Santé : la difficile lutte contre les inégalités sociales
Analyse
Alors que la « Sécu » fête ses 80 ans et que l’Assemblée nationale s’apprête à se pencher sur le projet de loi de financement de la Sécurité sociale, plusieurs études viennent à nouveau mettre en lumière l’écart de l’état de santé des Français selon leur niveau de vie. Pourtant, le sujet et les solutions possibles pour mieux soigner les plus modestes sont bien connus des chercheurs et des soignants.
Mattea BattagliaCamille Stromboni

Le débat sur l’accès aux soins est à ce point polarisé sur les déserts médicaux qu’on en oublierait presque que d’autres inégalités, sociales, sont à l’œuvre dans le domaine de la santé. Plusieurs signaux le confirment, à bas bruit : les écarts qui touchent à l’état de santé de la population entre ses franges les plus aisées et celles qui le sont le moins ne se résorbent pas, loin s’en faut. Et les économies inscrites dans le projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour 2026, dont l’examen doit démarrer en commission, à l’Assemblée nationale, lundi 27 octobre, font même craindre qu’elles ne s’amplifient. Un constat inquiétant, au pays de la Sécurité sociale, qui fête ses 80 ans.
Derrière la promesse d’une prise en charge garantie à tous, les inégalités sociales de santé restent sous les radars, alors qu’un gouvernement chasse l’autre. Prévention, dépistage, vaccination, dispositifs d’« aller-vers » les populations vulnérables… Ces stratégies bien connues en santé publique se déclinent, certes, localement, mais sans véritable portage politique. Le mot « prévention », qui avait, au début du second quinquennat Macron, fait son retour dans l’intitulé du ministre de la santé – il s’agissait de l’urgentiste François Braun −, a fini par disparaître.
Le sujet est pourtant dans l’actualité : plusieurs pistes d’économies sur les dépenses sociales font craindre un renoncement aux soins de certains malades, pour des raisons financières. L’inquiétude est montée d’un cran ces derniers mois, avec le projet de doublement des franchises médicales restant à la charge des patients, déjà augmentées en 2024.
Les moins diplômés sont 44,5 % à se déclarer en mauvaise santé
Les signaux d’alerte se multiplient. Une photographie européenne, rendue publique le 26 septembre, vient éclairer la situation française, à dix ans d’intervalle, en 2014 puis en 2024. Le « matériau » est assez inédit : plus de 40 000 participants issus de 17 pays (dont 14 membres de l’Union européenne) ont été questionnés sur leur perception de leur état de santé (dans le cadre de l’Enquête sociale européenne). Ces données, analysées par des chercheurs d’EuroHealthNet, un partenariat européen d’instituts de santé publique, et du Center for Health Equity Analytics, font émerger des statistiques sans appel : en 2024, plus d’un tiers des Français âgés de 25 ans à 75 ans ne se déclarent pas en bonne santé (35,4 %). Soit l’un des plus mauvais scores européens, après celui des Lituaniens, des Allemands, des Portugais et des Espagnols – la moyenne se situant à 29,6 %.
Comparativement à 2014, le ressenti des Français est quasiment stable (avec une amélioration de 1,1 point), mais cela n’empêche pas les inégalités de se creuser. En s’appuyant sur le critère du niveau de diplôme, l’enquête révèle une différence du simple au double : les moins diplômés (diplôme inférieur ou égal au brevet) sont 44,5 % à se déclarer en mauvaise santé, contre 21,2 % des plus diplômés (niveau universitaire). Depuis dix ans, cet écart s’est accru de 1,5 point.
