En France, un capitalisme d’État austéritaire au service des grandes entreprises
Pour remédier à la dette et aux déficits publics abyssaux de la France que Macron a continué de creuser, la solution est toute trouvée : ce sera l’austérité. Une austérité qui évite de trop mettre à contribution les plus aisés ou les grandes entreprises. Pourtant, ces derniers sont les grands gagnants des politiques menées depuis la fin des années 1980. L’État soi-disant « providence » s’est de plus en plus détourné du peuple pour soutenir massivement les grandes entreprises, le tout sans aucune contrepartie aux désormais plus de 200 milliards d’euros d’aides annuelles au secteur privé. Certaines grandes entreprises n’ont pas hésité à licencier (parfois massivement), tout en se versant de généreux dividendes qui, grâce à la flat tax d’Emmanuel Macron, sont désormais moins taxés.
publié le 21/10/2025 https://elucid.media/analyse-graphique/en-france-un-capitalisme-d-etat-austeritaire-au-service-des-grandes-entreprises
Par Alexandra Buste, Xavier Lalbin

Une récente étude publiée dans la revue à comité de lecture « Economy and Society » démontre comment la montée du néolibéralisme à la fin des années 1980 a façonné l’émergence d’un « nouveau capitalisme d’État » français. Sous l’influence de la financiarisation et du libre-échange, l’intervention de l’État dans l’économie, loin de s’amenuiser, s’est amplifiée et a été réorientée vers les entreprises au détriment des citoyens. Selon les auteurs, depuis trente ans, la « consanguinité » et la reproduction des « élites » politiques et économiques ont transformé l’État en un outil au service du capital, détournant l’État-providence de sa mission sociale pour soutenir prioritairement les marges des entreprises privées.
Depuis 30 ans, un « État-providence » surtout au service des entreprises
En favorisant l’émergence de la mondialisation et en faisant de la compétitivité de l’économie et de son expansion l’alpha et l’oméga du bien-être du pays et de ses citoyens, l’État capitaliste et ses « élites » dirigeantes se sont condamnés à devoir toujours plus puiser dans les ressources du domaine social pour alimenter les profits d’un capital sans foi ni loi devenu depuis lors excessivement mobile.
C’est sous le prétexte d’une optimisation de l’allocation des ressources pour le bien-être de tous, capital et citoyen, que les « élites » dirigeantes organisent donc la délocalisation des moyens de production vers les zones géographiques offrant un meilleur rendement au capital. Un meilleur rendement obtenu grâce à des normes sociales, fiscales et environnementales largement dégradées par rapport à la France, et dont le capital peut s’affranchir grâce à la financiarisation de l’économie et à l’explosion du libre-échange, que ce soit pour les biens, les services ou les capitaux.
Dès lors, comme un serpent qui se mord la queue, l’État-providence et son « système étendu de protection sociale » devient l’ennemi à abattre, puisqu’il est celui qui empêche un meilleur rendement du capital en France. Pour pallier cela, l’intervention de l’État a donc été réorientée au profit des entreprises et au détriment des citoyens.
Pour les auteurs, la première manifestation concrète de ce transfert apparaît dans le budget de la Sécurité sociale et dans l’évolution de la répartition de son financement. Car du côté des dépenses, au cours des trente dernières années, la part des dépenses de Sécurité sociale dans la dépense publique est restée stable autour de 46 %.
En revanche, dans le même temps, la structure de son financement a profondément évolué. Trois grands contributeurs se distinguent : l’État, par le biais de sa contribution directe et de l’affectation de taxes et impôts ; les travailleurs, dont les revenus supportent des cotisations sociales ; et les employeurs, publics et privés, à travers les cotisations sociales patronales et les prestations sociales dites imputées (1).

Jusqu’au début des années 1990, la part de l’État dans les recettes est restée relativement stable autour de 20 % ; elle a depuis doublé pour représenter plus de 40 % du financement de la Sécurité sociale. En parallèle, la part des cotisations sociales des travailleurs est aujourd’hui au même niveau que dans les années 1960 à environ 10 % de l’ensemble. Elle avait quasiment doublé entre 1970 et 1990, avant de brutalement retrouver son niveau initial à mesure que la part de l’État montait en puissance.
