Les archives américaines déclassifiées révèlent l’offensive diplomatique menée par Washington face à une Russie impuissante. Les réserves des Européens n’ont pas suffi à enrayer la dynamique.

De la chute du Mur à la guerre d’Ukraine, les logiques d’une expansion

L’OTAN, de l’Atlantique à l’Oural

M. Vladimir Poutine accuse les Occidentaux d’avoir trahi leur promesse de ne pas étendre l’Alliance atlantique à l’est — une thèse que ces derniers contestent. Trente ans après la réunification allemande, les archives déclassifiées révèlent l’offensive diplomatique menée par Washington face à une Russie impuissante. Les réserves des Européens n’ont pas suffi à enrayer la dynamique.

par Hélène Richard

Le Monde Diplomatique Novembre 2025 https://www.monde-diplomatique.fr/2025/11/RICHARD/68928

 

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Dimitri Tsykalov. – « Skin XVI » (Peau XVI), 2016© ADAGP, Paris, 2025 – Courtesy Galerie Rabouan Moussion, Paris

Pour l’ancien premier ministre français Alain Juppé, le débat est clos : « Après la chute de l’URSS, on a tout fait pour associer la Russie à l’organisation du monde nouveau. Mais la paranoïa de Poutine s’est affirmée peu à peu. Il est aujourd’hui habité par l’ambition de reconstruire l’Empire russe ou soviétique. Nous n’avons pas à nous flageller dans cette affaire. Nous sommes les victimes de l’agression, pas les agresseurs »(Le Monde, 11 septembre 2025).

Selon cette opinion, largement partagée, les griefs du président russe contre l’expansion de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) procèdent d’une réécriture de l’histoire. La Russie aurait non seulement consenti à cette avancée vers ses frontières, mais coopéré avec Washington et Bruxelles, au point d’en tirer de substantiels avantages, et de vouloir elle-même rejoindre l’Alliance atlantique. Si les Alliés ont protégé les États baltes de l’impérialisme russe, ils auraient péché par naïveté en abandonnant l’Ukraine à son sort (1). De cette analyse découle pour eux une feuille de route : ne plus faire confiance à la Russie, la combattre jusqu’à sa défaite, ou son épuisement.

Mary Elise Sarotte a publié l’ouvrage de référence sur la poussée vers l’est de l’OTAN dans les années 1990 (2). Au terme d’une plongée de dix ans dans les archives diplomatiques de son pays, cette historienne américaine a attendu le trentième anniversaire de l’implosion de l’URSS, en décembre 2021, pour publier sa somme. L’invasion de l’Ukraine intervient quelques mois plus tard. La chercheuse s’attache depuis à prévenir toute instrumentalisation de son travail qui viserait à justifier la guerre. Mais, s’il permet de cerner ce qui relève de la « paranoïa » chez M. Vladimir Poutine, le livre réfute surtout l’idée d’un Occident bienveillant. À sa lecture, les présidents américains George H. W. Bush puis William Clinton y apparaissent déterminés à poursuivre un projet inacceptable pour Moscou, et tout à fait conscients des risques qu’une telle politique comportait, notamment pour l’Ukraine.

Tout au long de la décennie, la politique américaine a reconduit le même schéma : avancer prudemment en se ménageant un maximum d’options, ne tenir aucun compte des demandes de la Russie, accélérer au moment opportun en ne cédant que sur des broutilles, pour permettre au Kremlin de sauver la face aux yeux de l’opposition et d’un appareil militaire excédé. Le projet américain d’expansion de l’OTAN n’était pas ficelé quand tomba la première pierre du mur de Berlin. Mais, à chaque étape décisive du processus, Washington a fini par rendre les arbitrages les plus hostiles à Moscou, et donné quelque raison aux Russes de se sentir bernés.

« Pas un pouce vers l’est »

Trois moment-clés l’illustrent.