La tendance n’est pas bonne à l’échelle européenne, fait valoir Anne Wagenführ-Leroyer, cheffe de projet chez EuroHealthNet. « On ne compte que sept Etats où les inégalités se sont réduites, et encore, parmi eux, cela s’explique parfois par un nivellement par le bas, avec des catégories plus favorisées qui vont moins bien qu’il y a dix ans, relate l’experte. La situation de la France, sans être extrême, interroge néanmoins. »
« Conditions de vie, de travail, de logement »
D’autres signaux interpellent : deux études scientifiques récentes, publiées en septembre, l’une sur le cancer du foie, l’autre sur la mortalité néonatale, sont venues documenter le poids des facteurs socio-économiques sur la santé des populations les plus précaires.
Lire aussi | La hausse de la mortalité néonatale en France se concentre sur les communes les plus pauvres**
Dans les rangs des chercheurs comme des soignants, le sujet des inégalités est loin d’être un impensé. « Nous avons un système de santé reconnu comme performant, avec un bon état de santé général, tempère Stéphanie Vandentorren, coordinatrice du programme Inégalités sociales à Santé publique France. Mais avec des écarts importants selon les groupes sociaux : nos inégalités sociales de santé sont parmi les plus fortes d’Europe, notamment lorsque l’on regarde certains indicateurs comme la mortalité infantile ou la mortalité avant 65 ans. »
Lire aussi | La mortalité du cancer du foie est plus élevée chez les patients les plus défavorisés *
Si les inégalités se lisent dans la grande majorité des pathologies, elles sont, pour certaines, plus marquées encore, souligne l’épidémiologiste, citant le diabète, l’obésité infantile, les maladies du foie ou les maladies psychiques. « C’est systémique, plus le revenu, la catégorie socioprofessionnelle ou le niveau d’éducation sont élevés, moins le risque de maladie apparaît, mais le gradient social joue davantage pour ces pathologies très liées aux conditions de vie. » On sait par ailleurs que le renoncement aux soins pour des raisons financières est plus marqué par exemple pour les soins dentaires ou d’optique.
La chercheuse Nathalie Bajos, qui a été titulaire de la chaire annuelle de santé publique au Collège de France en 2025, le rappelle : « Les déterminants de la santé les plus structurants sont les conditions de vie, de travail, de logement. » Cela peut expliquer les limites des actions de prévention menées pour toucher les publics les plus précaires : « La logique dominante reste celle de la responsabilisation individuelle, mais cela nie les logiques sociales qui produisent ces inégalités », relève la directrice de recherche à l’Inserm.
« Bilans prévention »
La crise liée au Covid-19, sur laquelle s’est penchée la sociologue, en a été un « révélateur » : la surmortalité a touché de plein fouet des populations défavorisées, comme celles de Seine-Saint-Denis, qui sont aussi celles qui vivent dans des logements plus petits, qui prennent les transports en commun, qui occupent des emplois « en première ligne »… « Ces personnes se sont moins vaccinées, quand bien même le vaccin était gratuit », rappelle Nathalie Bajos, soulignant cette « réticence liée au sentiment d’exclusion sociale, peu propice à l’engagement dans une démarche préventive, et qui a pesé sur la confiance dans le système de santé ».
Lire aussi | « La prévention doit réduire les inégalités sociales de santé »
Quand il s’agit de décortiquer le phénomène, Mme Bajos décrit « plusieurs étapes » : « Les inégalités de santé sont le résultat d’un processus, dit-elle. D’abord, l’exposition aux risques, qui est différente selon le milieu social ; ensuite, le fait qu’on ne réagit pas de la même façon face à ces risques ; enfin, quand on consulte, on n’est pas toujours pris en charge de la même manière », avance-t-elle.
En France, la prise de conscience est intervenue au début des années 1990, avec les travaux du sociologue et médecin Didier Fassin. La première loi de santé inscrivant la réduction des inégalités comme un objectif date, elle, de 2004. Depuis, les politiques publiques se déclinent, dans le système de soins, mais aussi à l’école, au travail… Avec une nouvelle mesure phare, centrée sur la prévention, annoncée en 2022 : les « bilans prévention » aux âges-clés de la vie (entre 18 et 25 ans, entre 45 et 50 ans, entre 60 et 65 ans et entre 70 et 75 ans). Déployé seulement en 2024, le dispositif « monte en charge progressivement », assure-t-on à la direction générale de la santé, avec 191 633 bilans réalisés jusqu’à août 2025.
