Sécurité sociale : « Il n’y a pas de fatalité à laisser détruire une institution sociale qui est notre patrimoine commun »
Tribune
L’ambition de la « Sécu » s’est progressivement diluée au profit d’un discours purement budgétaire concernant son déficit, alors qu’il est temps de revenir à la politique, estime l’historien Léo Rosell dans une tribune au « Monde ».
La célébration des 80 ans de la Sécurité sociale, qui intervient peu avant la discussion du projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour 2026 à l’Assemblée nationale – et un an après la démission du gouvernement Barnier sur cette question –, est une bonne occasion de rappeler le caractère profondément politique de notre « Sécu ».
L’histoire de la Sécurité sociale est d’abord une histoire politique, fruit d’un long processus, faite d’espoirs, de conflits, de compromis, de progrès, de reculs aussi. Si tout ne naît pas en 1945, ce moment voit l’affirmation d’une ambition nouvelle : celle de « libérer les Françaises et les Français de la peur du lendemain ». On ne peut comprendre la portée de cette réforme révolutionnaire sans prendre en compte son contexte, marqué par l’hégémonie des forces de gauche et par le soutien décisif de la CGT au projet de l’administration, face à de multiples oppositions.
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La Sécurité sociale est ainsi née d’une rencontre inédite entre une haute fonction publique modernisatrice, attachée à une conception émancipatrice de l’Etat social, et un mouvement ouvrier puissant au sortir de la guerre, capable de conquérir des positions centrales dans la démocratie sociale naissante.
Modèle original
Cette réalisation collective se cristallise dans la collaboration entre les deux personnages qui l’incarnent : Pierre Laroque [1907-1997], haut fonctionnaire, premier directeur de la Sécurité sociale [de 1944 à 1951], et Ambroise Croizat [1901-1951], ancien ouvrier métallurgiste, dirigeant syndicaliste et député communiste, devenu ministre du travail et de la Sécurité sociale [1945-1947]. Ils apprennent à travailler en bonne intelligence et à tenir le même langage : celui du progrès social et de l’intérêt général.
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Cette ambition et cette alliance politique permettent de comprendre l’originalité de notre modèle social. Or, dans les décennies suivantes, elles se sont progressivement effacées au profit d’un discours à l’apparence dépolitisée et purement budgétaire sur le « trou » de la Sécurité sociale, par ailleurs largement mythifié.
Entre-temps, nous sommes passés d’une logique de financement de besoins sociaux reconnus comme des droits universels à une exigence obsessionnelle de réduction des dépenses. Les recettes de la Sécurité sociale, quant à elles, ont été volontairement asséchées, à travers une « politique de la caisse vide » visant à justifier la « nécessité de réformer »l’institution, prétendument pour la « sauver ».
Malgré ces attaques répétées, notre système de protection sociale a démontré, depuis, une étonnante capacité de résistance, que ce soit pendant la crise financière de 2008 ou durant la pandémie de Covid-19. Mais les réformes successives ont profondément fragilisé ses fondements, au détriment des assurés, avec pour conséquences des réflexes individualistes, des tensions intergénérationnelles, un non-recours aux droits accru en raison de la stigmatisation des bénéficiaires et un discours sur l’« assistanat » souvent teinté de xénophobie. Autant de dérives qui constituent un danger pour notre cohésion sociale, fondée sur la solidarité nationale.
Pourtant, ces évolutions ne sont que le fruit de politiques publiques et d’arbitrages politiques, pris dans des rapports de force institutionnels et sociaux. Il n’y a donc pas de fatalité à laisser détruire progressivement une institution sociale qui est notre patrimoine commun, la pierre angulaire de notre pacte social républicain.
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D’où l’urgence de repolitiser la Sécurité sociale, de rappeler que notre système de protection sociale est le reflet d’un modèle de société et que, dans un régime démocratique, il est légitime d’en décider de façon collective.
L’une des clés réside sans doute dans l’élaboration d’un projet qui renoue avec les ambitions fondatrices du régime général de la Sécurité sociale : un régime universel, géré par une caisse unique couvrant l’ensemble des risques sociaux – de la naissance à la mort –, financé par cotisations selon le principe « de chacun selon ses moyens à chacun selon ses besoins » et administré par les intéressés eux-mêmes, dans le cadre d’une véritable démocratie sociale.