Le secteur des employeurs est le « gagnant » de ce jeu à somme nulle. Depuis le milieu des années 1970, sa contribution au modèle social du pays est en baisse constante : sa part dans les recettes est passée de 60 % du total à 40 %. En 2019, les employeurs contribuaient même moins que l’État.
C’est donc l’État qui a pris le relai et qui finance de plus en plus la Sécurité sociale. La part des contributions publiques traditionnelles s’est réduite et de nouveaux impôts et taxes se sont ajoutés (CSG, TVA, etc.), dont la contribution a grimpé de 2 % à 30 % des recettes depuis les années 1970.
La contribution sociale généralisée (CSG), un nouvel impôt mis en place en 1993, reste le véhicule principal de son intervention. Cet impôt qui ne dit pas son nom s’applique non seulement aux salaires, mais aussi aux allocations chômage, aux pensions de retraite ou encore aux revenus du patrimoine. En d’autres termes, alors que le financement du système social s’appuyait sur le travail (les cotisations salariales et les cotisations patronales associées aux revenus des travailleurs), le financement du système repose dorénavant sur l’ensemble de la population.

C’est une révolution dans l’organisation de la gestion du système social. Jusqu’à la mise en place de la CSG, son financement reposait sur le travail à hauteur de 70 %, à travers les cotisations sociales salariales et patronales. Les partenaires sociaux, syndicats de travailleurs et organisations patronales, assumaient donc légitimement la gestion d’une part importante du système social. Pendant plusieurs décennies, les travailleurs disposaient même d’une majorité des sièges dans les organismes de gestion.
Avec la montée en puissance de l’État dans le financement, ce dernier a accru son influence dans la gestion de la protection sociale. Comme le notent les chercheurs :
« La conséquence majeure de l’étatisation de la Sécurité sociale concerne la fourniture de services de santé. De à chacun selon ses besoins, elle est passée à chacun selon la contrainte budgétaire fixée chaque année par le Parlement français depuis 1997. En outre, la reproduction de la force de travail est de plus en plus déléguée à l’État, tandis que la contribution des employeurs diminue. »
La justification du retrait des entreprises et de la montée en charge de l’État est bien entendu le prétexte du maintien de la compétitivité de ces entreprises. En ouvrant les frontières à tout va pour les échanges de biens, services et capitaux, les entreprises sont en compétition dans un environnement international où les normes sociales, fiscales et environnementales françaises alourdissent la facture : à partir du moment où le marché national est ouvert, les entreprises françaises, pour rester compétitives et conserver les emplois sur place, demandent la réduction des coûts de fabrication dans l’Hexagone, et le prix du travail des Français est en première ligne.
Pour compenser la participation accrue de l’État au financement du système social sans solliciter les entreprises, la consommation et les revenus des ménages sont mis à contribution via l’affectation d’une part croissante des recettes de la TVA et la montée en puissance de la CSG. Indirectement, ce sont tous les ménages, actifs ou non, qui augmentent donc leur contribution au financement de la Sécurité sociale pour améliorer la compétitivité des entreprises.
Pour les chercheurs, c’est un phénomène qui accroît les inégalités. Ainsi, mécaniquement, les ménages les plus pauvres sont proportionnellement les plus touchés, notamment du fait de leur niveau élevé de dépenses de consommation contraintes. Parallèlement, les ménages les plus riches voient leur contribution au financement du système diminuer, le taux marginal supérieur de l’impôt sur le revenu étant passé de 65 % en 1985 à 45 % aujourd’hui.
Au total, le soutien de l’État au secteur privé et à l’économie de marché est devenu considérable, selon les calculs des chercheurs. La contribution de l’État à la protection sociale en compensation de la baisse de l’implication des entreprises n’a cessé d’augmenter depuis 1993, de moins de 1 point de PIB à plus de 11 points de PIB en 2020. En ajoutant les aides et les subventions au secteur privé, c’est près de 16 points de PIB qui soutiennent le secteur d’une forme ou d’une autre en 2020.