Le 9 novembre 1989, une déclaration maladroite du porte-parole du Comité central du Parti socialiste unifié d’Allemagne (SED) suggère la levée de tous les contrôles aux postes-frontières avec la République fédérale d’Allemagne (RFA). Une foule de Berlinois franchit les points de passage sans que les autorités ne puissent contenir le flot. Le chancelier fédéral Helmut Kohl tire parti de cette subite accélération des événements. Il appelle dès le 28 novembre 1989 à la création d’une confédération entre les deux Allemagnes. Cette initiative non concertée laisse ses alliés sous le choc. Les Américains redoutent une entente surprise entre Bonn et Moscou par-dessus leur tête : si l’Allemagne accepte de sortir de l’OTAN en échange d’un feu vert soviétique à la réunification, c’est un maillon essentiel de la présence américaine en Europe qui disparaît, voire l’Alliance atlantique elle-même.

Les craintes américaines ne sont pas infondées. Un canal diplomatique secret s’est déjà ouvert entre Bonn et Moscou. Valentin Faline, le chef du département international du Comité central du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS), a dépêché son adjoint Nikolaï Portugalov à Bonn, le 21 novembre 1989. Il a deux documents sous le bras, l’un officiel, l’autre non. Le premier signale en termes généraux la préoccupation des autorités soviétiques au sujet de la situation politique en Allemagne. Le second sonde Bonn sur son intention d’« introduire la question de l’unification en des termes de politiques concrètes ». Dans ce cas, indique le Kremlin, il deviendrait nécessaire de reconsidérer la question des « alliances futures des États allemands », et consulter la « clause de sortie » des traités de Paris et de Rome. « En termes clairs, (…) si vous voulez l’unité allemande, vous devez quitter à la fois la Communauté européenne et l’OTAN », résume Sarotte.

Un puissant courant pacifiste soutient à l’époque la dénucléarisation de l’Allemagne. Mikhaïl Gorbatchev dispose là d’un atout majeur. Faline l’exhorte à l’exploiter en appelant à un référendum sur la question des alliances d’une Allemagne confédérée — les Allemands la veulent-ils dans l’OTAN ou dans une organisation paneuropéenne ? Pour Faline, ce serait une manière de monnayer au prix fort l’unification allemande, que Gorbatchev juge inévitable. En outre, le ministre des affaires étrangères allemand, Hans-Dietrich Genscher, est ouvert au compromis. Et, à Washington, le secrétaire d’État James Baker estime qu’il faut faire une partie du chemin. Mais le dirigeant soviétique refuse de prendre l’initiative.

En février 1990, M. Baker entame à Moscou une série de consultations avec son homologue soviétique Édouard Chevardnadze et Gorbatchev. Les trois responsables trouvent un point d’accord — oral — promis à la postérité : en cas d’unification allemande, la « zone de l’OTAN » (expression de Chevardnadze), sa « juridiction » ne s’étendra « pas d’un pouce vers l’est » (formule de M. Baker). Cette formule du secrétaire d’État laisse penser que les stipulations de l’article 5 de la charte de l’OTAN — la clause qui prévoit une réaction de défense collective en cas d’attaque contre un membre de l’Alliance — ne s’appliqueront pas au territoire de l’ex-République démocratique allemande (RDA), ce qui revient à geler la ligne d’avant-poste de l’OTAN.

Mais le conseiller à la sécurité nationale Brent Scowcroft convainc le président George H. W. Bush de se montrer plus intransigeant à l’égard de Moscou. Dans les discussions ultérieures, les responsables américains utilisent une nouvelle formule — offrir un simple « statut militaire spécial » pour l’Allemagne de l’Est — sans que les Russes ne perçoivent les implications de ce glissement de vocabulaire. Ce statut, explique l’historien français Frédéric Bozo, ne signifie « ni la neutralisation ni la démilitarisation de la partie orientale de l’Allemagne unie, et cette dernière devra demeurer à part entière non seulement dans l’Alliance, mais aussi dans l’organisation intégrée (3) ». Pour expliciter cette « nuance » stratégique majeure, Bush fait parvenir un message à Kohl le 9 février 1990, avant qu’il ne s’envole pour Moscou. Le Kremlin, lui, est maintenu volontairement dans l’ambiguïté.