Réconciliation mémorielle
Les partis politiques, les syndicats, le secteur de l’économie sociale et solidaire et les collectifs citoyens ont, bien sûr, un rôle à jouer dans l’élaboration et la défense d’un tel programme. Encore faut-il, pour cela, sortir des postures défensives et replacer la Sécurité sociale au cœur du débat public, au-delà de ses aspects techniques.
Une autre voie réside dans l’éducation, dans la transmission de l’histoire et des valeurs d’une institution à laquelle les Françaises et les Français sont fortement attachés, mais qu’ils connaissent mal. Ainsi, de 30 % à 40 % de la population renonce à ses droits, par manque d’information ou de moyens, selon la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques. Plutôt que de ressasser des discours éculés sur le « trou » de la « Sécu », il convient donc aujourd’hui de s’attaquer à son « trou de mémoire ».
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En portant un regard présent sur le passé de notre Sécurité sociale, une réconciliation mémorielle pourrait permettre de donner un nouveau souffle à cette ambition peu à peu perdue, mais qui n’attend que d’être retrouvée : l’aspiration partagée par Croizat, Laroque et, avec eux, des millions de concitoyens de mettre chacune et chacun « à l’abri du besoin »et d’en finir avec « la peur du lendemain ».
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Léo Rosell est historien, doctorant à l’université de Bourgogne. Il prépare une thèse sur Ambroise Croizat (1901-1951). Il vient de publier « La Sécu, une ambition perdue ? » (JC Lattès, 112 pages, 9,90 euros).
LA « SÉCU », UNE AMBITION À RETROUVER ? ENTRETIEN AVEC LÉO ROSELL

23 septembre 2025 https://lvsl.fr/la-secu-une-ambition-a-retrouver-entretien-avec-leo-rosell/
En octobre 2025, la Sécurité sociale fête ses quatre-vingt ans. Fondée dans une France de l’après-guerre où tout était à reconstruire, elle s’est imposée comme une institution fondamentale. Pourtant, bien peu connaissent sa véritable histoire : pour beaucoup, la Sécurité sociale, ce sont les remboursements des soins de santé grâce à la carte vitale, mais aussi un « trou », toujours plus profond. Or, l’ambition initiale de la Sécurité sociale n’était pas d’être rentable, mais de mettre la population « à l’abri du besoin » et d’en « finir avec la peur du lendemain ». Née d’une alliance inédite entre un État social émancipateur et un mouvement ouvrier puissant, elle était pensée comme le socle d’une démocratie sociale nouvelle. C’est ce que rappelle Léo Rosell dans un ouvrage qui vient de paraître, intitulé La Sécu, une ambition perdue ? De la solidarité à la rentabilité (JC Lattès). Membre fondateur du Vent Se Lève, agrégé d’histoire, il réalise une thèse de doctorat sur Ambroise Croizat.
LVSL – Pour commencer, qu’est-ce que la « Sécu » ?
Léo Rosell – La « Sécu », c’est le nom que l’on donne communément à une institution centrale dans notre quotidien, la Sécurité sociale, avec une majuscule. Ce surnom montre aussi la dimension affective qu’on lui porte, et d’ailleurs, en 2020, 88% des Français se disaient fortement attachés à la Sécurité sociale. Cette institution garantit en effet un système obligatoire de protection sociale, dont bénéficie l’ensemble de la population, de la naissance à la mort, et qui prend en charge de nombreux risques sociaux, comme la maladie, la vieillesse, les accidents du travail, la maternité ou encore, depuis quelques années, la perte d’autonomie.
La Sécurité sociale repose sur un modèle de solidarité nationale et intergénérationnelle. On le résume souvent par le principe suivant : « de chacun selon ses moyens à chacun selon ses besoins », ce qui signifie que le système est financé principalement par des cotisations sociales et redistribue ces sommes sous forme de prestations.
Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que la Sécurité sociale, telle qu’elle est mise en œuvre progressivement entre 1945 et 1947, entend répondre à une grande ambition, à savoir celle de « mettre les Françaises et les Français à l’abri du besoin » et à « les libérer de la peur du lendemain », comme on disait à l’époque. Il s’agit donc bien d’une ambition politique au sens fort du terme, d’un projet de société au cœur de notre modèle social, qui repose sur la reconnaissance de nouveaux droits sociaux, après la terrible épreuve qu’a constitué la Seconde Guerre mondiale.
LVSL – Dans votre ouvrage, vous insistez beaucoup sur la dimension politique de l’histoire de la Sécurité sociale, qui se serait progressivement effacée au profit d’une vision consensuelle et budgétaire. Pourquoi est-il important de le rappeler, selon vous ?