Pour quelle efficacité ? Les effets de ces politiques auprès des populations ont le défaut d’être très peu évalués, encore aujourd’hui. Les enquêtes de Santé publique France viennent d’intégrer, systématiquement, des indicateurs permettant de mesurer le gradient social, rapporte Stéphanie Vandentorren, qui y voit le signe d’une évolution favorable.
Des actions spécifiques
Il faut faire, dans ce domaine, avec un phénomène contre-intuitif, bien connu des chercheurs : des campagnes de prévention tournées vers l’ensemble de la population peuvent aboutir… à accroître les inégalités. L’impact se faisant sentir d’abord, voire seulement, chez les personnes les plus favorisées, et non chez les publics cibles. Ces derniers nécessitent des actions spécifiques.
Lire aussi | En hausse, les dépassements d’honoraires des médecins sont un facteur d’aggravation des inégalités, selon un rapport
A l’Assurance-maladie, on énumère les « programmes ciblés », allant du dépistage des troubles du neurodéveloppement et de la vision en milieu scolaire aux actions de dépistage de trois cancers (sein, utérus, colorectal) avec des plateformes de prévention qui relancent et accompagnent les patients au téléphone, en passant par le dispositif M’T dents, qui vise à améliorer la santé bucco-dentaire des enfants. « Les inégalités sociales de santé apparaissent dès le plus jeune âge, souligne Marguerite Cazeneuve, numéro deux de la Caisse nationale d’Assurance-maladie. Pour que la prévention ne crée pas d’inégalités, il faut une coalition d’acteurs pour agir jusqu’au dernier kilomètre. »
Un autre mode d’action passe par le soutien apporté aux professionnels de santé prenant en charge des patients relevant de la complémentaire santé solidaire, dont relèvent les plus précaires. La responsable le reconnaît néanmoins : « Quand l’accès aux soins se dégrade, les premiers qui en paient le prix, ce sont les patients précaires. »
*La mortalité du cancer du foie est plus élevée chez les patients les plus défavorisés
Au-delà des facteurs de risque, le délai d’accès au traitement et le type d’établissement de prise en charge sont fondamentaux.

Riche ou pauvre, a-t-on les mêmes chances de recevoir le bon soin, dans un pays où la Sécurité sociale en assure la gratuité à tous ses assurés ? Une étude sur le cancer primitif du foie, en France, est venue apporter un nouvel éclairage sur une forme d’inégalités sociales de santé souvent complexes à documenter.
Lire aussi | Article réservé à nos abonnés Santé : la difficile lutte contre les inégalités socialesLire plus tard
Les patients les plus défavorisés, quand bien même ils sont pris en charge par le système de soins, ont moins de chances d’accéder à un traitement curatif ; ils ont aussi, pour cette maladie au pronostic très défavorable, une mortalité plus élevée, selon ce travail mené par une équipe de l’hôpital Cochin (AP-HP), associée à l’université Paris Cité, l’Inria et l’Inserm, publié le 5 septembre dans la revue scientifique JHEP Reports.
null
Ses deux coordinateurs, le docteur Stylianos Tzedakis, chirurgien du foie, et le professeur Vincent Mallet, hépatologue, se sont appuyés sur la base de données nationale des hospitalisations, entre 2017 et 2021, incluant tous les adultes atteints de cette maladie, soit 62 351 personnes. Parmi eux, 45 % ont été classés « défavorisés », selon un indicateur construit autour de plusieurs variables (taux de chômage, proportion d’ouvriers, niveau d’éducation, revenu médian) permettant de diviser la population en cinq quintiles, les deux derniers représentant ce groupe défavorisé.