Soucieux de ne pas braquer Gorbatchev, le chancelier allemand ne tient pas compte du recadrage américain« Naturellement, l’OTAN n’étendra pas son territoire sur celui de l’actuelle RDA », confirme-t-il au dirigeant soviétique, le 10 février 1990. Puis, progressivement, Kohl prend la mesure de la fragilité économique de l’URSS. Ne serait-il pas possible d’acheter l’unité allemande en deutschemarks, sans rien concéder, ou presque, sur le volet sécuritaire ? Le 11 septembre, à la veille de la signature du traité de Moscou sur la réunification, la question financière est réglée — Kohl a promis un transfert de 12 milliards de deutschemarks, plus 3 milliards de crédits sans intérêts à l’Union soviétique —, alors que le dossier militaire patine. Kohl a pourtant arraché, lors de son séjour dans la région de Stavropol, l’extension des garanties de l’article 5 à l’Allemagne de l’Est et renoncé, de son côté, à autoriser l’installation de têtes nucléaires, ainsi que le stationnement ou le déploiement de troupes étrangères en ex-RDA. Mais ce projet de compromis, très en deçà des exigences soviétiques initiales, demeure inacceptable pour Washington…

L’intransigeance américaine manque de faire capoter le sommet prévu le 12 septembre à Moscou. Genscher s’en émeut. La veille, alors que les délégations ont pris leurs quartiers à l’hôtel Président, il fait réveiller en pleine nuit le secrétaire d’État américain. « Vers 1 heure du matin, raconte Sarotte, la délégation américaine le reçoit en joggings et en peignoirs. En dépit du mélange d’alcool et de somnifères [qu’il vient d’avaler], Baker n’a rien perdu de son talent de négociateur. » La discussion nocturne débouche sur un subterfuge : glisser un addendum discret à l’accord. Pour l’affichage, le texte principal reprend certaines exigences de la partie soviétique  des forces armées et des armes nucléaires ou des vecteurs d’armes nucléaires étrangers ne seront pas stationnés dans cette partie de l’Allemagne et n’y seront pas déployés ») mais autorise le déploiement (pas la présence permanente) de forces étrangères (autrement dit américaines) sur décision du futur gouvernement de l’Allemagne unie. La délégation soviétique accepte ce montage qui dissimule — un peu — l’ampleur de sa reculade. Comme l’adjoint de M. Baker, M. Robert Zoellick, le reconnaîtra plus tard : « Nous avions besoin de préserver cette possibilité parce que, si la Pologne rejoignait un jour l’OTAN dans un second temps, nous voulions que des forces américaines puissent traverser l’Allemagne de l’Est pour stationner en Pologne. »

Impatience du groupe de Visegrád

Avec l’intégration de l’Allemagne unifiée à l’Alliance atlantique, la Maison Blanche a gagné une première bataille. Mais

quid de l’expansion de l’organisation militaire plus à l’est ?

L’administration américaine en débat lors d’un deuxième moment de bascule. Une partie de l’entourage présidentiel pousse à se saisir de l’occasion historique qu’offre le spectaculaire affaiblissement soviétique pour prévenir toute résurgence de la puissance russe, et toute émergence de futurs compétiteurs. D’autres conseillers craignent une fuite en avant : « L’expansion de l’OTAN forcera à choisir entre l’ouvrir à tous les candidats — y compris la Russie — ou tracer une autre ligne de démarcation en Europe pour remplacer celle qui existait durant la guerre froide. (…) Nous ne voyons aucune possibilité politiquement viable d’arrêter [l’élargissement] une fois que nous démarrons »,avertit le conseiller de M. Baker pour les affaires canadiennes et européennes, Thomas Niles. Lui comme d’autres redoutent également que l’expansion de l’Alliance n’enraye l’avancée des dossiers qui nécessitent le concours de Moscou : la gestion de la crise en ex-Yougoslavie (où les Russes soutiennent les Serbes) comme les négociations sur le désarmement nucléaire, qui concerne directement la sécurité américaine.