LR – En effet, on a parfois tendance à l’oublier, mais l’histoire de la Sécurité sociale est avant tout une histoire politique, faite d’espoirs, de revendications, de luttes, de conflits, de compromis, d’avancées parfois, mais aussi de reculs. Or, on a souvent une image de la Sécurité sociale comme une institution consensuelle, en tout cas née d’un consensus, qu’on qualifie parfois de « gaullo-communiste ». Comme si l’ensemble de la société, l’ensemble de la classe politique française, des communistes aux gaullistes, s’était mis complètement d’accord pour créer « la Sécu », sans aucun conflit. Le problème, c’est que, comme d’autres l’on montré avant moi, cette lecture de l’histoire est en grande partie erronée et qu’elle évacue complètement la dimension conflictuelle qui est à l’origine de notre modèle de protection sociale.
S’il y a un consensus pendant la guerre en matière de protection sociale, c’est uniquement sur le fait qu’il faut réformer en profondeur l’ancien système d’assurances sociales, qui date du début des années 1930, et qui s’est avéré largement défaillant. Et encore, ce consensus est partagé principalement au sein des forces qui composent le Conseil national de la Résistance, en particulier les communistes, les socialistes, les démocrates-chrétiens et les syndicalistes.
L’historienne Claire Andrieu a bien montré les rapports de forces internes au CNR et tout le processus d’élaboration, de négociation du fameux programme du CNR qui prévoit, en mars 1944, entre autres mesures à appliquer à la libération du territoire, « un plan complet de sécurité sociale » dont la formule reste assez vague… Pourquoi ? Justement parce que tous ne sont pas d’accord sur la forme exacte que doit prendre ce système, il y a de nombreux débats et on décide qu’ils seront tranchés plus tard. Plutôt que de « consensus », je préfère donc parler de « compromis » au sein des forces du CNR, et même de « consentement » de la part de la droite, qui se retrouve marginalisée politiquement et soumise à l’hégémonie des forces de gauche que sont le PCF, la SFIO et la CGT réunifiée.
LVSL – Avant d’en venir plus précisément à 1945 et à la création de la Sécurité sociale, pouvez-vous rappeler ce qui existait déjà avant cette date en matière de protection sociale ?
LR – Bien sûr, tout ne s’est pas créé en 1945. Le plan français de sécurité sociale est le fruit d’un processus qui s’inscrit dans le temps long et l’héritier de philosophies, de pratiques et de législations antérieures. C’est pourquoi j’accorde un premier chapitre à la question des origines historiques de la Sécurité sociale, qu’elles soient philosophiques, politiques ou sociales.
Sans revenir trop loin en arrière non plus, rappelons que la Révolution française a déjà été un moment important de « laïcisation de la charité religieuse » qui avait cours depuis le Moyen Âge et sous l’Ancien Régime, et que la Révolution française a pour la première fois posé le principe, dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793, selon lequel « les secours publics sont une dette sacrée » de la nation. Après Thermidor et la chute des robespierristes, les expérimentations en matière de secours publics disparaissent, et commence un XIXe siècle marqué par le refus de l’État de prendre en charge les risques sociaux.
Deux traditions politiques ou philosophiques vont tout de même se développer en parallèle : d’un côté, une conception républicaine tout d’abord, héritière de la Révolution, qui revendique une protection sociale universelle, et de l’autre, une tradition ouvrière, qui repose sur l’entraide collective au sein des « caisses de secours mutuels », et qui est attachée à une gestion par les travailleurs eux-mêmes.
Dans le dernier quart du XIXe siècle, on trouve aussi des caisses créées par le paternalisme patronal, notamment pour la retraite, mais avec l’objectif avant tout de fixer la main-d’œuvre ouvrière. C’est aussi l’époque de la mise en place, en Allemagne, des assurances sociales du chancelier Bismarck, système obligatoire qui repose sur la cogestion par les partenaires sociaux et le financement par cotisations, et qui va beaucoup interpeller le mouvement socialiste de l’époque.
Ce courant de pensée postule que les individus ne pouvant être tenus comme pleinement responsables de leur situation sociale, la société doit être organisée autour de la solidarité.
On en vient à la fin du siècle, qui est marquée par le développement d’une philosophie très importante, le solidarisme, inspiré de l’œuvre de Léon Bourgeois. Comme le montre bien Sacha Lévy-Bruhl, dans Le Grand renversement de l’État social (PUF, 2025), ce courant de pensée postule que les individus ne pouvant être tenus comme pleinement responsables de leur situation sociale, la société doit être organisée autour de la solidarité. Cette idée inspire les premières lois à l’origine de l’État social comme celles sur les accidents du travail en 1898, les retraites ouvrières et paysannes en 1910 et les assurances sociales déjà évoquées, en 1928-1930.
