IA : derrière les milliards de dollars du secteur, une curieuse économie circulaire
La valorisation spectaculaire d’entreprises comme Nvidia ou OpenAI repose sur une économie circulaire, dans laquelle fabricants de puces et géants du numérique investissent dans les compagnies d’IA pour qu’elles achètent leurs produits ou louent leurs serveurs.
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Comme toujours aux Etats-Unis, il y a la bonne et la mauvaise histoire. La bonne, c’est le précédent de Henry Ford (1863-1947). En 1914, le constructeur automobile décida de doubler la rémunération de ses ouvriers, qui passa à 5 dollars par jour. Ainsi fidélisait-il ses travailleurs à la chaîne et leur donnait-il du pouvoir d’achat pour acheter ses propres véhicules. Wall Street et les concurrents hurlèrent contre ces profits dilapidés mais, en un an, le taux de rotation du personnel était tombé à 16 %. En 1921, un million de Ford T étaient vendues chaque année et l’Amérique était entrée dans la société de consommation.
La mauvaise, c’est le précédent des équipementiers télécoms, tel Lucent, qui, à la fin des années 1990, prêtèrent de l’argent à leurs clients pour acheter leurs terminaux téléphoniques et subirent d’immenses pertes quand le marché se retourna.
Dans quelle case se trouve aujourd’hui le marché de l’intelligence artificielle (IA) ? Wall Street n’en finit pas de s’interroger, les acteurs du secteur étant entrés dans une curieuse économie circulaire où les fabricants de puces paient les start-up de l’IA pour qu’elles leur achètent les microprocesseurs. Tout le monde achète à tout le monde et finance tout le monde sans qu’il y ait de client final, dans des relations alambiquées. « La vague d’accords circulaires sur l’IA est-elle une situation gagnant-gagnant ou le signe d’une bulle ? », s’interroge ainsi, mercredi 22 octobre, The Wall Street Journal.
Les deux parrains de cette révolution sont Jensen Huang, 62 ans, patron de Nvidia, fabricant des meilleures puces au monde et devenu la première capitalisation boursière mondiale (4 400 milliards de dollars, soit 3 788 milliards d’euros), et Sam Altman, 40 ans, PDG d’OpenAI et créateur du robot conversationnel ChatGPT, qui lança la révolution de l’IA en 2022. Son entreprise est leader dans le secteur. Valorisée 500 milliards de dollars, elle ne fait que 13 milliards de dollars de chiffre d’affaires et a un besoin inextinguible de capitaux – près de 1 000 milliards de dollars sur dix ans pour entraîner ses modèles sur des serveurs géants équipés avec des puces Nvidia, tout en engloutissant une quantité incroyable d’électricité. Les deux hommes se tiennent. Sans révolution IA, pas de puces à vendre ; sans puces, pas de révolution IA. Et ils ont choisi de se faire la courte échelle.
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Ainsi, Jensen Huang a-t-il décidé, le 22 septembre, d’investir quelque 100 milliards de dollars dans OpenAI pour le développement de ses serveurs. Il va payer Sam Altman pour qu’il lui achète des puces comme Ford payait ses ouvriers pour qu’ils lui achètent ses Ford T. Dans le détail, Sam Altman utilisera les liquidités de Nvidia pour payer les nouvelles puces de Nvidia, censées être deux fois plus puissantes que la génération actuelle.
Sommes colossales
Depuis des trimestres, Jensen Huang est sur tous les fronts : normal, il est le seul à gagner de l’argent (72 milliards de profits nets par an) et écrase le marché avec 70 % des puces IA. Nvidia va investir 2 milliards de dollars en capital chez xAI, la firme d’Elon Musk qui a levé 20 milliards pour construire des serveurs géants et lui acheter des puces. Nvidia va aussi acquérir 6,3 milliards de dollars de service cloud auprès de CoreWeave, dont il est actionnaire à 7 % et qui va en retour acheter des puces. Dès qu’une entreprise annonce un partenariat avec lui, elle s’envole en Bourse, l’accès aux puces Nvidia étant vu comme le Graal.