Dans un premier temps, la prudence prévaut. L’effondrement de l’Union soviétique en 1991 a créé des incertitudes qui conduisent Washington à pratiquer une politique inclusive : en janvier 1994, sous la présidence de M. Clinton, est lancé un « partenariat pour la paix » (PPP) ; cette offre de coopération avec l’OTAN s’adresse aussi bien aux anciens pays du pacte de Varsovie qu’à la Russie. Les pays du groupe de Visegrád (Hongrie, Pologne, Tchécoslovaquie) — qui ont officiellement formulé leur demande d’adhésion le 6 mai 1992 — craignent de rester éternellement sur le palier de l’Alliance.

La philosophie du PPP a partie liée à la question ukrainienne. Washington veut convaincre Kiev de céder son arsenal nucléaire à la Russie, État successeur de l’URSS. Même si les dirigeants ukrainiens n’ont jamais contrôlé — ni politiquement ni techniquement — le « bouton rouge », une prolifération via des réseaux mafieux dans ce pays délabré n’est pas à exclure. Or hâter une première vague d’élargissement, comme le réclame le groupe de Visegrád, coincerait Kiev dans une zone grise entre l’OTAN et la Russie, et risquerait de dissuader Kiev d’abandonner ses ogives. À l’inverse, un bond en avant de l’Alliance jusqu’aux États baltes et à l’Ukraine fragiliserait le président Boris Eltsine, qui doit faire face à une opposition communiste et nationaliste vent debout, comme l’a démontré la révolte du Parlement en 1993 (4). Avec le PPP, l’administration américaine s’emploie à calmer l’impatience de Prague, Varsovie et Budapest. Mais, « si l’Ukraine implose, soit à cause de l’influence russe, soit à cause des militants nationalistes à l’intérieur, explique M. Clinton à Kohl en février 1994 alors que le mouvement sécessionniste s’intensifie en Crimée, cela minerait toute la théorie du partenariat pour la paix (5) ».

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Dimitri Tsykalov. – « Skin I » (Peau I), 2011© ADAGP, Paris, 2025 – Courtesy Galerie Rabouan Moussion, Paris

Washington change de braquet à la fin de l’année 1994. À l’approche des élections de mi-mandat, M. Clinton se rapproche de la ligne dure de M. Anthony Lake, son conseiller à la sécurité nationale. Ce dernier pousse ses pions lors d’une session ordinaire du Conseil de l’Atlantique nord à Bruxelles, le 1er décembre. Les Russes s’attendent à une session de routine, comme tant d’autres. Le ministre des affaires étrangères Andreï Kozyrev s’est même déplacé dans la capitale belge pour discuter du PPP, qui sert de cadre à la participation russe aux opérations de maintien de la paix en Bosnie-Herzégovine aux côtés de l’OTAN. Il espère lui adjoindre un protocole conférant à la Russie un statut spécial. En attendant, il joue au tennis avec l’ambassadeur russe à Bruxelles… Mais sa partie est interrompue par un appel d’Eltsine, furieux : le président russe vient d’apprendre par voie de presse le contenu du communiqué final, qui lance « un processus d’examen afin de déterminer les modalités d’élargissement de l’OTAN ». 

La question n’est plus de savoir si l’organisation s’étendra, mais comment…

L’Allemagne est inscrite dans l’OTAN, et le principe d’élargissement de l’Alliance acté. Reste à répondre à la troisième question : à quels pays s’étendra le pacte ? Faut-il se limiter au groupe de Visegrád ou pousser jusqu’aux frontières russes ? En 1996, les Américains ont désormais le champ libre. L’Ukraine a accepté de signer le mémorandum de Budapest (effectif en décembre 1994), à savoir une dénucléarisation en contrepartie de simples « assurances » — et non des garanties — américaines, britanniques et russes sur son intégrité territoriale. Contre quelques millions de deutschemarks supplémentaires, les derniers soldats russes quittent l’Allemagne quatre mois plus tôt que prévu, à l’été 1994, au terme d’une cérémonie confidentielle. Le 31 août 1994, les Alliés occidentaux ont, eux, droit à une grande parade officielle, pour leur départ de Berlin.

