Derrière le redressement du déficit public italien vanté par Giorgia Meloni, une économie à la peine
Alors que Rome se targue d’avoir vu la note de sa dette publique relevée par les agences de notation, l’économie italienne souffre de maux profonds : croissance faible, productivité anémique, pauvreté persistante et fuite des cerveaux.

Vue de l’extérieur, l’Italie de Giorgia Meloni ressemble à une île fortunée baignant dans les certitudes dans une Europe qui chancelle. La France est empêtrée dans un écheveau de crises, l’Allemagne a dépassé, en août, les 3 millions de chômeurs. Dans le même temps, les taux d’emprunt italiens à dix ans sont tombés au niveau des taux français, le 18 septembre, en lien avec une baisse spectaculaire du déficit public, passé de 7,2 % du produit intérieur brut (PIB) à 3,4 % entre 2023 et 2024.
La France, elle, accusant un déficit de 5,8 % du PIB, a vu le 12 septembre la note de sa dette dégradée de AA− à A+ par l’agence de notation Fitch. Le 19 septembre, celle de l’Italie était relevée de BBB à BBB+ par la même agence. La présidente du conseil d’extrême droite y a aussitôt vu la « confirmation que la voie empruntée par [son] gouvernement est la bonne ».
Son exécutif, l’un des plus durables de l’histoire du pays, exulte, tandis qu’on s’interroge, en France, sur un « modèle Meloni ». A droite et au-delà, on se tient prêt à vanter les mérites des méthodes de ce gouvernement conservateur, illibéral et nationaliste pour répondre aux défis de l’époque. « Dans le contexte le plus difficile, le déficit budgétaire s’est révélé inférieur aux attentes, et il n’est plus tabou d’espérer le plein-emploi. L’Italie a retrouvé sa crédibilité : elle est une ancre de stabilité pour l’Europe. Sur cette base viendra la croissance », analyse Domenico Lombardi, ancien économiste de la Banque d’Italie et professeur de politiques publiques à la School of Government de l’Université libre internationale des études sociales, à Rome. Pour l’heure, la croissance italienne reste à 0,7 % en 2024, légèrement inférieure à la moyenne de la zone euro à 0,8 %, pour passer à 0,6 % en 2025, selon les prévisions de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), contre 1,2 % pour la moyenne européenne.
« L’économie, c’est comme la météo : ce qui compte, c’est le ressenti », assure, sous le couvert de l’anonymat, un lobbyiste français habitué des allées des pouvoirs romain et milanais. Mais, en l’occurrence, le décalage avec la température réelle est important. Le redressement budgétaire italien est le fruit de mesures ponctuelles et de facteurs externes, tels que la disponibilité des quelque 194 milliards d’euros de fonds européens dans le cadre du plan de relance post-Covid-19, et l’amélioration du marché du travail, qui, avec un taux de chômage de 6 % en juillet (légèrement inférieur à la moyenne européenne), a eu un effet positif sur les recettes publiques. Au-delà de ces facteurs qui ne procèdent pas de réformes, l’économie italienne souffre de fragilités que les politiques menées depuis 2022 par le gouvernement n’ont pas encore résorbées, quand elles ne les ignorent pas tout à fait.
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Le pays est en proie à un déclin démographique sans retour, aggravé par le départ à l’étranger des Italiens diplômés. Ceux qui restent font face à des salaires bas, à une précarité et à une pauvreté élevées. De plus, l’impressionnante baisse du déficit public masque l’effet des crises passées sur une dette à 135,3 % du PIB en 2024 qui doit monter à 136,7 % en 2025 et pourrait atteindre 138,5 % en 2027, avant de redescendre, selon Fitch, à 134 % en 2030. « On parle d’un changement d’image, pas d’une politique économique, avance Francesco Papadia, expert senior au centre de recherche européen Bruegel. Pour la croissance, le sérieux fiscal ne remplace pas des réformes propres à résorber la dette et qui sont absentes de la réflexion de ce gouvernement. »
Productivité du travail faible
Si le secteur bancaire est en bonne santé, l’Italie a subi une période de chute de la production industrielle ces derniers mois, avant de relever légèrement la tête durant l’été, sans que les acteurs économiques et les observateurs s’en enthousiasment. On doute jusque dans l’industrielle Bergame, en Lombardie, comme Gian Paolo Negrisoli, président et fils du fondateur de l’entreprise pharmaceutique Flamma, bien implantée en Chine avec un chiffre d’affaires total de 200 millions d’euros. « Je ne vois pas de politique industrielle. Le gouvernement n’a rien fait pour remédier aux lourdeurs ou pour nous aider à réaliser des investissements productifs dans le pays. On est habitués à travailler sans Rome », explique-t-il.
