L’armée ou la santé ? La défense ou l’Etat-providence ?

Pour augmenter leurs dépenses militaires, les pays européens tentés de réduire l’Etat-providence

A travers l’Europe, les Etats se sont engagés à augmenter leurs budgets dans la défense à hauteur de 3,5 % de leur PIB, une hausse historique qui sera très difficile à financer en maintenant le même système d’aides publiques. 

Par Eric Albert

Publié hier à 05h30, modifié hier à 07h52 https://www.lemonde.fr/economie/article/2025/09/30/a-travers-l-europe-la-tentation-des-coupes-sociales-pour-financer-la-defense_6643664_3234.html

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Des soldats danois participent à des exercices militaires menés dans le cadre de l’Otan, à Nuuk (Groenland), le 15 septembre 2025.
Des soldats danois participent à des exercices militaires menés dans le cadre de l’Otan, à Nuuk (Groenland), le 15 septembre 2025.  EBRAHIM NOROOZI / AP

L’armée ou la santé ? La défense ou l’Etat-providence ? A travers l’Europe, alors que la guerre en Ukraine continue de faire rage et que le soutien militaire des Etats-Unis est très incertain, de nombreux gouvernements se heurtent à ce choix budgétaire cornélien.

D’un côté, ils ont promis, fin juin, lors du sommet de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), une hausse historique de leurs budgets militaires, pour atteindre 3,5 % de leur produit intérieur brut (PIB) – et même 5 % en incluant toutes les dépenses de sécurité –, contre 2 % aujourd’hui. De l’autre, ils enregistrent déjà de lourds déficits, tandis que le vieillissement de la population et les besoins pour la transition environnementale nécessitent des enveloppes sans cesse plus élevées.

L’exemple le plus évident de cette tension vient d’Allemagne. Le chancelier chrétien-démocrate (CDU), Friedrich Merz, a lancé un plan de dépenses historique, ouvrant grand les vannes budgétaires après des décennies de sous-investissement. Au total, près de 1 000 milliards d’euros pourraient être débloqués sur une décennie, moitié pour la défense, moitié pour les infrastructures. Mais le social ? « L’Etat-providence que nous avons aujourd’hui ne peut plus être financé avec ce que nous produisons économiquement », a affirmé M. Merz, fin août. Il compte notamment s’en prendre au Bürgergeld(« allocation citoyenne »), le revenu minimum pour les demandeurs d’emploi, même si aucune décision ferme n’a encore été prise – une commission travaille à la réforme du système social et doit rendre ses travaux à la fin de l’année.

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En France, l’ancien premier ministre François Bayrou avait fait le même choix dans son projet de budget. Alors qu’il annonçait des coupes de 44 milliards d’euros, l’enveloppe allouée à la défense devait augmenter de 13 % (celle-ci était de 95 milliards d’euros en 2025, ce qui en faisait le premier ministère en matière de dépenses). Même logique en Finlande, où un plan d’austérité a réduit l’aide au développement, limité l’accueil des réfugiés et gelé le budget des universités, alors que celui de la défense a presque doublé en quatre ans.

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Quant au Royaume-Uni, qui dispose avec la France d’une des deux principales armées d’Europe, il fait face à une équation budgétaire particulièrement compliquée. Fin février, Keir Starmer, le premier ministre travailliste, a annoncé une forte baisse de l’aide au développement international afin de financer la défense. « Cet investissement [dans l’armée britannique] (…) ne peut être financé qu’avec des choix difficiles, assumait-il. Ce n’est pas une annonce que je suis content de faire. (…) Mais, dans le moment actuel, la défense et la sécurité du peuple britannique doivent venir en premier. »

« Politiquement dommageable »

« La défense ou le social ? L’Europe peut payer pour les deux et doit le faire », répliquent les universitaires Anton Hemerijck et Manos Matsaganis. Dans un article publié en avril dans la revue en ligne Social Europe, les deux chercheurs, auteurs d’un livre sur l’Etat-providence, Who’s Afraid of the Welfare State Now ? (« Qui a peur de l’Etat-providence aujourd’hui ? », Oxford University Press, 2024, non traduit), estiment qu’il est dangereux d’opposer les deux dépenses : « C’est politiquement dommageable. Il est facile de voir comment [cette opposition] peut être utilisée par les populistes anti-Union européenne et les adversaires de l’Europe. »

Dans ces circonstances, les voix pro-Poutine qui peuvent exister aux deux extrêmes de l’échiquier politique ont en effet beau jeu de dénoncer les coupes sociales tout en minimisant la menace du président russe. « Ce que l’Allemagne fait ne me semble pas très intelligent », juge M. Matsaganis.