« La Russie peut être achetée »

Les Américains exploitent sans retenue la faiblesse économique de leur ex-grand rival. Eltsine a plongé le pays dans le chaos, sous l’influence d’un cartel d’oligarques et de conseillers occidentaux (6). Son sauvetage dépend du bon vouloir du Fonds monétaire international (FMI). Au premier ministre danois en visite à Washington, M. Clinton explique en mars 1995 : « Ce sera difficile, mais je pense que, en principe du moins, la Russie peut être achetée. » Quelques semaines avant l’élection présidentielle de 1996, le chef d’État américain fait pression sur le Français Michel Camdessus, directeur du FMI, pour que l’institution octroie un nouveau prêt de 10,2 milliards de dollars à la Russie, en dépit des risques d’insolvabilité (7).

C’est dans ce contexte que M. Clinton fait comprendre à Eltsine qu’il y aura un élargissement de l’OTAN quoi qu’en dise Moscou. L’administration américaine consent seulement à ne l’officialiser qu’après l’élection présidentielle russe, tout en poursuivant le travail préparatoire. Le président des États-Unis entend annoncer, avec le premier élargissement, que la porte reste ouverte à d’autres candidats, y compris les pays baltes, frontaliers de la Russie. En connaissance de cause, Eltsine signe en mai 1997 l’Acte fondateur Russie-OTAN, un accord de coopération visant à instaurer « une paix durable et inclusive ». Les Occidentaux l’interprètent comme une sorte de consentement à l’élargissement. Pour faciliter la chose, Washington a débloqué 4 milliards de dollars supplémentaires, une somme équivalente à l’aide américaine cumulée entre 1992 et 1996. Le ministre des affaires étrangères Evgueni Primakov met en garde le secrétaire d’État américain adjoint Strobe Talbott : « Les gens ne doivent pas pouvoir dire que les États-Unis utilisent leur argent pour(…) corrompre [la Russie] de manière à lui faire accepter l’élargissement. » Les deux parties restent volontairement discrètes sur le montant du chèque. Seules les contreparties symboliques sont mises en avant dans la communication gouvernementale : la participation de la Russie au G7, son intégration à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), au Club de Paris et à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).

Incapable de bloquer l’expansion de l’OTAN, le Kremlin a sondé à diverses occasions les Occidentaux sur la possibilité de rejoindre l’organisation. Le premier dirigeant à le faire est Gorbatchev, lors d’un entretien avec le président François Mitterrand, le 25 mai 1990. En 2000, M. Poutine évoquera à son tour, parmi d’autres options, une intégration de la Russie à l’OTAN. Cette aspiration à rejoindre l’organisation doit s’interpréter comme l’une des façons envisagées pour abolir la division Est-Ouest maintenue artificiellement après la guerre froide. Or, pour des raisons tactiques, Washington fait miroiter la possibilité, toute théorique, que la Russie puisse un jour faire partie du club militaire occidental. « Qu’ils prennent un ticket et attendent dans le jardin »,écrit M. Talbott à son supérieur, le secrétaire d’État Warren Christopher, le 9 juillet 1996. Car « admettre publiquement que la Russie ne fera jamais partie de l’OTAN ou de l’Europe (…) serait de la folie », comme il l’expliquait à des diplomates tchèques en 1994. Outre que « cela [aurait] des conséquences négatives en Russie, cela pourrait envoyer un mauvais signal aux pays de l’ex-Union soviétique qui, eux, pourraient réellement rejoindre l’Alliance ».

Et les Européens, qu’en pensent-ils ? À chacune de ces trois phases de l’expansion de l’OTAN, leurs opinions comptent peu, sauf peut-être celles de Kohl, lors de la réunification. Une fois celle-ci réalisée, Paris, Berlin ou Londres émettent de sérieuses réserves sur l’extension de l’Alliance, sans parvenir pour autant à l’empêcher jusqu’aux frontières russes. Encore moins à proposer une solution paneuropéenne crédible. La France a certes poussé en 1989-1990 au renforcement de la Conférence pour la sécurité et la coopération en Europe (CSCE), qui réunit autour d’une même table l’URSS et les États-Unis (8). Mais la règle de l’unanimité paralyse ses instances et cantonne l’organisation aux questions de promotion de la démocratie et à quelques opérations de maintien de la paix.