Mais ces anciennes législations sont très imparfaites, car elles ne couvrent qu’une minorité de la population, elles dispensent des prestations jugées insuffisantes et on y adhère selon le principe de la « liberté d’affiliation », ce qui signifie qu’il y a une multiplicité de caisses, de nature patronale, mutualiste, confessionnelle, syndicale ou départementale. C’est donc ce système que le programme du CNR entend réformer, ce à quoi va s’atteler le Gouvernement provisoire de la République française, une fois le territoire national libéré.
LVSL – Pourriez-vous revenir sur le contexte particulier de la Libération qui a conduit à la création de la Sécurité sociale ? Vous la qualifiez dans votre ouvrage de « réforme révolutionnaire » : pourriez-vous préciser en quoi elle l’est ?
LR – Dans le livre, je reviens sur le contexte spécifique qui a permis la réalisation de cette « réforme révolutionnaire », en effet. On touche ici à un élément important hérité de la pensée politique de Jean Jaurès. La Sécurité sociale est bien une réforme, au sens où elle repose sur des ordonnances comme celles du 4 et du 19 octobre 1945, portant création de la Sécurité sociale, sur des lois comme celle du 22 mai 1946 qui porte généralisation de la Sécurité sociale, sur de nombreux décrets, bref, des mesures prises par le pouvoir politique.
Mais elle est révolutionnaire par sa portée, par son ambition, qui est de créer un « ordre social nouveau », pour reprendre une expression de Pierre Laroque, elle-même déjà présente chez Jaurès. Pierre Laroque est le haut-fonctionnaire en grande partie à l’origine des ordonnances d’octobre et qui sera le premier directeur de la Sécurité sociale. En mars 1945, il conclut un discours en proclamant « c’est une révolution qu’il faut faire et c’est une révolution que nous ferons ! » On aurait sans doute du mal à imaginer un haut-fonctionnaire s’exprimer ainsi aujourd’hui, de surcroît publiquement !
Il faut dire aussi que cette création s’inscrit dans un climat révolutionnaire : tous les acteurs politiques de l’époque parlent d’une « révolution » à l’œuvre, que ce soit les socialistes ou les démocrates-chrétiens du Mouvement républicain populaire (MRP), qui veulent faire « la révolution par la loi ». C’est d’ailleurs intéressant de noter que les communistes sont les plus timides dans l’emploi de ce lexique révolutionnaire. À cette époque, le PCF, qui devient le premier parti de France, cherche plutôt à rassurer, et se fait le champion de la reconstruction de la France.
La Sécurité sociale est née de la rencontre entre une haute-fonction publique modernisatrice et un mouvement ouvrier puissant, incarné par Ambroise Croizat.
Je montre justement que la Sécurité sociale est née de la rencontre inédite entre, d’une part, une haute-fonction publique modernisatrice, attachée à l’intérêt général et à une conception émancipatrice de l’État social – incarnée par Pierre Laroque –, et d’autre part, un mouvement ouvrier puissant au sortir de la guerre, fort de son poids dans la Résistance et capable de conquérir des positions centrales dans la démocratie sociale nouvelle. Ce mouvement est quant à lui incarné par Ambroise Croizat, ancien ouvrier dès l’âge de 13 ans, devenu dirigeant des métallurgistes de la CGT et député communiste depuis le Front populaire, président de la commission du Travail et des Affaires sociales de l’Assemblée consultative provisoire à la Libération, puis ministre du Travail et de la Sécurité sociale du 21 novembre 1945 au 4 mai 1947.
Pourquoi insister là-dessus ? Parce que selon moi, c’est cette ambition et cette alliance politique qui permettent de comprendre l’originalité de notre modèle social, en comparaison avec les autres pays qui mettent à la même époque en place des systèmes de protection sociale.
LVSL – Quels sont les principes fondamentaux de la Sécurité sociale telle qu’elle est mise en œuvre à l’époque ?
LR – En France, le régime général finalement choisi repose sur 4 principes fondamentaux. Le premier, c’est l’universalité : le fait que l’ensemble de la population, de la naissance à la mort, doit bénéficier de la Sécurité sociale. Le deuxième principe, c’est celui de la caisse unique : on remplace le millier de caisses qui existaient du temps des assurances sociales et de la liberté d’affiliation, par un système obligatoire reposant sur une seule caisse par circonscription – en général le département –, une caisse régionale et une caisse nationale. Tout cela doit permettre une gestion plus efficace et plus cohérente.