« Nous savons que les patients défavorisés sont plus à risque pour de nombreuses maladies, parce qu’ils ont des facteurs plus présents comme le tabac ou l’alcool, explique Stylianos Tzedakis. Mais ce que nous ne savions pas bien jusqu’ici, c’est si leur chance d’accéder à un traitement est aussi moins bonne, comme cela a pu être démontré dans d’autres pays, avec des conséquences directes sur la mortalité. »
Lire aussi | Article réservé à nos abonnés La hausse de la mortalité néonatale en France se concentre sur les communes les plus pauvresLire plus tard
L’enjeu de santé publique est majeur : le nombre de cancers augmente significativement ces vingt dernières années, et celui du foie – troisième cause de décès par cancer dans le monde – a la particularité d’être diagnostiqué encore à un stade avancé, rappelle-t-on chez les spécialistes, avec près des trois quarts des patients qui arrivent trop tard pour recevoir un traitement curatif. Parmi ses principales causes figurent la cirrhose (fortement liée à la consommation d’alcool en France) et l’origine virale (hépatite B, C). En l’absence de mesures de prévention, le nombre de nouveaux cas de cancer du foie pourrait presque doubler d’ici à 2050, selon un récent rapport de la commission du Lancet sur le carcinome hépatocellulaire.
La « bonne » prise en charge
On considère d’ordinaire comme acquis, dans ce cancer comme dans d’autres maladies, que les inégalités sont d’abord liées à un retard de diagnostic qui touche plus fortement les personnes précaires, plus éloignées du système de soins, et pour qui la santé ne fait pas toujours partie des premières préoccupations. Sans contredire totalement cette idée, les résultats de cette étude, à grande échelle, disent autre chose : « L’état du foie, de la fonction hépatique des patients les plus précaires, peut être plus dégradé, précise le docteur Tzedakis. Mais leur prise en charge hospitalière intervient au même stade de la maladie cancéreuse que chez les plus favorisés. »
Lire aussi | Article réservé à nos abonnés La Maison, un tiers-lieu à Paris pour « s’accorder des temps de pause » dans le combat contre le cancerLire plus tard
Second enseignement, contre-intuitif lui aussi : ce n’est pas la problématique de l’accès aux soins et du « désert médical », au cœur des préoccupations aujourd’hui, qui apparaît comme un facteur discriminant. La densité médicale du territoire où vit le patient, tout comme la distance entre son domicile et l’hôpital, n’ont pas d’impact sur l’accès au traitement curatif et la mortalité, selon l’étude.
L’explication est à chercher ailleurs : ces patients défavorisés sont moins nombreux à commencer leur prise en charge en centre « expert », c’est-à-dire dans un centre hospitalier universitaire (CHU) ou un centre de lutte contre le cancer (privé à but non lucratif) : 42 %, contre 51 % des patients favorisés. L’alternative étant le centre hospitalier général ou la clinique. Pour ce cancer très complexe, seuls ces centres experts peuvent apporter l’ensemble des traitements requis, mêlant chirurgie, radiothérapie, chimiothérapie, thérapies ciblées… Une « centralisation » de la prise en charge, prônée par les auteurs de l’étude, pourrait augmenter de 25 % l’accès à un traitement des publics défavorisés. Quelque 800 patients par an pourraient voir augmenter leurs chances de survie.