Comme vu précédemment, l’intervention de l’État au bénéfice des entreprises est essentiellement financée par les ménages à travers la taxation des revenus et de la consommation. C’est ainsi que les recettes de l’impôt sur le revenu des ménages sont restées supérieures ou égales à celles de l’impôt sur les sociétés depuis les années 1970. En 2014, avec l’entrée en vigueur du Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi(CICE), l’impôt sur le revenu a même de nouveau creusé l’écart avec l’impôt sur les sociétés. Quant à la TVA, les recettes pour l’État issues de la consommation des ménages sont aujourd’hui de l’ordre de 8 à 9 points de PIB.
Les ménages contribuent donc aux finances de l’État à hauteur de 12 à 13 points de PIB contre moins de 3,5 points de PIB pour les entreprises. Des niveaux de financement à mettre en regard des 16 points de PIB que l’État consacre à soutenir le secteur privé et les entreprises.

La prise en charge par l’État de cette baisse des prélèvements pour les entreprises sans compensations se traduit par des coûts de production qui diminuent et donc par une plus grande latitude pour investir, embaucher, augmenter les salaires, baisser les prix… ou surtout faire gonfler les marges. Le taux de marge des entreprises, après une tendance à la baisse entre 1950 et le début des années 1980, a retrouvé ses plus hauts et n’est pas repassé sous les 30 % depuis 1986.
Cette rupture de tendance est attribuée au « tournant de la rigueur » du premier mandat de François Mitterrand, illustré par la formule du ministre de l’Économie de l’époque, Jacques Delors : « réduire le train de vie de l’État et améliorer la compétitivité des entreprises ». Mais si les marges des entreprises retrouvent les sommets et s’y maintiennent, dans le même temps, l’investissement reste sur les plus bas – le taux de chômage oscille entre 8 % et 10 % depuis le début des années 1980 et le pouvoir d’achat du travail fait du surplace.

Ajoutons que les subventions et les aides à l’investissement sont aussi aujourd’hui d’une ampleur considérable. Les chercheurs calculent qu’elles représentaient entre 5 % et 10 % de l’investissement total des entreprises avant 1990 ; c’est plus de 30 % aujourd’hui.
Le résultat de ces politiques est une concentration des revenus dans tous les secteurs de l’économie française entre 1996 et 2020. Dit autrement, un nombre plus restreint d’entreprises toujours plus grandes contrôle une part croissante de la richesse produite en France et accumule ainsi du capital. Cette concentration accrue des entreprises conjuguée à la libéralisation des échanges et des flux de capitaux place les pays et leur système fiscal en concurrence, à l’avantage des grandes entreprises. C’est désormais un jeu d’enfant pour les multinationales de placer leur argent dans des pays à taux d’imposition bas ou nul.
Par conséquent, c’est la course aux incitations fiscales pour garder les entreprises sur le sol national, ce qui renforce le pouvoir d’un capital toujours plus concentré. Et ce pouvoir n’est pas nouveau. C’est en effet sous la présidence de François Mitterrand qu’a débuté ce qu’on pourrait appeler le « chantage à l’investissement ». En 1982, Yvon Gattaz, patron du Conseil national du patronat français (ex-Medef), utilisait avec succès l’argument de l’investissement pour obtenir la réduction des cotisations face au ministre des Finances de l’époque, Jacques Delors :
« Gattaz a tenté de convaincre le Premier ministre Mauroy que la baisse du chômage […] provenait des investissements, qui n’étaient possibles que si la rentabilité était rétablie. Sa demande a été satisfaite. Gattaz a continué à faire pression pour une baisse des cotisations et des coûts du travail ; Delors a déclaré en 1982 que les impôts et cotisations des entreprises ne devaient plus augmenter. »
Jackpot : les impôts et cotisations diminuent relativement depuis lors et le soutien public à l’économie de marché a progressé. En conséquence, les taux de marge des entreprises ont fortement augmenté, passant de 25 % en 1981, année de l’élection de François Mitterrand, à 32 % en 1986, après sa défaite aux élections législatives suivantes. C’est la plus forte hausse jamais enregistrée.
