves [*] est de ceux-là. Dans son coin humide du Marais poitevin, il a vu défiler tout le projet depuis 2007 : « À chaque réunion de la Coop, le prix de l’eau augmentait. J’en suis arrivé à 4 000, 4 500 euros de frais par an, je ne m’en sortais plus, dit-il au-dessus d’un café en attendant qu’une de ses vaches mette bas.
À la dernière réunion à laquelle il a assisté, l’agriculteur demande à réduire sa part, payer juste ce qu’il consomme. Deux semaines plus tard, il reçoit un courrier : s’il veut payer moins, il doit quitter la Coopérative et réduire sa consommation à 1500 m³ par an. « Avec ça, j’ai à peine de quoi faire un arrosage pour mes céréales. Alors, j’ai décidé d’arrêter d’irriguer. »
Sur le dernier exercice, le capital social de la Coop de l’eau a fondu de 5 000 euros. Soit, d’après deux participants à la dernière AG, une dizaine de départs pour retraite ou arrêt d’irrigation, sans reprise des parts par d’autres agriculteurs. Moins d’adhérents et davantage de frais égalent une eau plus chère.
Retards de paiement et dettes « irrécouvrables »
Or, quand le prix de l’eau augmente et que la trésorerie stagne, les factures de la Coop de l’eau, « ça vient en dernier, on peut laisser traîner », dit un céréalier du sud des Deux-Sèvres. Un document produit par l’Établissement public du Marais poitevin (EPMP) consulté par Reporterre confirme cet arbitrage : en 2024, 27 exploitations étaient sanctionnées pour « retard de paiement ».
Des dettes « régularisées en temps utiles », nous assure le président de l’EPMP mais qui illustrent des problèmes de trésorerie apparaissant dans la comptabilité de la Coop de l’eau. En 2024, elle enregistrait ainsi 30 000 euros « irrécouvrables » (c’est-à-dire définitivement perdues) et 145 000 euros de créances douteuses. Soit l’équivalent d’un tiers des fonds propres de la Coop. Encore un trou dans la bâche.

Pour toute rustine, la Coop de l’eau 79 compte sur l’argent public. La mégabassine de Saint-Sauvent apparaît ainsi parmi les 48 lauréats du fonds hydraulique lancé par la ministre de l’Agriculture. Malgré nos relances, le ministère n’a pas précisé le montant ou les modalités de versement. Ni commenté le fait que cette aide portait sur un projet jugé illégal — comme Sainte-Soline — par la cour administrative d’appel de Bordeaux.
Une personne semble encore croire à la Coop de l’eau : la présidente du conseil départemental des Deux-Sèvres. Présente à la dernière AG, Coralie Dénoues a répété dans la presse agricole régionale le 19 avril son projet de faire du département le « chef de file du grand cycle de l’eau ». Derrière cette formule, la promesse encore floue d’un soutien économique pour sauver les mégabassines. Faute d’avoir trouvé une vraie solution pour les irrigants face à l’aggravation de la sécheresse.
Deux chantiers de bassines bloqués par des fouilles archéologiques
Selon les informations de Mediapart, les services de l’État ont prescrit des fouilles sur deux des sites concernés par les projets de réserves de la Coop de l’eau 79. Des traces de civilisation gauloise et néolithique ont été identifiées.
C’est un nouveau caillou dans la chaussure des promoteurs de mégabassines. Ou plutôt des tessons, des fragments de poterie qui signalent un habitat humain très ancien… Selon les informations de Mediapart, deux des sites prévus dans les Deux-Sèvres par la Coop de l’eau 79 pour ses projets de réserves s’avèrent avoir été occupés à l’époque gauloise et au néolithique. Une découverte qui pourrait conduire à ce que ces stockages d’eau destinés à l’irrigation agricole ne voient jamais le jour.
Dans les périmètres concernés par les projets, des diagnostics ont en effet été réalisés par la direction régionale des affaires culturelles (Drac) de Nouvelle-Aquitaine. Et celle-ci a conclu, pour les emplacements situés dans les communes de Mauzé-sur-le-Mignon et d’Aiffres, à une prescription de fouilles archéologiques. Des fouilles qui, selon la loi, doivent être financées par l’aménageur s’il veut poursuivre son projet. Or, la Coop de l’eau 79 – dont notre enquête montre les graves difficultés financières – n’a pas donné suite aux prescriptions des services de l’État. Ce qui aboutit, à ce jour, à une suspension de facto des projets.