Le plus surprenant est la manœuvre de Sam Altman, qui a su se transformer en acteur incontournable, central de la galaxie IA. Après son accord avec Nvidia, l’entrepreneur ne s’est pas arrêté en si bon chemin. Il a joué sur la volonté du concurrent de Nvidia, AMD, de devenir son fournisseur et a décroché un contrat incroyable, dévoilé le 6 octobre : AMD va lui offrir jusqu’à 10 % de son capital (40 milliards de dollars au cours actuel) pour qu’il achète ses puces. La patronne d’AMD, Lisa Su, n’avait pas hésité à le traiter en juin d’« icône de l’IA », déclarant : « OpenAI est véritablement au cœur de l’Univers. Tout le monde écoute ce que Sam Altman a à dire. »
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La plupart des start-up de l’intelligence artificielle – Anthropic (Claude), Google (Gemini), xAI (Grok), Perplexity ou le français Mistral AI (Le Chat) – se trouvent dans la même situation qu’OpenAI. Habituellement, les capitaux sont levés auprès des capital-risqueurs, comme Andreessen Horowitz, investisseur dans OpenAI, qui se prépare à injecter 10 milliards de dollars supplémentaires dans l’IA, selon le Financial Times. Mais la révolution de l’IA exige des sommes colossales qui ne sont pas sans rappeler la révolution des chemins de fer, financée par la dette au XIXe siècle. Résultat : les capitaux sont apportés par ceux qui ont le plus à gagner ou à perdre de la révolution de l’IA, soit les fabricants de puces et les géants du numérique qui peuvent louer leurs serveurs ou monétiser l’offre d’IA (Microsoft, Amazon, Google, Oracle…).
Faute de construire leurs propres serveurs, les entreprises de l’IA louent les serveurs à des géants de la tech. OpenAI prévoit ainsi de payer à Oracle, la firme de Larry Ellison, 300 milliards de dollars sur cinq ans sans que l’on sache exactement comment il va le financer. Et Oracle, pour équiper ses serveurs, achètera des puces à… Nvidia ! Anthropic, concurrent d’OpenAI valorisé 200 milliards de dollars, a scellé des accords doubles avec Amazon et Google, qui vont le financer respectivement à hauteur de 4 et 2 milliards de dollars. En échange, Anthropic va investir 4 milliards de dollars dans Amazon Web Services, la plateforme cloud d’Amazon, comme l’a révélé The Wall Street Journal. Anthropic a ainsi annoncé, jeudi, avoir signé un accord de plusieurs « dizaines de milliards de dollars » pour étendre son usage des puces et du cloud de Google. Je te prête ou j’investis chez toi pour que tu achètes mes produits ou que tu loues mes services, voici l’équation financière du moment.
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Le cas de CoreWeave, ancienne entreprise de cryptomonnaies du New Jersey reconvertie dans les services cloud, est sans doute l’un des plus édifiants : outre ses relations avec Nvidia déjà évoquées, cette entreprise, introduite en Bourse en mars et valorisée 60 milliards de dollars, a signé des contrats avec OpenAI – qui est aussi son actionnaire — à hauteur de 22 milliards de dollars. La firme a également pour client historique Microsoft (60 % de ses revenus), qui investit dans OpenAI, partage ses revenus avec OpenAI, achète des puces à Nvidia…
« Faire confiance à l’exponentiel »
La sortie de ce système passe par la facturation de l’IA aux clients finaux. On en est encore loin. OpenAI, qui facture son abonnement standard à ChatGPT 20 dollars par mois, a perdu 8 milliards de dollars au premier semestre 2025. Sam Altman veut croire en l’attrait irrésistible de ses produits qui finiront par être monétisés. « J’ai appris au cours de ma carrière, encore et encore, qu’il faut simplement faire confiance à l’exponentiel, a-t-il déclaré, cité par le Wall Street Journal, lors d’un événement à Tokyo, en février. Il faut simplement faire confiance. » « Je crains bien plus que nous échouions à cause d’un manque de puissance de calcul plutôt que d’un excès de puissance », a renchéri, auprès du Wall Street Journal, Greg Brockman, président et cofondateur d’OpenAI.