Piotr Arak, un économiste à VeloBank, une banque de Pologne, abonde dans ce sens. Dans ce pays qui partage une longue frontière avec l’Ukraine, renforcer l’armée fait presque consensus. « Après avoir vu passer des réfugiés dans des voitures endommagées par des bombardements, personne ne conteste la hausse des dépenses dans la défense », témoigne-t-il. La Pologne est d’ailleurs le pays européen qui est le plus avancé dans ce processus : elle dépense 4,5 % de son PIB en 2025 dans les forces armées, et atteindra 4,8 % en 2026. « Mais opposer défense et social est un faux dilemme, avertit-il. Si on force les sociétés à choisir entre les deux, on va se retrouver avec des mouvements de mécontentement qui se termineront par l’arrivée au pouvoir d’extrémistes. Il n’y a qu’à regarder les sondages en France et en Allemagne ! »

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Il en appelle à l’histoire. Au début du XXe siècle, l’économiste britannique John Maynard Keynes (1883-1946), qui a longtemps évolué dans des milieux pacifistes, était traumatisé par la première guerre mondiale et le traité de Versailles, qui avait imposé des réparations jugées insoutenables à l’Allemagne. « Il comprenait que la stabilité économique est essentielle à la paix sociale et politique », souligne M. Arak.

Deux décennies plus tard, en pleine seconde guerre mondiale, Keynes sera une cheville ouvrière du développement de l’Etat-providence. Alors haut fonctionnaire au Trésor britannique, il a œuvré très activement pour soutenir le rapport de l’économiste William Beveridge (1879-1963), qui préconisait un Etat qui protège les citoyens « du berceau à la tombe », avec la santé gratuite et un système de retraite d’Etat. Ce plan, proposé ouvertement comme une sorte de récompense pour les immenses sacrifices consentis par la population pendant le conflit, a vu le jour dans les années d’après-guerre.

Inventivité comptable

Voilà pour l’histoire. Mais, aujourd’hui, cet appel à tout financer en même temps n’est-il pas une fable ? Pour le Royaume-Uni, par exemple, consacrer 3,5 % du PIB à la défense nécessiterait de « couper l’intégralité de ce que le gouvernement dépense pour la police, la police aux frontières, la justice et les prisons », souligne un rapport de l’Institute for Fiscal Studies, un groupe de réflexion londonien.

C’est pour cette raison que l’économiste Andrew Kenningham, du cabinet Capital Economics, ne croit tout simplement pas aux promesses des gouvernements européens sur la défense : « Beaucoup de ces annonces ne se concrétiseront pas. » Deux pays font exception, selon lui : l’Allemagne, qui dispose de larges marges de manœuvre budgétaires, et la Pologne, qui bénéficie d’une croissance très dynamique (autour de 3,5 % en 2025 et, selon les prévisions, en 2026), ce qui lui permet d’éviter les coupes dans le social. « Mais cela se fait au prix d’un déficit important [6,9 % du PIB en 2025] », souligne M. Arak. L’accélération des dépenses par Varsovie est même historique : le poids de la dépense publique est passé de 43,6 % du PIB, en 2021, à 49,4 % en 2025.

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Pour les autres pays, limités par une croissance plus faible ou des finances publiques détériorées (ou les deux), c’est une autre histoire. Pour cette raison, l’Italie fait preuve d’inventivité comptable, incluant notamment dans ses dépenses de sécurité un gigantesque pont qui doit relier le continent à la Sicile. Il est aussi question d’inclure dans la « défense » le budget des gardes-côtes et celui des contrôleurs fiscaux, selon Carlo Bastasin, du groupe de réflexion Brookings Institution.

Le pendant de ces promesses en trompe-l’œil : des coupes sociales qui demeurent modestes, estime M. Kenningham. Certes, les gouvernements s’en prennent aux aides aux migrants et à l’aide au développement, mais ils ne touchent guère les plus grosses enveloppes budgétaires : les retraites et la santé. D’un point de vue macroéconomique, l’ensemble des budgets de la zone euro s’équilibrent à peu près pour les années à venir, souligne-t-il : le plan de relance de l’Allemagne équivaut à 1,5 % de son PIB sur trois ans (ce qui représente 0,5 % du PIB de la zone euro) ; au cours de la même période, les autres pays devraient réduire leurs dépenses à peu près du même niveau, d’environ 0,5 %-0,7 % du PIB de la zone euro, selon lui. Soit des coupes pour ces pays autour de 0,2 % de PIB par an, ce qui n’est pas négligeable, mais n’a rien à voir avec l’époque de l’austérité des années 2010. L’exception est la France, avec l’une des pires situations budgétaires européennes : le nouveau premier ministre, Sébastien Lecornu, a promis de faire passer le déficit de 5,4 % du PIB, en 2025, à 4,7 %, en 2026.

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Par ailleurs, M. Arak parie qu’un autre secteur que le social va faire les frais des dépenses militaires : l’environnement. « Il n’est probablement pas possible de financer en même temps le social, le changement climatique et la défense. On va sans doute dépenser plus dans la défense, en espérant que cela aide à relancer l’économie, mais le social, avec la population qui vieillit, sera très difficile à toucher et ce ne serait pas très intelligent de le réduire. Je pense que c’est l’environnement qui subira les coupes. »

Dans tous les cas, les choix seront difficiles. Un dilemme résumé dans un discours, le 22 septembre, par Clyde Caruana, le ministre des finances maltais. Bien sûr, reconnaît-il, augmenter les budgets de la défense est « nécessaire ». Mais si cela se fait en « démantelant le filet de sécurité social »« on risque de découvrir qu’on a gagné des batailles à l’étranger tout en perdant la paix chez nous. En clair, des inégalités croissantes et des troubles sociaux pourraient mettre à mal le projet européen qu’on cherche justement à défendre ».

Eric Albert

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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