L’extrême imprévisibilité du contexte international semble encourager les diagnostics hâtifs sur la santé mentale des dirigeants

Ces « fous » qui gouvernent le monde

Caligula, Ivan le Terrible, Idi Amin Dada… L’histoire est peuplée de psychopathes. Aujourd’hui, l’extrême imprévisibilité du contexte international semble encourager les diagnostics hâtifs sur la santé mentale des dirigeants. Mais il n’est pas exclu que les délires prêtés à un chef d’État masquent une stratégie parfaitement rationnelle, de son point de vue.

par Anne-Cécile Robert

Le Monde Diplomatique Novembre 2025 https://www.monde-diplomatique.fr/mav/203/ROBERT/68774

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Alexandre Heck ///// Sans titre, 2009© Alexandre Heck — La « S » Grand Atelier, Vielsalm, Belgique

«Un vent de folie balaie le globe », avertit le secrétaire général de l’Organisation des Nations unies (ONU) António Guterres, le 4 février 2020. Dénonçant le « cercle vicieux des souffrances et des conflits », il évoquait alors le « sentiment d’instabilité croissante et de tensions qui rend chaque chose plus imprévisible et plus incontrôlable » (1). « Folie », « sentiment », « souffrances »… Il n’est pas inhabituel que la démesure s’invite dans le discours politique. Depuis son accession à la tête de l’ONU, M. Guterres y recourt souvent pour mobiliser contre les violations du droit humanitaire ou le réchauffement climatique. Mais, avec l’accélération des événements internationaux et les recompositions fluctuantes d’alliances, ce registre psychologique, voire psychiatrique, se substitue à celui de l’analyse géopolitique.

Nombre d’observateurs, stupéfaits par la soudaine agression de l’Ukraine par Moscou en février 2022, n’en avaient ainsi pas cherché bien loin la raison : l’état mental du président russe. « Poutine n’est pas devenu fou : il l’a toujours été », diagnostiquait sans détour le journaliste Jacques Julliard (2). Il serait atteint de « paranoïa », selon Renaud Girard, grand reporter au Figaro (3), voire, pour d’autres commentateurs soudainement devenus psychiatres, d’un « syndrome d’hubris », de « narcissisme », ou encore d’un « délire » de puissance (4). Il souffrirait même de toutes sortes de pathologies génétiques selon Alexandre Adler, qui n’hésita pas à remonter, sans mousqueton de sûreté, l’arbre généalogique du locataire du Kremlin (5). S’aventurant sur des chemins encore moins balisés, Romain Bertolino, ancien directeur général de l’Institut d’études de géopolitique appliquée, voit dans la décision d’attaquer l’Ukraine une conséquence inattendue du Covid-19 : M. Poutine aurait, en réalité, mal supporté le confinement. « Vladimir Poutine s’est isolé depuis de nombreuses années. Pas uniquement auprès de la communauté internationale, mais également au sein de son propre appareil d’État. Notamment, craintif vis-à-vis du coronavirus, il s’est physiquement éloigné de ses conseillers. (…) Une erreur grossière a ainsi pu traverser ce (manque de) filet de sécurité de la prise de décision (6). »

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Alexandre Heck ///// Hulk, 2010© Alexandre Heck — La « S » Grand Atelier, Vielsalm, Belgique

Inutile de mobiliser des connaissances en histoire des relations internationales depuis la guerre froide ou de solliciter les experts en géopolitique. Le prisme psychiatrique permet de décrypter un geste historique sans avoir à rechercher un quelconque enchaînement causal qui nuancerait, ne serait-ce qu’un peu, le tableau. Le politologue Patrick Martin-Genier le confirme, comme toujours, à son insu : « On réalise alors que le chef du Kremlin évolue dans un monde parallèle qui fait référence à l’ancienne toute-puissance de l’Union soviétique, laquelle est aujourd’hui devenue une chimère, outre la paranoïa manifeste d’un homme qui pense que l’Organisation du traité de l’Atlantique nord [OTAN] constitue une menace pour sa sécurité (7). » Si M. Poutine avait d’autres moyens que le crime pour faire valoir son point de vue sur l’Ukraine, l’extension du périmètre de l’Alliance atlantique jusqu’aux portes de la Russie est une donnée de fait qu’il pouvait rationnellement interpréter comme un danger.