Paris fait son deuil sans grande difficulté. Mitterrand a deux priorités majeures : prévenir un éventuel révisionnisme territorial de l’Allemagne réunifiée, et arrimer cette dernière au projet d’union monétaire. Il se défie davantage de l’élargissement de la Communauté européenne — c’est un risque de dilution politique — que de celui de l’Alliance atlantique. Aussi, quand la France obtient la reconnaissance de la frontière germano-polonaise Oder-Neisse par le gouvernement allemand, puis le feu vert de Berlin sur la monnaie unique (traité de Maastricht, 1992), il s’en contente. Son successeur, Jacques Chirac, voyant l’OTAN s’imposer comme la colonne vertébrale de la sécurité européenne, accompagnera l’expansion de l’organisation vers l’est. Il pousse la candidature de la Roumanie et prépare le retour de la France dans le commandement intégré (ce sera chose faite en 2009, sous M. Nicolas Sarkozy). Sur l’insistance de Paris, l’Acte fondateur Russie-OTAN précise que « l’Alliance remplira sa mission de défense collective (…) en veillant à assurer l’interopérabilité, (…) plutôt qu’en recourant à un stationnement permanent supplémentaire d’importantes forces de combat ». Mais le document n’a pas de valeur juridique contraignante.

En dépit de ces assurances données à Moscou, Chirac demeure inquiet des réactions russes, comme ses propos à M. Lake, le 1er novembre 1996, en témoignent : « Nous les avons trop humiliés.(…) La situation en Russie est très dangereuse. (…) Un jour il y aura un retour de bâton nationaliste. » Kohl partage les préoccupations du président français. Il sait gré à Eltsine d’avoir tenu ses engagements sur le retrait de ses troupes d’Allemagne et regrette que les faucons américains exploitent la position de faiblesse de Moscou, risquant de compromettre la relation entre l’Occident et la Russie à long terme. En privé, les Britanniques s’opposent à toute nouvelle vague d’adhésions, jugeant qu’un engagement solennel à défendre les pays baltes en cas d’agression est intenable. Mais leurs réserves ne suffisent pas à freiner la dynamique américaine.

Faute de mieux, les Européens de l’Ouest assurent le service après-vente de décisions auxquelles ils ne sont nullement associés. À la fin de la décennie 1990, ils s’engagent dans une importante coopération économique avec la Russie. La construction des gazoducs Nord Stream 1 et 2, issus d’un projet lancé en 1997, concrétise ces liens entre Est et Ouest : la Russie dépend du marché européen, autant que l’Allemagne dépend du gaz russe. Berlin et Paris s’efforcent également d’inclure — à la marge — la Russie au système de sécurité européen, via des institutions communautaires. Le sommet de Saint-Pétersbourg, en 2003, lance « quatre espaces communs » entre l’Union européenne et la Russie, dont l’un est « sécuritaire ». Un officier russe dispose désormais d’un strapontin au sein de l’état-major militaire de l’Union européenne, lui-même embryonnaire. « Ceci n’a pas eu de suite. (…) Les Russes mettaient du matériel et éventuellement des troupes à la disposition de l’Union européenne [par exemple au Tchad] mais se plaignaient de ne pas participer au processus de décision », note avec le recul Jean de Gliniasty, ancien ambassadeur français à Moscou (9).

Il y eut bien des velléités de contenir la poussée atlantiste vers l’est… Lors du sommet de Bucarest en 2008, M. Sarkozy et Mme Angela Merkel bloquent l’octroi à l’Ukraine et à la Géorgie d’un statut de candidat officiel« L’honnêteté m’oblige à dire qu’[ils] se sont battus toute la nuit pour essayer d’éviter cet écart et au petit matin ils ont perdu », poursuit l’ancien diplomate : sur le fond, le communiqué final de Bucarest confirme que ces deux pays ont bien vocation à rejoindre un jour l’OTAN. La France et l’Allemagne ont seulement repoussé l’échéance.

Un projet de traité

Avec la présidence de Dmitri Medvedev (2008-2012) s’ouvre une fenêtre d’opportunité. Après l’intervention armée de Moscou en Géorgie pour prévenir la reprise par la force de territoires sécessionnistes en 2008, le nouveau chef d’État russe veut tendre la main aux Européens. Il adresse un projet de traité de quatorze articles. Son idée : coiffer tous les organes de sécurité d’Europe, y compris l’OTAN, d’une instance de concertation à laquelle Moscou serait associé.