Importance de la prévention
« En matière d’inégalités sociales, il y a trois étapes à travailler », souligne Philippe Bergerot, président de la Ligue nationale contre le cancer. La prévention, alors que 40 % des cancers ont des causes dites évitables. L’accès au médecin, ensuite, en premier lieu pour le dépistage. « Et, enfin, il est extrêmement important d’être orienté en centre spécialisé et d’avancer dans cette centralisation qui a déjà commencé, dit-il. Ce qui est rassurant, c’est de constater que lorsque les patients arrivent dans le “bon tuyau”, il n’y a aucune différence liée à l’origine sociale qui pèse sur le pronostic. »
Christophe Bureau, gastro-entérologue et hépatologue au CHU de Toulouse, membre de la Société française des maladies et cancers de l’appareil digestif, nuance un peu le tableau : « Cette photographie ne prend pas en compte les personnes qui ne sont pas arrivées à l’étape du diagnostic, et il y en a, souvent dans les territoires les plus éloignés des soins, avec des décès intervenant avant même une prise en charge. »
Son collègue le professeur Jean-Marie Péron est responsable de la réunion de concertation pluridisciplinaire, l’instance qui examine l’ensemble des dossiers transmis par les médecins de la région. Il évoque d’autres difficultés. « Il y a un vrai problème d’accès au scanner et à l’IRM, avec des délais qui s’allongent, ce qui peut expliquer une moins bonne survie de certains patients », souligne-t-il. L’écueil vaut aussi pour le dépistage d’autres cancers.
**La hausse de la mortalité néonatale en France se concentre sur les communes les plus pauvres
Une vaste étude publiée en septembre souligne l’importance des inégalités socio-économiques, alors que cette hausse reste difficile à expliquer. Les territoires concernés correspondent aux plus défavorisés, et ne sont pas nécessairement des déserts médicaux.

Il y a des problématiques de santé qui résonnent bien au-delà des cercles de spécialistes. La hausse de la mortalité infantile, constatée depuis un peu plus d’une décennie, en fait partie. Le débat a été relancé, ces derniers mois, avec la publication de données épidémiologiques positionnant la France, jadis citée en exemple sur le sujet, en queue de peloton européen : la mortalité infantile est passée de 3,5 pour 1 000 enfants nés vivants en 2011 à 4,1 pour 1 000 en 2024, selon l’Insee ; une tendance haussière surtout portée par les décès de nouveau-nés dans le premier mois de la vie – la mortalité dite néonatale.
Lire aussi | Mortalité infantile : la France, mauvaise élève de l’Union européenne
Les questionnements, dans l’arène politique, se sont polarisés sur l’offre de soin et la proximité des maternités. C’est dans une autre direction qu’une vaste étude publiée, le 16 septembre, dans la revue scientifique BMJ Medicine braque les projecteurs : celle des inégalités socio-économiques.
A l’origine de cette publication, des chercheurs de l’Inserm, de l’université Paris Cité, de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement, de l’université Paris-Nord et de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) ont travaillé sur un indicateur, l’« indice de désavantage social », pour chaque commune de France hexagonale, en agrégeant différents facteurs – le revenu médian des habitants, le taux de chômage, la proportion de locataires, la part de familles monoparentales et la part d’immigrés.
En fonction de cet indice, les naissances ont été réparties en cinq groupes égaux (des quintiles). L’équipe a ensuite croisé le score attribué à chaque commune, associé aux mères y résidant, avec le taux de mortalité néonatale (dans les vingt-huit premiers jours de vie), et ce sur deux périodes : entre 2001 et 2008, et entre 2015 et 2020.
Territoires urbains
« Les résultats obtenus montrent que la hausse se concentre dans les deux catégories de communes les moins favorisées, et particulièrement dans la plus défavorisée, mais que la mortalité reste stable pour les trois autres », rapporte Jennifer Zeitlin, épidémiologiste et directrice de recherche à l’Inserm. Les écarts sont plus nets encore dans la période la plus récente : les 20 % d’enfants nés de mères vivant dans les communes les plus défavorisées ont un risque de mourir durant les vingt-huit premiers jours de vie 1,7 fois supérieur à celui des 20 % d’enfants nés de mère vivant dans les communes les plus favorisées. Soit 3,34 décès pour 1 000 naissances pour les uns, contre 1,95 décès pour 1 000 naissances pour les autres.