Destinée à frapper d’anathème l’adversaire et ses prétentions, la « folie » pourrait, dans certaines circonstances, constituer un atout dans les relations internationales. Enseignée aux étudiants de Sciences Po, souvent citée par les éditorialistes, la « théorie du fou » (madman theory) aurait ainsi été imaginée par le président américain Richard Nixon et son conseiller à la sécurité nationale Henry Kissinger lors de la guerre du Vietnam : laisser croire qu’on est capable de tout, cultiver les gestes mystérieux et inattendus, mettre l’adversaire sous tension et, in fine, vous faire craindre de lui, surtout si vous êtes en capacité d’utiliser l’arme nucléaire…

Ruse diplomatique

Quelques décennies plus tard, M. Donald Trump aurait-il fait sienne cette ruse diplomatique ? Alors qu’il cherche le dialogue avec M. Poutine afin de mettre fin à la guerre en Ukraine, le milliardaire peut brutalement décider, le 1er août 2025, d’envoyer deux sous-marins nucléaires au large de la Russie, puis annoncer quelques jours plus tard une rencontre historique avec son homologue en Alaska. « Imprévisible » figure parmi les adjectifs les plus utilisés pour le décrire. Ces raccourcis paresseux manquent peut-être la cible. Le président américain ne manie-t-il pas plutôt les deux bras traditionnels de la diplomatie, la carotte et le bâton, carotte d’un succès politique (rencontre au sommet) et bâton d’une sanction en cas de blocage ? Et, comme toujours dans les négociations internationales, une dose de secret et d’ambiguïté permet aux acteurs de rapprocher leurs points de vue. Le journaliste Antoine Marguerite diagnostique ainsi une efficace — sinon habile — « rhétorique du flou (8) ».

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Alexandre Heck ///// Hulk, 2010© Alexandre Heck — La « S » Grand Atelier, Vielsalm, Belgique

Si les observateurs médiatiques manquent souvent du recul nécessaire à des analyses fines, la « folie » prêtée aux uns et aux autres est également l’expression d’une certaine dépolitisation des relations internationales, où dominent les liens interpersonnels plus que les affinités idéologiques. Leur lecture et l’anticipation de leurs évolutions s’en compliquent d’autant. Dans ce contexte déstructuré, le poids des individualités s’exacerbe avec l’engouement pour le pouvoir personnel, traditionnel dans les régimes autoritaires, qui n’épargne pas les démocraties libérales comme les États-Unis, la France ou l’Inde. Le charisme du président ukrainien Volodymyr Zelensky aurait ainsi fait fléchir le chef de l’État français. M. Emmanuel Macron, qui ne voulait pas « humilier » la Russie en juin 2022, fait désormais partie des plus intransigeants envers Moscou. L’admiration de M. Trump pour les « hommes à poigne » épouse, autant qu’elle la favorise, la brutalité d’un monde en décomposition où ceux qui sont supposés faire prévaloir le droit sur la force cèdent à la cruauté des rapports de puissance.

Pendant la guerre froide, le docteur Folamour imaginé par Stanley Kubrick symbolisait le comble de la folie sur la scène internationale : l’apocalypse nucléaire. Les discussions stratégiques d’aujourd’hui semblent réhabiliter la bombe comme un moyen « normal » de défense (9), dans une course mondiale aux armements que le secrétaire général Guterres qualifie de « pure folie »

Anne-Cécile Robert

(1Conférence de presse, New York, 4 février 2020.

(2Marianne, Paris, 25 mars 2022.

(3Le Figaro TV, 24 février 2022.

(4Cf. Pauline Perrenot, « Poutine fou : la géopolitique sur le divan », Acrimed, 15 août 2022.

(5BFM TV, 15 mars 2022.

(6) « Vladimir Poutine est-il fou ? Que peut dire la psychologie et pourquoi faut-il se préserver de se construire une opinion hâtive », www.institut-ega.org, 17 mars 2022.

(7) Patrick Martin-Genier, « Ukraine : quand la chimère et la paranoïa de Vladimir Poutine menacent le monde », Revue politique et parlementaire, Paris, 23 février 2022.

(8Marianne, 5 août 2025.

(9) Lire Jean-Marie Collin, « Combattre l’ensauvagement nucléaire », Le Monde diplomatique, août 2025.

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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