Hélas pour Delors (et les Français), les promesses n’engagent que ceux qui les croient. Les entreprises n’ont pas tenu leurs promesses ; pire, le taux d’investissement a diminué. Mais Yvon Gattaz a gagné sa démonstration de force au point que, au cours des décennies suivantes, des représentants du CNPF et de son successeur, le Medef, ont rappelé ponctuellement aux gouvernements (de gauche) leur dépendance à l’investissement des entreprises, ce que les chercheurs ont appelé la menace de la « grève de l’investissement ».
Ce fut notamment le cas en 2014, lorsque le gouvernement de François Hollande prévoyait initialement une réduction d’impôt de 30 milliards d’euros d’ici 2017. La note a finalement grimpé à 40 milliards sous la pression du Medef. Son chef d’alors, Pierre Gattaz, digne fils d’Yvon, avait frôlé la crise d’angoisse lors de ses discussions avec le gouvernement. Il « éprouvait beaucoup d’anxiété […] à l’idée que tout soit contrôlé, que les dividendes soient contrôlés, que tout soit contrôlé ». Une fois les milliards empochés, l’angoisse a disparu et le million d’emplois promis contre les 40 milliards d’euros s’est réduit à 250 000…
Même Emmanuel Macron, pourtant ouvertement « pro business », a essuyé de telles menaces lors de la mise en place de France 2030, un plan d’investissement public pour les entreprises, si celui-ci ne laissait pas suffisamment de flexibilité dans son exécution.
À ces formes de soutien de l’État au secteur privé, les chercheurs associent également l’augmentation de la dette publique et la reconfiguration de sa détention, cette fois par le biais des marchés financiers. Lorsque des fonds importants ont été déployés pour stabiliser les activités économiques (crise des subprimes en 2008, crise des dettes souveraines en 2010, Covid en 2020, Ukraine en 2022), la part des institutions domestiques et étrangères (notamment de la zone euro) dans la détention de la dette publique s’est accrue. Les chercheurs y voient la traduction d’une forme de soutien au capital au détriment des citoyens et travailleurs : « Il s’agit moins d’un contrôle public de l’allocation du crédit que de favoriser la liquidité des marchés financiers en soutenant la demande d’obligations d’État ».

Macron a fait exploser la dette pour financer les entreprises et les plus riches
Il ne s’en est jamais caché, il le revendique même : Emmanuel Macron est « pro business ». C’est donc sans difficulté qu’il a prolongé les décennies de politique de soutien aux entreprises de ses prédécesseurs. Il est même allé jusqu’au bout de cette logique et a creusé une dette abyssale : c’est 1 065 milliards d’euros de dette publique supplémentaire en seulement 8 ans, pour un total de 3 345 milliards d’euros au premier trimestre 2025. Le stock de la dette publique a ainsi vu une croissance bien plus rapide que le PIB, puisqu’il représente aujourd’hui 1,13 année de PIB (113 % de PIB) contre seulement une année de PIB (100 % de PIB) à l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir en 2017.
Pour 2025, la ministre des Comptes publics estime « atteignable » un déficit de 5,4 % du PIB, soit 169 milliards d’euros de plus sur la dette publique. Michel Barnier, éphémère Premier ministre de Macron et peu soupçonnable de connivence avec la gauche, l’a admis implicitement lors de son audition à l’Assemblée nationale : « Il y a bien sûr un lien entre les politiques économiques et budgétaires et le niveau de déficit ».

Il faut dire que Macron a été généreux avec les plus aisés. Son idée était d’alléger leurs impôts afin qu’ils injectent l’argent gagné dans l’économie (surtout les entreprises), le fameux « ruissellement » via l’accentuation d’un soutien sans contreparties de l’État au secteur privé.
