Les dangers que représente un journalisme mis au service du pouvoir politique plutôt que des citoyens

Marius Dragomir, spécialiste des médias : « Les gouvernements doivent empêcher les médias de tomber entre les mains d’une poignée d’acteurs puissants »

Tribune

Marius DragomirDirecteur du Centre de recherche sur les médias et le journalisme

Dans une tribune au « Monde », le directeur du Centre de recherche sur les médias et le journalisme s’inquiète des menaces qui pèsent sur l’accès à l’information et analyse les dangers que représente un journalisme mis au service du pouvoir politique plutôt que des citoyens.

Publié le 06 octobre 2025 à 11h00  https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/10/06/marius-dragomir-specialiste-des-medias-les-gouvernements-doivent-empecher-les-medias-de-tomber-entre-les-mains-d-une-poignee-d-acteurs-puissants_6644793_3232.html

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Au cœur de Budapest, dans l’agence de presse nationale hongroise, chaque matinée commence de la même façon. Des instructions arrivent du bureau du premier ministre avec les sujets à traiter mais aussi les angles à adopter. Des instructions qui laissent peu de liberté aux journalistes : ils doivent mettre en avant telle ou telle citation, omettre tel ou tel fait, et présenter l’actualité de telle ou telle manière. Ce qui devrait être une véritable rédaction, un lieu de débat et d’indépendance n’est plus qu’une antenne du service de communication du gouvernement.

On se croirait en pleine dystopie, mais c’est une réalité quotidienne au cœur même de l’Europe. La mainmise du gouvernement hongrois sur l’agence de presse nationale ne s’est pas faite du jour au lendemain. Elle est l’aboutissement d’une décennie de « capture des médias », un mécanisme par lequel les élites politiques, souvent alliées à des milieux d’affaires puissants, prennent le contrôle de médias indépendants et les soumettent à leur volonté.

Contrairement aux formes traditionnelles de censure, la capture des médias repose sur leur cooptation, et non sur leur interdiction pure et simple. Le régime place des fidèles à la direction des rédactions ; achète des espaces publicitaires à des médias proches du pouvoir ; asphyxie financièrement les médias critiques jusqu’à ce que ceux-ci soient contraints de se faire racheter s’ils ne veulent pas mettre la clé sous la porte. Le public peut avoir l’impression qu’une diversité de points de vue subsiste, mais, en pratique, la plupart des médias répètent les mêmes histoires soigneusement calibrées.

Ingérence politique directe

La Hongrie de Viktor Orban en est un parfait exemple. A force de manœuvres réglementaires, de pression financière et d’alliances avec les oligarques, Fidesz, le parti du premier ministre, contrôle une part importante du marché de l’information hongrois. Cette mainmise lui permet de remporter les élections, mais aussi de façonner l’opinion : il marginalise les journalistes indépendants et convainc les électeurs que sa version des faits est la seule légitime.

Le cas de la Hongrie est loin d’être isolé. En Serbie, à force d’investissements de fonds publics et d’alliances politiques, le président Aleksandar Vucic s’est construit un empire médiatique à sa solde, qui domine le paysage de l’information et étouffe les voix critiques. En Pologne, avant le changement de gouvernement en 2023, l’audiovisuel public avait été transformé en instrument de propagande du parti au pouvoir Droit et justice (PiS).

Même avec un nouveau gouvernement, inverser la vapeur après des années de politisation des médias et restaurer la confiance de la population est une tâche colossale. En Turquie, la plupart des grands médias se trouvent aujourd’hui sous le contrôle de groupes d’affaires proches du président Erdogan. Ce phénomène ne se limite plus aux démocraties fragiles et gagne du terrain dans des démocraties solidement établies, grâce à des mécanismes plus subtils et plus complexes.

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Aux Etats-Unis, cette capture passe par la concentration des entreprises médiatiques et la pression politique. En juillet, le géant Paramount Global a conclu un accord avec Donald Trump pour que celui-ci renonce à ses poursuites judiciaires contre la chaîne CBS News, propriété de Paramount. Cet accord de 16 millions de dollars, survenu alors que Paramount sollicitait l’aval de l’autorité américaine des médias [Federal Communications Commission, FCC] pour réaliser une importante opération de fusion avec la société de production Skydance Media, montre à quel point des questions financières et des accords commerciaux peuvent peser sur des choix éditoriaux.