La Française Fidji Simo, nouvelle directrice générale des applications d’OpenAI et numéro 2 de facto du groupe, renchérit dans un entretien à l’AFP publié vendredi 24 octobre : « [Ces dépenses constituent] un investissement massif dans la puissance de calcul alors que nous en manquons désespérément. Je ne considère vraiment pas cela comme une bulle […] et je pense que le monde va prendre conscience que la puissance de calcul est la ressource la plus stratégique. »
Tout le monde n’a pas cette confiance inébranlable. Une enquête du Wall Street Journal publiée le 20 octobre, révèle que Sam Altman s’est tourné, en 2024, vers le patron de Microsoft, Satya Nadella, un des financeurs historiques d’OpenAI, pour lui demander d’investir 100 milliards de dollars pour lui construire un data center. La réponse fut négative.
Début 2025, Satya Nadella a expliqué sa prudence. « A un moment donné, l’offre et la demande doivent s’harmoniser. On peut sortir complètement des clous en faisant du battage sur l’offre, au lieu de vraiment comprendre comment la traduire en valeur réelle pour les clients. »
Sam Altman a ensuite cherché à convaincre le géant taïwanais TSMC de se lancer dans un projet de 5 000 milliards de dollars pour révolutionner le marché des puces. Même réponse. « Sam Altman, il est trop agressif, trop agressif pour que j’y croie », a déclaré son PDG, C. C. Wei, en juin 2024, devant ses actionnaires.
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Finalement, le patron d’OpenAI a fait affaire avec l’investisseur japonais Masayoshi Son, patron de SoftBank, célèbre pour avoir englouti 16 milliards de dollars dans la firme de bureaux partagés WeWork, ainsi que Larry Ellison, patron d’Oracle. Le projet, baptisé « Stargate », annoncé en grande pompe le 22 janvier à la Maison Blanche au côté du président américain, Donald Trump, prévoit d’investir dans des centres de données à hauteur de 500 milliards de dollars. Avec pour partenaire technologique Nvidia, censé fournir les microprocesseurs nécessaires. Elon Musk avait immédiatement posté sur son réseau social X : « En réalité, ils n’ont pas l’argent. » Il n’empêche, les premiers serveurs sont en construction à Abilene (Texas), et d’autres chantiers, au Texas, au Nouveau-Mexique et ailleurs dans le Midwest ont été annoncés.
Indépendamment du risque de bulle et de surinvestissement, cette économie circulaire fait froncer les sourcils à Wall Street, tel James Chanos, spécialiste de la vente à découvert et qui a donc intérêt à une chute des marchés : « Ne trouvez-vous pas un peu étrange que, lorsque le discours est “la demande en informatique est infinie”, les vendeurs continuent de subventionner leurs clients ? », postait-il après l’accord OpenAI-AMD. « On ne peut pas exclure que les flux circulaires d’argent soient un signal d’alarme », écrivait sur Qwest, le 10 octobre, le Nobel d’économie Paul Krugman, dans un long post historique sur les bulles depuis les chemins de fer. Mais, pour l’instant, les investisseurs particuliers, qui écoutent le gourou de CNBC Jim Cramer, veulent y croire. « Je vous le dis, ce n’est qu’un début. Le développement fera des victimes. Tout comme l’essor du chemin de fer. Tout comme la machine à vapeur, la chaîne de montage et Internet », a prédit Jim Cramer, le 15 octobre, avant d’assurer : « Je peux vous dire que ces gens à l’origine de la révolution de l’IA ne sont ni des clowns ni des charlatans. Ce sont les meilleurs que nous ayons. »
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