L’impôt sur la fortune est devenu l’impôt sur la fortune immobilière ; l’assiette imposable a été restreinte et avec elles les impôts perçus. La « flat tax » sur les dividendes et plus-values financières à 30 % s’est substituée au barème progressif de l’impôt sur le revenu qui pouvait atteindre 45 %. Sans compter la baisse du taux d’impôt sur les sociétés à 25 % qui devait aussi stimuler l’économie. Des baisses de recettes pour l’État alors que le soutien public aux entreprises ne faiblissait pas.
Cette année, la Commission d’enquête du Sénat sur les aides publiques aux entreprises a demandé à l’État le montant des transferts de recettes publiques vers le secteur privé. Après plusieurs décennies de transferts toujours plus importants, il n’existait cependant aucune définition précise des aides publiques aux entreprises au niveau de l’État ni aucun tableau centralisateur de suivi de ces aides. La Commission a ainsi évalué le montant des aides au minimum à 211 milliards d’euros en 2023.

Peut-être encore plus choquant que l’absence de traçage des aides, c’est l’absence de contreparties auxquelles elles sont soumises. Comme si aucune leçon n’avait été tirée après des décennies de soutien public aux entreprises. Le rapport du Sénat dresse une liste non exhaustive de grandes entreprises (2) ayant reçu des aides publiques, mais qui ont ou vont licencier tout en se versant de généreux dividendes.
Le groupe Auchan, qui a bénéficié entre 2013 et 2023 de 2 milliards d’euros d’aides publiques, va licencier 2 400 salariés en France. Michelin, qui a bénéficié de 32,4 millions d’euros d’exonérations de cotisations sociales en 2023 et 40,4 millions d’euros de crédit d’impôt recherche (CIR) en 2024, tout en versant 1,4 milliard d’euros de dividendes la même année, a annoncé le licenciement de 1 254 salariés.
ArcelorMittal va licencier 600 salariés en France. Le groupe a versé en moyenne 200 millions d’euros de dividendes chaque année depuis dix ans au niveau mondial, alors qu’il a bénéficié en 2023 en France de 298 millions d’euros d’aides, dont 195 millions d’euros en raison du prix de l’énergie, 41 millions d’euros d’allègements de cotisations sociales et 40 millions d’euros de CIR.
STMicroelectronics va licencier 1 000 salariés, alors que l’entreprise a bénéficié en 2023 de 487 millions d’euros d’aides et qu’elle a versé 212 millions d’euros de dividendes cette même année. LVMH va supprimer 1 200 postes alors qu’en 2023, les aides publiques versées à ce groupe ont atteint 275 millions d’euros, tandis que 37 milliards d’euros ont été affectés aux dividendes en 2024. Des dividendes qui seront moins taxés grâce à la flat tax.
Jeu, set et match pour les grandes entreprises et les heureux bénéficiaires de dividendes. Pour le reste de la population, c’est la douche froide. Comme le rappelle le compte rendu de la Commission parlementaire chargée d’étudier et de rechercher « les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques en 2023 et 2024 » : « L’activité du pays n’a pas été stimulée par la politique de l’offre (ndlr, le soutien aux entreprises) ».
La politique d’Emmanuel Macron a eu un résultat très médiocre sur la croissance : 1,1 % en moyenne entre 2017 et 2024 contre 1,2 % de moyenne depuis le début du siècle et loin des plus de 2 % de croissance de la décennie 1990. Les effets sur la réindustrialisation sont minimes : la production manufacturière en janvier 2025 est inférieure de 3 % à son niveau de janvier 2021 en sortie de crise sanitaire et de 4 % par rapport au plus haut de mai 2023. La part de l’emploi industriel dans l’emploi salarié privé recule d’un point en 2024 au profit de création d’emplois dans le tertiaire peu qualifiés et à bas coûts pour les employeurs grâce aux mesures d’exonérations de cotisations patronales.