Troisième principe : le financement par la cotisation sociale. Ce mode de financement inscrit la Sécurité sociale dans le monde du travail, puisque les cotisations sont calculées sur le salaire et directement prélevées à l’employeur. Surtout, ce mode de financement permet au budget de la Sécurité sociale d’être indépendant du budget de l’État, et donc de ne pas être dépendant d’arbitrages budgétaires. C’est pour cela que Bernard Friot parle de « salaire socialisé » et voit dans la Sécurité sociale un « déjà-là communiste ».
Enfin, le quatrième et dernier principe, sans doute le plus original, c’est la démocratie sociale : le système est géré par les intéressés eux-mêmes, c’est-à-dire que les conseils d’administration des caisses sont composés à 75% par des représentants des salariés, à travers leurs syndicats, et à 25% par ceux du patronat. De plus, ces administrateurs sont élus par les travailleuses et les travailleurs à travers des élections sociales, qui témoignent d’un fort caractère politique.
De nombreuses oppositions vont tenter de retarder, voire d’empêcher cette réalisation. De fait, dès la discussion du projet d’ordonnances au printemps 1945, de vives oppositions se sont manifestées. Dans les milieux patronaux d’abord, naturellement réticents vis-à-vis des principes de la cotisation patronale, de la caisse unique et surtout de la gestion des caisses par les travailleurs. La Mutualité et les assurances privées craignent de leur côté la perte du rôle qu’elles avaient dans l’ancien régime des Assurances sociales, et de se voir accorder un rôle secondaire, voire marginal, dans le nouveau régime. Les médecins libéraux ont peur quant à eux d’être « fonctionnarisés » et de perdre leur liberté d’exercice, tandis que les cadres n’ont pas envie d’être associés au même régime que les autres salariés.
C’est à partir de ce moment-là que le mouvement ouvrier revendique dans la Sécurité sociale une « conquête ouvrière »
Face au refus initial de la CFTC de participer à la mise en œuvre du régime général – car le syndicat chrétien perd les caisses confessionnelles avec l’instauration de la caisse unique, et craint d’être marginalisé par rapport à la CGT –, les militants cégétistes disposent d’un quasi-monopole dans la mise en œuvre du régime général sur le terrain, dans les 138 caisses primaires et 111 caisses d’allocations familiales. C’est à partir de ce moment-là que le mouvement ouvrier revendique dans la Sécurité sociale une « conquête ouvrière », mais l’entrée dans la logique de la guerre froide, qui s’impose dès l’année 1947, va progressivement fragiliser cette gestion ouvrière de la Sécurité sociale, en particulier à cause de la division syndicale.
LVSL – Justement, quelles sont les principales évolutions de la Sécurité sociale jusqu’à aujourd’hui ? Et comment cette expression et cette peur du « trou de la Sécu » s’est-elle imposée ?
LR – Progressivement, ces ambitions et cette alliance politique ont été perdues au fil des années suivantes, ce qui a favorisé la mise en avant systématique d’un discours dépolitisé et purement budgétaire sur le « trou de la Sécurité sociale », par ailleurs largement mythifié, comme l’a bien montré Julien Duval.
Je mets en avant trois principales évolutions dans les décennies suivantes. La première, c’est l’amélioration progressive des conditions de vie et du niveau des prestations jusqu’aux années 1970, grâce aux effets sanitaires et protecteurs, mais aussi redistributifs de la Sécurité sociale. La deuxième, c’est le retour en force du libéralisme, qui avait été discrédité au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et qui revient sur le devant de la scène à la fin des années 1960 et surtout à partir des années 1970. La libéralisation de la protection sociale va aller de pair avec le retour de la logique de l’assistance, des aides conditionnées, dont l’une des conséquences est le discours « anti-assistanat » et son corollaire, le « non-recours » aux soins ou aux aides, par peur du stigmate social qui leur est associé.
Enfin, la troisième dynamique est celle de l’étatisation de la Sécurité sociale, c’est-à-dire le fait que la démocratie sociale disparaît au profit d’une reprise en main par l’État de la « gouvernance » de la Sécurité sociale. Cette dernière évolution est d’ailleurs encouragée par la réglementation européenne, et pose la question de notre souveraineté collective et démocratique sur notre modèle social.