 « La Russie accepterait par ce traité de restreindre sa liberté de recourir à la force de manière unilatérale à condition que les pays européens et les États-Unis en fassent de même, 

analyse un rapport d’information du Sénat français à l’époque. S’il était accepté tel quel, [ce texte] relèguerait l’OTAN au second plan en forçant les États signataires à s’en remettre, en dernière instance, au Conseil de sécurité des Nations unies. L’Alliance atlantique n’aurait ainsi pas pu engager la guerre en Yougoslavie, en 1999, sans un aval onusien. En tout état de cause, il convient de discuter de cette initiative (10). »

Cette proposition restera sans réponse.

En juin 2010, la chancelière Merkel relance l’idée, en l’édulcorant. « Si la France soutient cette initiative [dite de Meseberg], plusieurs États membres ont manifesté des réticences vis-à-vis de la proposition russo-allemande et ont souhaité que l’Union européenne demande, comme préalable, des gestes concrets de la Russie sur le dossier de la Transnistrie [enclave sécessionniste prorusse en Moldavie] »,déplore le même rapport sénatorial. « C’était inverser les termes du problème, analyse aujourd’hui M. de Gliniasty, puisque Medvedev et Merkel avaient considéré que le premier point d’application (…) aurait dû être… la Transnistrie ! Or [Bruxelles] en a fait une condition préalable. »

Les relations entre la Russie et l’Occident continuent de se dégrader jusqu’à la révolution de Maïdan en Ukraine et à l’annexion de la Crimée en 2013-2014 (11). Paris et Berlin parrainent les accords de Minsk, qui gèlent les positions des séparatistes prorusses du Donbass et dessinent un processus de règlement politique. En réalité, les Européens entendent préserver un statu quo précaire en laissant Kiev repousser l’application de ce règlement. La décision d’envahir l’Ukraine en février 2022 révèle la détermination de Moscou à rompre les équilibres établis, plutôt que de subir le grignotage de son influence dans ce pays. Depuis, la guerre s’enlise et la relance d’un projet de sécurité demeure très hypothétique.

Hélène Richard

(1Cf. par exemple Sylvie Kauffmann, Les Aveuglés. Comment Berlin et Paris ont laissé la voie libre à la Russie, Stock, Paris, 2023.

(2) Mary Elise Sarotte, Not One Inch. America, Russia and the Making of Post-Cold War Stalemate, Yale University Press, New Haven, 2021. Sauf mention contraire, les citations et scènes racontées dans cet article sont tirées de ce livre.

(3) Frédéric Bozo, Mitterrand, la fin de la guerre froide et l’unification allemande, Odile Jacob, Paris, 2005.

(4) Lire Jean-Marie Chauvier, « Octobre 1993, le libéralisme russe au son du canon », Le Monde diplomatique, octobre 2014.

(5) « Telegram Secretary of State to US Bonn State 037335 “Subject : Memcon of Clinton-Kohl January 31 Lunch”, February 12, 1994 », cité par Mary Elise Sarotte, Not One Inch, op. cit.

(6) Lire Ibrahim Warde, « Les faiseurs de révolution libérale », Le Monde diplomatique,mai 1992.

(7) Lire « Quand Washington manipulait la présidentielle russe », Le Monde diplomatique, mars 2019.

(8) Lire « Quand la Russie rêvait d’Europe », Le Monde diplomatique, septembre 2018.

(9) Jean de Gliniasty, « La paix en Europe, l’échec de la voie diplomatique », intervention dans le cadre du colloque « Quelle architecture de sécurité en Europe ? », Fondation Res Publica, Paris, 26 mars 2025.

(10) Yves Pozzo di Borgo, « Pour un partenariat stratégique spécifique entre l’Union européenne et la Russie », rapport fait au nom de la commission des affaires européennes et de la commission des affaires étrangères et de la défense, déposé le 22 juin 2011, Sénat, Paris.

(11) Lire Olivier Zajec, « L’obsession antirusse », Le Monde diplomatique, avril 2014.

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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