A présent, Paramount vient de lancer une offre de rachat de Warner Bros, dont fait notamment partie CNN. Si Paramount parvient à ses fins, la concentration d’un grand nombre de médias au sein d’une seule entité risque fort de nuire au pluralisme du secteur de l’information, dans un contexte où la baisse massive des budgets de l’audiovisuel public américain fragilise les titres indépendants.

L’ingérence politique est de plus en plus directe. Après que la FCC a fait pression sur le réseau ABC parce quel’animateur Jimmy Kimmel avait critiqué à l’antenne des figures conservatrices, Disney, qui possède ABC, a suspendu son émission – pour finalement la rétablir. Ces exemples montrent que ce cocktail d’intérêts économiques, de menaces réglementaires et de vulnérabilité financière est explosif pour l’indépendance des médias.

Indépendance en péril

En France aussi, les voyants sont au rouge. Une armada de milliardaires rachète à tout-va journaux, stations de radio et maisons d’édition. Cette concentration croissante menace le pluralisme et pourrait faire basculer l’espace public français vers des idéologies extrémistes. Dans le même temps, les médias publics français sont pris dans un bras de fer de plus en plus rude avec des réseaux privés de droite, généreusement financés, qui cherchent à affaiblir leur influence, à assécher leurs financements et à discréditer leurs journalistes, mettant en péril leur indépendance et leur survie même.

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Les scénarios qui se déroulent actuellement dans d’autres pays revêtent une inquiétante familiarité avec le cas hongrois. Quand des partis politiques qui ont fait main basse sur de grands médias s’installent au pouvoir, les effets sont graves et immédiats. Ils transforment l’audiovisuel public en arme de propagande, cooptent ou musèlent les médias privés, repoussent les journalistes indépendants à la marge du paysage médiatique. Résultat, les citoyens vivent dans une illusion de pluralisme.

Les conséquences sur la démocratie sont lourdes. Lorsque les électeurs disposent de moins en moins d’informations indépendantes, les élections perdent leur sens et le débat public est submergé par la propagande et la désinformation. Lorsque le journalisme d’investigation et les contre-pouvoirs médiatiques sont éliminés, la corruption explose. Privés d’informations fiables, les citoyens deviennent de plus en plus cyniques et se détournent de la vie politique. Plus la capture des médias est forte, plus le monde politique est opaque, la polarisation exacerbée et la confiance de la population dans ses institutions érodée.

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Pour mettre fin à cette dérive, les gouvernements doivent empêcher les médias de tomber entre les mains d’une poignée d’acteurs puissants, et ce en adoptant des règles très strictes et en les faisant respecter. Il faut imposer des limites à la concentration des médias, des règles de transparence sur leurs véritables propriétaires et une répartition équitable des financements publics. Le règlement européen sur la liberté des médias (European Media Freedom Act) offre un cadre prometteur, mais ne sera efficace qu’à condition d’être rigoureusement appliqué et protégé de toute ingérence politique.

La Hongrie, où chaque mot de l’agence de presse nationale est dicté par le gouvernement, n’est malheureusement pas un cas à part. Des tactiques similaires de contrôle médiatique apparaissent de Belgrade à Paris, en passant par Los Angeles, s’attaquant aux démocraties les plus stables. On ne peut ni ignorer ce phénomène, ni considérer la liberté de la presse comme un acquis inébranlable. Il faut aujourd’hui reconnaître la menace que représente la capture des médias et protéger l’indépendance des rédactions. Pour que le journalisme soit au service du public, et non du pouvoir.

Traduit de l’anglais par Valentine Morizot.

Marius Dragomir est directeur du Centre de recherche sur les médias et le journalisme (MJRC), think tank qui vise à améliorer la qualité des politiques médiatiques et la situation du journalisme indépendant

Marius Dragomir (Directeur du Centre de recherche sur les médias et le journalisme)

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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