On est en effet passés entre temps d’une logique de financement de besoins et de droits sociaux considérés comme universels, à une exigence de réduction des dépenses, au détriment des prestations. Dans le même temps, on a asséché les recettes de la Sécurité sociale, à travers une « politique de la caisse vide », justifiant ainsi la « nécessité de réformer ».
On comprend alors pourquoi l’expression de « trou de la Sécurité sociale » s’impose dans le débat public : on la doit à Georges Pompidou, alors Premier ministre, qui cherche à justifier les « ordonnances Jeanneney » prises par son gouvernement en 1967. Ces ordonnances divisent le régime général en 4 branches distinctes, chacune associée à un risque. Alors qu’auparavant, dans la même caisse, tous ces risques s’équilibraient, leur division fait apparaître le déficit structurel de la branche assurance maladie, quand d’autres, comme celle concernant les accidents du travail, sont excédentaires. De même, ces ordonnances détruisent la démocratie sociale, en instaurant le paritarisme – c’est-à-dire la gestion des caisses à 50/50 entre représentants des salariés et du patronat, ce qui met ce dernier en position de force – et la suppression des élections sociales. L’historien Bruno Valat montre d’ailleurs que ces ordonnances répondent à la totalité des revendications du CNPF, le syndicat patronal, ancêtre du Medef.
Il n’y a pas de fatalité à laisser détruire une institution sociale qui est notre patrimoine commun.
C’est pourquoi, à l’occasion des 80 ans de la Sécurité sociale, il me semblait important de rappeler que ces évolutions sont le fruit de politiques publiques, d’arbitrages, eux-mêmes pris dans des rapports de force institutionnels et sociaux. Et qu’au fond, dans un régime démocratique, il n’y a pas de fatalité à laisser détruire une institution sociale qui est notre patrimoine commun.
LVSL – Dans votre dernier chapitre, vous vous attardez sur la question des mémoires de la Sécurité sociale, et vous montrez que les Français lui portent un très fort attachement, n’est-ce pas ?
LR – Absolument. Je décris les dynamiques de formation de ces mémoires de la Sécurité sociale, déjà en montrant que les Françaises et les Français sont énormément attachés à cette institution, bien qu’ils ne la connaissent finalement que très mal. Ensuite, j’étudie la constitution d’une mémoire institutionnelle de la Sécurité sociale, portée par Pierre Laroque, et en parallèle une mémoire ouvrière de la « Sécu », parfois hagiographique vis-à-vis d’Ambroise Croizat, auquel je consacre par ailleurs ma thèse. Enfin, je rétablis quelques vérités sur la question du « consensus gaullo-communiste ».
Pour en revenir à la question des mémoires conflictuelles de la Sécurité sociale, je trouve très intéressants, en tant qu’historien qui cherche à faire une histoire sociale du politique, les usages politiques qui sont faits de cette histoire, notamment lors des mobilisations contre telle réforme des retraites ou tel vote du Projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS). Que ce soit dans la rue, sur les plateaux télévisés ou dans l’hémicycle, les usages de cette mémoire politique dans les luttes actuelles, et tout ce que cela comporte de raccourcis voire parfois d’erreurs, permettent de dresser un pont entre un héritage politique et social majeur, et des revendications pour le futur de notre protection sociale.
À l’occasion des 80 ans de la Sécurité sociale et quand on observe les menaces auxquelles elle est confrontée, je pense que le temps de la réconciliation mémorielle est venu et que son ambition originelle ne demande qu’à être retrouvée.
Pour autant, je crois qu’il y a quelque chose de regrettable dans cette opposition parfois caricaturale entre partisans de la figure de Laroque et de celle de Croizat. En se gardant de tomber dans la personnalisation à outrance, et en insistant sur les dynamiques collectives qu’ils incarnent plus largement, je préfère au contraire rappeler ce qui unissait ces deux personnages, originaires de milieux sociaux complètement opposés, mais qui ont su travailler en bonne intelligence dans le sens de l’intérêt général et parler le même langage. À l’occasion des 80 ans de la Sécurité sociale et quand on observe les menaces auxquelles elle est confrontée, je pense que le temps de la réconciliation mémorielle est venu et que son ambition originelle ne demande qu’à être retrouvée.

Léo Rosell, La Sécu, une ambition perdue ? De la solidarité à la rentabilité, JC Lattès, 2025, 9,90€.
Voir aussi
https://environnementsantepolitique.fr/2025/10/07/66746/