« Le lien entre les inégalités socio-économiques et la mortalité est établi depuis longtemps, mais on disposait de peu de travaux de recherche récents permettant d’en mesurer l’intensité, explique Victor Sartorius, pédiatre à l’hôpital Necker (AP-HP), comptant parmi les coauteurs. En épidémiologie, ce risque de 1,7 fois est très significatif. Si toute la population vivait dans les mêmes conditions que les 20 % les plus favorisés, on estime qu’un quart des décès de nouveau-nés auraient pu être évités », chiffre-t-il encore.
L’étude ne donne pas le détail des territoires concernés – ce n’était pas son objet –, mais il s’agit « très majoritairement »de territoires urbains, observe le chercheur. Autrement dit, ni des zones particulièrement éloignées des maternités, ni, nécessairement, des déserts médicaux. Un éclairage qui plaide pour que l’« argument » de la proximité des structures d’accueil soit mis à sa « juste place », dit-il encore.
Or c’est précisément cet argument qui semble avoir pris le pas, ces derniers mois, sur les autres : une proposition de loi instaurant un moratoire de trois ans sur les fermetures de petites maternités a été adoptée, en mai, en première lecture à l’Assemblée nationale. Et ce, en dépit des réserves des professionnels de santé, qui s’inquiètent, plutôt, que la sécurité des accouchements ne soit pas toujours garantie dans les petits hôpitaux. Ce débat entre sécurité et proximité n’est pas nouveau. Mais il a rebondi avec la parution d’un ouvrage, 4,1. Le scandale des accouchements en France (Buchet-Chastel, 208 pages, 21 euros), signé des journalistes Anthony Cortes et Sébastien Leurquin, qui ont fait le choix de pointer du doigt la fermeture des structures d’accouchement.
« Partie visible de l’iceberg »
Prudents sur les causes, les auteurs de cette nouvelle étude n’en rappellent pas moins les hypothèses susceptibles d’expliquer un phénomène qu’ils qualifient, tous, de « multifactoriel ». Hypothèses « en amont » de la naissance d’abord : peuvent jouer des facteurs liés à l’état de santé du nouveau-né (prématurité, malformations…) et à celui de la mère (tabac, alcool, surpoids, âge, exposition à la pollution). Comme des difficultés, pour elle, à accéder aux soins (barrière de la langue, éloignement). Ou encore le moindre recours, en cas de malformation ou de maladie fœtale grave, à une interruption médicale de grossesse.
Hypothèses « en aval » de la naissance, ensuite : les chercheurs soulignent les conditions de prise en charge dans les services de néonatalogie, auxquels ces femmes plus exposées que d’autres au risque de prématurité vont avoir recours.
Sur ce sujet, on ne compte plus les alertes. Un audit diffusé, en 2023, par la Société française de néonatalogie a fait état d’un « taux d’occupation » supérieur à 95 % signalé par plus de la moitié des répondants, de difficultés de recrutements, de postes non pourvus, de lits fermés… « Or la quasi-totalité des décès de nouveau-nés ont lieu dans ces services de soins critiques », rappelle Jennifer Zeitlin. Elle cite une analyse de la Haute Autorité de santé selon laquelle plus de la moitié des « événements indésirables graves » liés aux soins chez les nouveau-nés, dont des décès, auraient pu être évités.
Lire aussi (2023) | Alerte sur les services de soins critiques pour les nouveau-nés
Ces chercheurs défendent l’organisation « en urgence » d’audits des services de périnatalité dans chaque territoire, à l’image de celui réalisé en Seine-Saint-Denis en 2015, auquel Jennifer Zeitlin avait participé, ainsi que la mise en place de mesures de santé publique, notamment de prévention, ciblant ces zones les plus à risques.
Chef de service à la maternité de l’hôpital Necker, Yves Ville le rappelle : « Les inégalités en matière de mortalité périnatale sont la partie visible de l’iceberg : ces mêmes populations ont aussi la mortalité maternelle la plus élevée, la mortalité par cancer la plus élevée… C’est une vraie problématique médicale, dont la réponse ne peut être que sociale. »