Durant son audition par l’Assemblée nationale fin 2024, Bruno Le Maire, ministre de l’Économie de Macron pendant sept ans, s’est vanté de 2,5 millions d’emplois créés depuis 2017. Or, ces emplois supplémentaires ne créent pas autant de richesses qu’espéré. 4 sur 10 sont des emplois d’apprentis massivement subventionnés, tandis que les emplois précaires explosent, comme les auto-entrepreneurs. Dans cette catégorie, 1 travailleur sur 5 est pauvre, c’est trois fois plus que chez les salariés. Corrigé de l’inflation, le salaire mensuel de base a baissé de 3 % entre 2017 et fin 2024. Le taux de pauvreté a augmenté en France pour atteindre 15,4 % en 2023 contre 13,7 % en 2016, un maximum historique pour l’Insee et plus de 1,3 million de personnes pauvres supplémentaires.
Lors de son audition à l’Assemblée nationale, l’économiste Laurent Bach a mentionné une étude réalisée par l’IPP, l’Institut des Politiques publiques, qui acte l’échec de la politique de baisse d’impôts du gouvernement :
« Le sujet de l’effet budgétaire de toutes ces baisses d’impôts me concerne en premier lieu, parce que nous avons évalué le nombre de ces baisses. Nous sommes capables d’estimer l’effet budgétaire. Ce dernier, même en prenant en compte les réponses comportementales, est globalement assez négatif, parce que, par exemple, les réformes de la fiscalité du capital n’ont pas eu un impact très fort sur l’investissement. Elles ont eu des impacts plutôt faibles sur la création et sur l’exil fiscal. Il y a tout un ensemble de réponses qui peut-être étaient espérées et que nous n’avons pas trouvées. »
Ce constat d’échec est aussi partagé par l’économiste Éric Heyer :
« Les baisses d’impôts, contrairement à l’idée ou au souhait du Président de la République, n’ont pas entraîné exactement ce que l’on souhaitait, c’est-à-dire une accélération du PIB telle que la dépense aurait aussi baissé en points de PIB et donc les déficits se seraient autofinancés. »
Face à l’hémorragie de dette et de déficits records, le dogme de l’austérité
À force de largesses aux plus riches et aux entreprises, sans miracle économique et avec le maintien des dépenses de l’État, le déficit public se creuse donc sans surprise. Dès lors, dans un mouvement de mécanique bien huilée, le seul horizon politique présenté par le macronisme au citoyen est l’austérité.
Après avoir affamé l’État en réduisant ses recettes, c’est donc aux ménages de régler la facture : les gouvernements se succèdent, promettant au choix réduction des prestations sociales, désindexation des retraites et des salaires des fonctionnaires, suppression de jours fériés, alourdissement de la fiscalité indirecte, etc.
Les ultra-riches, eux, sont à peine sollicités, ou alors du bout des lèvres en s’excusant presque du désagrément, malgré des fortunes en forte croissance. Comme d’habitude, c’est la peur de la fuite de la poule aux œufs d’or qui est mise en avant pour justifier d’éviter de les mettre à contribution, à rebours de toutes les études scientifiques.
Résultat, arc-boutés sur les réductions d’impôts des plus riches, les gouvernements d’Emmanuel Macron se suivent et se ressemblent en promettant aux Français des plans d’austérité de plusieurs dizaines de milliards d’euros pour les années à venir. François Geerolf, économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques, disait ainsi du plan d’austérité de l’éphémère gouvernement Bayrou :
« L’économie française va être à l’agonie si on lui impose une telle consolidation budgétaire. Il n’y a pas de secret, cela va tuer la consommation des ménages et l’investissement des entreprises. Que l’on soit de gauche ou de droite, cela ne devrait pas être acceptable, mais les repères économiques se perdent. »
Son avis converge avec les retours d’expérience des pays ayant pratiqué l’austérité après une crise. Après celle de 2008, l’Union européenne et le gouvernement britannique ont appliqué une politique austéritaire. Pour éradiquer les déficits budgétaires, il s’agissait de couper dans les dépenses publiques, puis de croiser les doigts pour que ces sacrifices soient source d’une croissance économique saine.
