Au Québec, le sévère pic de fièvre du corps médical
Vent debout contre une réforme de leur mode de rémunération, les médecins québécois sont engagés depuis le 15 septembre dans une grève de l’enseignement. Une mobilisation massive et inédite sur fond de crise du système de santé, dans une province canadienne où l’accès à un médecin de famille est un parcours du combattant.

Une foule de blouses blanches, pancarte à la main et stéthoscope au cou, a déferlé, le 1ᵉʳ octobre, devant l’Assemblée nationale à Québec. Venus de toute la province, des apprentis médecins, encore à l’université, ont fait entendre leur colère contre le gouvernement de François Legault (CAQ, Coalition Avenir Québec, centre droit), engagé dans un bras de fer avec les médecins depuis plusieurs mois à propos d’une vaste réforme en projet dans le domaine de la santé. Si ces étudiants ont choisi de se mobiliser, c’est qu’ils font les frais de ce conflit.
Pour faire pression sur le gouvernement, la Fédération des médecins spécialistes du Québec – qui représente plus de 11 000 cardiologues, neurochirurgiens, pédiatres… – a en effet demandé à ses membres de faire la grève de l’enseignement dans les facultés de médecine à partir du 15 septembre. Le mode d’action est inédit par son ampleur : environ 5 000 étudiants, orphelins de cours et de stages, craignent de ne pas obtenir leur diplôme ou de ne pas valider leur année.
Inquiets de cette perspective, les recteurs des quatre universités de médecine du Québec ont adressé le 19 septembre une lettre ouverte au gouvernement pour l’exhorter à trouver rapidement une issue à la crise. « Nous formons actuellement les plus grosses promotions de l’histoire du Québec et nos milieux cliniques sont déjà saturés », alertent les signataires.
« Avec la grève qui se poursuit, on risque de ne pas pouvoir entrer sur le marché du travail l’année prochaine. Ça aura un impact sur les soins », s’inquiète Félicia Harvey, étudiante en médecine à l’université de Montréal, et vice-présidente de la Fédération médicale étudiante du Québec. Impactés par la grève, les aspirants médecins soutiennent malgré tout la démarche de leurs aînés, mobilisés contre une réforme qui, selon la porte-parole des étudiants, « risque de fragiliser davantage le système de santé ».
La question centrale des moyens
Ce projet de loi, dit « loi 106 », au cœur des crispations, prévoit notamment de revoir le mode de rémunération des médecins. Fini le paiement exclusivement à l’acte : le salaire serait aussi déterminé en fonction de « cibles de performance », dont les critères restent flous. Le gouvernement en suggère plusieurs, tels que le délai d’exécution des interventions chirurgicales ou encore le nombre de plages horaires offertes aux patients.
« Le projet de loi 106 vise à éliminer le fléau du “un bobo, un rendez-vous”, encouragé par le mode de rémunération actuel à l’acte, qui incite au volume de rendez-vous », défend le gouvernement du Québec dans une lettre d’intention. Concrètement, il entend pousser les médecins à travailler plus et surtout, estime-t-il, plus efficacement.

Un appel à l’efficacité vécu comme un affront par les médecins. « Qui êtes-vous pour nous faire la leçon ? », s’emporte Jean-Paul Bahary, radio-oncologue au centre hospitalier de l’université de Montréal (CHUM). Il énumère les errements du gouvernement en matière d’investissements, comme celui – à hauteur de plusieurs centaines de millions de dollars – dans l’entreprise suédoise de batteries électriques Northvolt, déclarée en faillite en 2024. Le praticien, très remonté contre le projet de loi, y voit surtout une manœuvre électoraliste, à moins d’un an des prochaines élections générales québécoises, prévues en octobre 2026. « Le corps médical sert de bouc émissaire pour les ratés des services de santé. »
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Un autre volet de la loi hérisse les médecins : l’introduction de la responsabilité collective au sein des équipes de soins, accompagnée d’une obligation de rendre des comptes sur leurs résultats. Mais comment répondre à des objectifs de performance quand les moyens pour y arriver ne sont pas au rendez-vous, rétorquent-ils.
« Personne ne veut retarder des chirurgies attendues par les patients, mais la disponibilité des salles d’opération, pour toutes sortes de raisons, n’est pas toujours assurée. Il faut plus de lits en soins intensifs, par exemple », explique Jean-Paul Bahary. Autrement dit, les médecins sont nombreux à estimer que la performance dépendra surtout des moyens financiers et matériels que le gouvernement mettra à leur disposition. Des ressources qui font cruellement défaut dans le réseau actuel.
Un accès aux soins difficile
En signe d’apaisement, le gouvernement du Québec a décidé le 1er octobre de suspendre les travaux parlementaires sur le projet de loi, afin de donner une seconde chance à la médiation avec les fédérations de médecins. Mais, sur le fond, l’exécutif semble déterminé à réorganiser le système de santé, exsangue et fragilisé depuis plusieurs années déjà. À commencer par la première porte d’entrée dans le réseau de la santé.
Trouver un médecin de famille est un véritable parcours du combattant au Québec : selon le gouvernement, 1,5 million de personnes en sont dépourvues – sur une population totale de près de 9 millions. Conséquence : les listes d’attente s’allongent et certains patients « orphelins » n’ont d’autres choix que de se rendre directement aux urgences, déjà saturées par ces soins non urgents. En incitant les médecins à accepter plus de patients, le gouvernement espérait ainsi inverser la tendance et tenir sa promesse électorale : offrir à tous les Québécois un médecin de famille d’ici à 2026.

« Ce n’est pas tant le manque de médecins qui est en cause qu’une rigidité qui s’est installée au fil des années et un manque de fluidité en raison de la bureaucratie », analyse Mélanie Bourassa Forcier, professeure titulaire à l’École nationale d’administration publique (ENAP), à Montréal. Les médecins, happés par la paperasserie, partagent ce constat. Selon la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec (l’équivalent en France des médecins généralistes), les tâches administratives représentent un quart de leur temps de travail, soit près de dix heures par semaine.
De réels atouts
Malgré ses fragilités, le modèle de santé québécois dispose néanmoins de solides atouts. Universel et financé par l’impôt, le système est administré par une Régie de l’assurance-maladie – l’équivalent de la Sécurité sociale en France – qui offre des soins gratuits à tous ceux qui sont dépourvus de mutuelle privée. Au Canada, le Québec fait également figure de modèle en termes de prévention ou de vaccination – dans le pays, la santé relève de la compétence de chaque province. « Le cœur du problème, au Québec, c’est vraiment l’accès aux soins, explique encore Mélanie Bourassa Forcier. Car, une fois qu’on arrive à entrer dans le système, la prise en charge est de haute qualité. On a accès à des technologies de pointe et à un corps médical très spécialisé. »
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C’est ce modèle, envié en Amérique du Nord, que les étudiants en médecine cherchent à défendre et à préserver. A Québec, devant l’Assemblée nationale, Félicia Harvey se dit préoccupée par la politique du gouvernement, ce qui n’oblitère pas sa passion pour le métier. « Le système québécois, à l’instar du système de santé en France, vit des difficultés avec le vieillissement de la population et l’augmentation des besoins de soins, reconnaît-elle. Mais on a tous à cœur de pratiquer une médecine centrée sur le patient, dans un réseau qui fonctionne. »
Malgré la montagne des défis qui l’attend, celle qui rêve de devenir médecin de famille espère, à son échelle, contribuer à guérir le système. Si elle est privée de stage, son avenir universitaire – comme celui de ses pairs – risque toutefois d’être compromis au cas où la crise ne trouve pas rapidement une issue.