Faisant écho à un consensus chez des industriels qui subissent les coûts de l’énergie les plus élevés d’Europe, Gian Paolo Negrisoli porte un regard critique sur le plan « Transition 5.0 », lancé par le gouvernement en 2024 pour courir jusqu’en 2026 et organisant des crédits d’impôt trop complexes pour être mis en œuvre. Ce constat est partagé par Massimiliano Cacciavillani, patron de Lovato, une entreprise familiale d’électrotechnique fondée en 1922 : « Les industriels sont livrés à eux-mêmes dans un climat d’incertitude alors que l’Europe décroche. »
Les difficultés demeurent donc. Parmi elles se trouve le grand mal italien : une productivité du travail faible, estimée par l’OCDE à 79,34 dollars (65,60 euros) par heure en 2024. C’est plus que l’Espagne (77,76 dollars), mais beaucoup moins que la France (90,86). Et les travaux de la Commission européenne montrent que le niveau italien a encore baissé en 2024. Cette faiblesse est imputée à la lenteur de la justice, à la taille réduite d’entreprises innovant peu, à des dépenses en recherche et développement trop basses. Le plan de relance post-Covid, qui doit s’achever fin 2026 et qui ambitionnait de débloquer la croissance par de grands projets d’infrastructures et de modernisation des administrations, n’a pas encore porté tous ses fruits. Deuxième puissance manufacturière d’Europe, l’Italie arrive seulement quatorzième dans le classement des pays membres les plus innovants en 2025, selon la Commission.
La Péninsule souffre aussi de rentes protégées de la concurrence, comme celles des établissements balnéaires, des taxis et des notaires. Quoique central, « le débat sur ce point est faussé par un poids des lobbys sectoriels », regrette, sous le couvert de l’anonymat, une haute fonctionnaire experte en finances publiques. Au-delà des rentes, le clientélisme fiscal est fort. En 2023, Giorgia Meloni avait comparé certaines mesures fiscales des gouvernements précédents visant les petits commerçants à un « pizzo » d’Etat, utilisant un terme désignant le racket mafieux. Son gouvernement a donc réduit la pression fiscale sur les petites entreprises et les indépendants, assurant que cela favoriserait les embauches. « Les indépendants et les petits entrepreneurs forment la base de l’électorat de droite et bénéficient aujourd’hui d’un régime forfaitaire qui favorise l’évasion fiscale plus que la croissance », condamne Andrea Roventini, économiste à la Scuola superiore Sant’Anna de Pise.
« Spirale de rente »
Le climat social, lui, se détériore. Le rapport 2024-2025 de l’Organisation internationale du travail, publié en février, a démontré que l’Italie avait été l’un des rares pays à avoir des salaires inférieurs à ceux de 2008 au sein du G20. Cette tare se manifeste dans un pays dépourvu de salaire minimum. Le recul du chômage de 7,8 % en 2022 à 6 % en 2024 cache aussi une augmentation du nombre de travailleurs pauvres et un temps partiel contraint qui frappe d’abord les femmes. Dans ces circonstances, le nombre de familles en pauvreté absolue se maintient au-dessus de 8 millions, quand le taux de population à risque de pauvreté est de 23,1 % en 2024.
La fin du revenu de citoyenneté, dont Giorgia Meloni avait annoncé la suppression le 1er mai 2023, n’a rien arrangé. Il avait sorti 1 million de personnes de la pauvreté absolue. « Socialement, l’Italie tient aussi grâce à ses vieux, qui compensent avec l’épargne et le patrimoine accumulé par le passé », explique Luca Giunti, analyste du centre de recherche sur les politiques publiques Openpolis, soulignant que l’aide de la « famille-providence » sert d’ultime amortisseur social pour de nombreux jeunes en difficulté. « Mais les économies faites au XXe siècle, sur le long terme risquent de s’épuiser », poursuit-il.
Pas pour tout le monde, toutefois. Giacomo Gabbuti, professeur assistant à la Scuola superiore Sant’Anna de Pise, qui a dirigé l’ouvrage Non è giusta. L’Italia delle disuguaglianze (« Ce n’est pas juste. L’Italie des inégalités », Laterza, 200 pages, 15 euros), ajoute : « En Italie, les salaires baissent, mais la richesse immobilière ou financière a explosé ces dernières années, jusqu’à atteindre huit fois le PIB. » Le poids des patrimoines fige les inégalités, mais le fait qu’ils soient peu taxés entraîne une « spirale de rente » qui détourne l’investissement de l’économie productive. L’historien de l’économie souligne que les grandes fortunes italiennes sont des héritiers du miracle économique du XXe siècle, et non des entrepreneurs audacieux.
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D’après l’ouvrage, les effets, dévastateurs en Italie, du changement climatique frappent d’abord les plus pauvres, aux habitations fragiles et au faible accès à l’assurance. Ce constat intervient alors que Rome s’oriente vers une revalorisation des énergies fossiles, parmi lesquelles le pétrole, au détriment des renouvelables.
L’économiste Emanuele Felice y voit un écho à la tendance « extractiviste » poussée par l’administration Trump, un extractivisme dont relèverait aussi le tourisme, rente par excellence et « pétrole d’Italie », selon une expression en vogue dans les années 1990. Affichant une croissance soutenue, il se traduit par la gentrification des centres et la diffusion d’emplois précaires parmi les plus mal payés d’un pays où chaque grande ville se dirige vers le cauchemar de Venise, ravagée par le tourisme de masse. Quand on lui parle des perspectives du pays, M. Roventini estime : « L’Italie d’aujourd’hui, c’est la Venise du XVIIIe siècle. Sublime, riche, mais stagnante. Prête à tomber. » Il lui reste tout de même des voisins fragiles et des comparaisons flatteuses.