Après quatre ans de telles politiques, universitaires et analystes ont abouti au consensusselon lequel les mesures d’austérité dictées par l’UE et la Banque centrale européenne se révèlent être un sacrifice social inutile – en particulier pour la Grèce et d’autres pays de l’UE à revenu relativement faible. Les coupes dans les dépenses publiques dans un contexte de crise économique ont aggravé la situation, principalement parce que « les déficits publics et la dette ne sont pas les causes de la crise, mais aussi ses conséquences (l’Irlande et l’Espagne affichaient des excédents budgétaires avant 2008) ».
Les données empiriques disponibles indiquent ainsi que dans une situation de crise économique, une augmentation des dépenses publiques a un effet positif sur le PIB. Cette augmentation est en partie financée par l’effet d’entraînement sur la collecte d’impôts qu’elle génère. À l’inverse, une réduction des dépenses publiques a un effet restrictif sur l’activité économique, elle entraîne une réduction du déficit nettement inférieure à la réduction des dépenses publiques elle-même.
Malgré ces résultats empiriques, les partisans de l’austérité budgétaire restent sur leurs positions. Déjà en 2013, l’économiste américain Paul Krugman l’expliquait par la tendance des économistes du camp austéritaire à « considérer l’économie comme une question de moralité », en référence au mantra des partisans de l’austérité suite à la crise de 2008 : « Nous avons vécu au-dessus de nos moyens, et nous devons maintenant en payer le prix inévitable ».
Un mantra que les tenants de l’austérité macronienne répètent à l’envi de nos jours. Que ce soient les politiques, avec par exemple le « Notre pronostic vital comme État est engagé » d’un Bayrou alors Premier ministre, ou les éditorialistes. Avec un vocabulaire digne d’une fin du monde si le gouvernement ne passait pas par la case austérité. Alain Duhamel semblait ainsi en mission commandée sur la télévision du service public en juillet dernier. Il y a évoqué un risque de « catastrophe financière absolue » et de « spéculation financière contre nous (ndlr la France) ».
Ce catastrophisme n’est pas nouveau, et Alain Duhamel le sait puisqu’il était déjà là en 1982. Cette année-là, le déficit allait dépasser pour la première fois la barre symbolique des 100 milliards de francs (40 milliards d’euros de 2023), soit pour l’économiste Guy Abeille, « la dernière frontière que nous sommes capables de concevoir (autre qu’en temps de guerre) à l’aune des déficits d’où nous venons et qui ont forgé notre horizon ». Même chiffon rouge agité en 1995, cette fois-ci par Alain Madelin qui venait de quitter son poste de ministre de l’Économie : « Avec 4 000 milliards de francs (ndlr, 1 000 milliards €, 2025) de dettes, la France dépend plus du jugement de ses créanciers que de l’opinion des syndicats ».
Le lecteur notera que la « la dernière frontière que nous sommes capables de concevoir » de Guy Abeille en 1982 avait donc été pulvérisée d’un facteur 40 en 1995. Pourtant, les créanciers n’ont pas tourné le dos à l’Hexagone à l’époque, ni aujourd’hui d’ailleurs. Selon les dernières prévisions gouvernementales, la dette publique française devrait passer de 113 % du PIB en 2024 à 118 % en 2027 puis à 117 % en 2029. Ce niveau est élevé, mais ne fait pas paniquer les marchés avec des créanciers qui proposent trois à quatre fois plus de financements que la France ne souhaite en emprunter. En août 2025, les taux d’intérêt étaient autour de 3,4 % pour une obligation à dix ans émise par un État au risque de défaut quasi nul.

Ce qui n’empêche pas Pierre Moscovici, président de la Cour des comptes, d’asséner un définitif « La fête est finie, il est temps d’éteindre les lampions ». La théorie économique qui pilote les finances du pays depuis des décennies semble plus emprunter aux incantations moralisatrices qu’à la méthode scientifique. Et si la fête est finie, c’est surtout pour les autres. Moscovici, qui prêche un effort de 40 milliards sur le budget 2026 avec « le principal effort, important, doit être fait sur les dépenses publiques », est bien loin de pratiquer l’austérité qu’il envisage pour le reste des Français. Ses revenus, cumulant salaires et pensions, s’élèvent à 26 000 € net mensuels, soit ce que gagne un smicard en un an et demi.