Selon les sondages effectués, qui portent sur 10 % du terrain, le premier site concerné, au lieu-dit le Fief du Petit Bitard, à Mauzé-sur-le-Mignon, pourrait recouvrir un espace de peuplement et de rites funéraires remontant à l’époque gauloise. C’est en tout cas ce qui a été conclu par les services de l’État, sur la base des différents vestiges qui ont été trouvés.
« Il y a des trous de poteaux de bois, qui soutenaient les maisons, nous indique le service régional de l’archéologie de Nouvelle-Aquitaine. Ils se voient particulièrement bien car Mauzé-sur-le-Mignon repose sur du calcaire. Les emplacements d’au moins deux bâtiments sur poteaux ont été repérés. Cela date d’il y a trois mille ans. »
Non loin de ces trous, un ancien four, « avec des pierres brûlées à l’intérieur », a été identifié. « Quand on trouve un four au cours d’un diagnostic, on en trouve en général plusieurs dans les fouilles qui suivent », ajoute le service régional de l’archéologie. Deux petits fossés circulaires d’une vingtaine de mètres de diamètre ont en outre été repérés. « Ces formes sont généralement associées à des structures funéraires, c’est la première fois qu’on en trouve dans cette zone ; celles que l’on connaît se trouvent plutôt vers Niort. »
Village néolithique
Pour les services de l’État, ces vestiges, en bon état de conservation, sont d’un intérêt certain sur l’habitat et les rites funéraires proto-historiques, dans ce coin des Deux-Sèvres où la civilisation gauloise reste assez mal connue. Il faut donc sauver ces traces qui disparaîtraient intégralement au premier passage d’une pelleteuse, et autour desquelles des restes de poteries pourraient également être mis au jour. Au total, 4,7 hectares doivent être fouillés sur les 8 hectares retenus pour la construction de la bassine.
Le service régional de l’archéologie de Nouvelle-Aquitaine l’a fait savoir à la Coop de l’eau dès septembre 2021. Cette dernière, jusqu’à ce jour, n’a jamais donné suite. D’après nos informations, le coût des fouilles est estimé en interne à plus de 800 000 euros. Une dépense insoutenable au regard de l’état financier de la coopérative ? Questionné sur ce point, son président, Thierry Boudaud, ne nous a pas répondu.
Plus récemment, fin 2024, c’est un autre diagnostic du service régional de l’archéologie qui est venu compromettre l’avenir de projets de la Coop de l’eau. Effectué à une vingtaine de kilomètres de là, direction nord-est, sur la commune d’Aiffres, ce sondage est tombé sur une pépite : les traces d’un petit village néolithique.
Selon nos informations, l’État a prescrit, là aussi, une fouille archéologique sur une superficie de 2 hectares, et la mégabassine prévue à cet endroit, sur le lieu-dit Gratteloup, ne pourra pas voir le jour tant que le chantier de fouille n’aura pas été réalisé. « Nous avons trouvé une série de grandes fosses, qui correspondent probablement à l’emplacement de bâtiments sur poteaux entourés d’une palissade », nous précise-t-on. Des silex et des tessons sont également présents sur le site.SÉRIE Plaidoyer pour l’archéologie 3 épisodes
La période concernée ? 6 000 à 2 000 ans avant notre ère, une époque pour laquelle les traces – à l’exception des dolmens ou menhirs – ne sont pas spectaculaires, mais précieuses pour la recherche. « Ce sont des trouvailles rares, on n’en a pas tous les matins, témoigne un conservateur. Ce site constitue une belle fenêtre pour la connaissance de la période. »
La Coop de l’eau n’a pas donné suite non plus à cette prescription, et aucune fouille, à ce jour, n’a été réalisée à cet endroit. Il faut dire que les prescriptions de fouilles par l’État – qui touchent seulement 1 % des dossiers étudiés – conduisent souvent à l’abandon des projets, le coût de ce type de chantier archéologique, se comptant en centaines de milliers d’euros, étant difficilement supportable pour les aménageurs.
Le projet de mégabassine à Aiffres est-il maintenu malgré tout ? Le président de la Coop de l’eau 79 a laissé nos questions sans réponse.