Même son de cloche chez le directeur général de la banque publique d’investissement Bpifrance, Nicolas Dufourcq : « La France va vivre sa première cure d’austérité pendant quelques années ». Lui parle aussi de quelque chose qu’il ne connaît pas grâce à un salaire de 450 000 euros par an. C’est 1,7 SMIC annuel… par mois. Parmi les plus nantis se trouvent donc ceux qui décident des politiques injustes qui les épargnent en faisant peser le fardeau sur les autres.
Ce constat concorde avec les conclusions de l’étude citée en début d’article qui attribue le soutien financier croissant aux entreprises en France en grande partie aux liens étroits entre hauts cadres du privé et fonctionnaires. Ils viennent des mêmes milieux sociaux et éducatifs et naviguent au gré de l’orientation politique du moment entre les cabinets ministériels et les grandes entreprises publiques ou privées.
Ces liens « jouent un rôle dans la détermination des groupes précis au profit desquels l’État construit le capitalisme » et « expliquent comment la classe dominante se maintient en tant que telle ». Pour les auteurs, « ceux qui dirigent l’appareil d’État – quelle que soit leur idéologie politique – dépendent du maintien d’un niveau raisonnable d’activité économique ». Une activité économique qui dépend de plus en plus d’investisseurs privés et de leur bon vouloir. De quoi encourager les responsables de l’État à mettre en œuvre des politiques susceptibles de faciliter l’investissement… au risque d’un accroissement des tensions dans la société. C’est d’ailleurs les conclusions des chercheurs qui préviennent :
« L’État est confronté, d’une part, à la menace persistante de grèves d’investissement et, d’autre part, à des conflits sociaux résultant de l’alourdissement de la charge fiscale pesant sur les ménages. […] Face à la persistance des mouvements sociaux, l’État français recourt de plus en plus à la coercition. Ces tendances autoritaires, qui se traduisent par une augmentation des dépenses publiques consacrées au contrôle des foules et une recrudescence des violences policières, risquent de rendre plus difficile la conservation du pouvoir. »
Cette analyse récente (2025) de la situation française est à mettre en regard des conclusions d’un groupe d’économistes américains en 1938, qui mettait en garde contre le détournement en cours aux États-Unis du soutien de l’État des ménages vers les entreprises du secteur privé :
« Car le danger existe que des hommes d’affaires, obsédés par la théorie du gouvernement qui serait le mal, tentent d’utiliser leur pouvoir économique pour supprimer la démocratie et la remplacer par une dictature censée se consacrer à la réalisation de leurs désirs. […] Une telle dictature relancerait l’activité économique, mais celle-ci serait de plus en plus consacrée à la production d’armes de mort et de destruction qui, tôt ou tard, seraient utilisées pour plonger le pays dans un holocauste de massacres et d’effusions de sang. »
Une conclusion qui résonne particulièrement de nos jours en France, mais aussi dans la plupart des pays développés en panne de croissance économique. Le cas des pays de l’Union européenne est édifiant, avec une unanimité rare ; les gouvernements se félicitent de la mise en place du plan « Réarmer l’Europe » qui doit relancer massivement les dépenses militaires. Tous y voient l’occasion d’un relai de croissance. En parallèle, les extrême-droites, quand elles ne sont pas déjà au pouvoir, sont au plus haut dans les intentions de vote…
Notes
(1) C’est-à-dire « fournies directement par les employeurs aux salariés ou anciens salariés en dehors du champ d’application de la Sécurité sociale ». Lire « Le tournant vers le soutien aux entreprises du capitalisme d’État en France : réévaluation de l’intervention de l’État dans l’économie française, 1945-2022 » de Benjamin Bürbaumer et Nicolas Pinsard.
(2) Les grandes entreprises sont celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d’affaires net mondial d’au moins 450 millions d’euros par an.
Photo d’ouverture : Le président français Emmanuel Macron s’adresse à des étudiants lors d’un événement consacréau programme de bourses LaFayette, à New York, le 23 septembre 2025. (Ludovic Marin / AFP)