La croissance de l’IA sera insoutenable sans planification, alerte le Shift Project
La consommation électrique des data centers mondiaux pourrait tripler d’ici à 2030, prévient le think tank dans un rapport, prônant la mise en place d’une « trajectoire plafond » pour respecter les engagements climatiques.
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« A l’horizon 2030, la trajectoire dans laquelle se projette la filière des centres de données est insoutenable. » Tel est le principal message d’alerte lancé par le Shift Project, présidé par Jean-Marc Jancovici, dans son rapport publié mercredi 1er octobre. Selon les calculs de ce think tank français œuvrant pour la décarbonation, la consommation électrique des data centers mondiaux pourrait atteindre 1 250 à 1 500 térawattheures (TWh) en 2030 contre 530 TWh en 2023, soit un potentiel triplement. Ce bond spectaculaire est en très grande partie nourri par l’essor rapide de l’intelligence artificielle (IA), qui représentera de 35 % à 55 % de la consommation électrique de ces centres de données, selon le rapport, contre 15 % aujourd’hui.
Cette hausse massive risque d’avoir des conséquences « climatiques », mais aussi de générer des « conflits d’usage », notamment en France, met en garde le Shift Project, qui appelle les pouvoirs publics à anticiper et à mettre en place une« trajectoire plafond » pour le développement des data centers et de l’IA.
« Au niveau mondial, le problème posé par la croissance des centres de données est climatique », résume Marlène de Bank, coautrice du rapport. Les émissions de gaz à effet de serre du secteur pourraient augmenter de 9 % par an, alors qu’elles devraient baisser de 5 % par an selon le scénario zéro émission nette, supposé contenir la hausse des températures à 1,5 °C en 2050, est-il écrit dans le document. Les émissions des data centers atteindraient entre 630 et 920 millions de tonnes équivalent CO2 (MtCO2eq) en 2030, soit jusqu’à deux fois celles de la France et 1,4 % du total mondial, a calculé le Shift Project.
« Dépendances »
Cette hausse est nourrie par l’explosion de l’offre, incarnée par les investissements énormes – environ 400 milliards de dollars (soit environ 341 milliards d’euros) en 2025 – dans les data centers, effectués pour l’IA par les géants du numérique comme Microsoft, OpenAI, Google ou Amazon. De nombreux projets dépassent désormais 1 gigawatt (GW), soit la puissance d’un réacteur nucléaire. Un quart de l’empreinte carbone des data centers est lié à leur construction.
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Le reste des émissions est lié à l’utilisation des centres pour les usages classiques, pour l’IA ou encore pour les cryptomonnaies. Si les géants du cloud mettent en avant des gains d’efficacité énergétique, ceux-ci sont compensés par la hausse très forte des usages – dans un « effet rebond », selon le Shift Project, notant que ChatGPT a par exemple atteint 700 millions d’utilisateurs par semaine.

« Aux Etats-Unis, la réponse aux tensions énergétiques liées au développement de l’IA repose actuellement sur le gaz fossile », souligne aussi le rapport. En effet, les géants du numérique sont devenus des acheteurs massifs d’énergies renouvelables, mais le rythme de croissance de ce marché reste limité, et leurs investissements dans l’énergie nucléaire ne seront pas opérationnels avant plusieurs années. Plus maniables à court terme, les énergies fossiles assureront encore environ 40 % de la consommation électrique des data centers en 2035, selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE).
« A l’échelle européenne, la croissance des data centers liée à l’IA risque de mettre à mal la feuille de route de décarbonation de l’Union européenne, de créer des conflits d’usage et de prolonger des dépendances énergétiques et technologiques envers les Etats-Unis, encouragées par Donald Trump », décrypte Hugues Ferreboeuf, chef de projet numérique du Shift Project. La consommation électrique des data centers en Europe pourrait passer de 97 TWh en 2023 à entre 165 TWh et 200 TWh en 2030, puis entre 290 TWh et 369 TWh en 2035, selon le rapport. Celle-ci pourrait grimper de 2,5 % de la consommation totale à 7,5 % en 2035.


A titre de comparaison, souligne M. Ferreboeuf, la hausse de 200 TWh minimum, consacrée aux centres de données d’ici à 2035, en Europe, correspond à la baisse de la production des centrales à gaz, prévue dans certains scénarios de l’AIE. Outre ces risques sur les politiques climatiques, l’expert craint aussi des tensions locales, citant le cas extrême de l’Irlande. A la suite d’une expansion « non planifiée », les data centers des géants du numérique y consomment environ 20 % de l’électricité nationale, ce qui a nécessité un « moratoire de fait » dans la région de Dublin pour éviter des pénuries, note M. Ferreboeuf.
« En rupture » avec la course à l’IA
« En France, le principal risque porte sur les conflits d’usage », explique Pauline Denis, chargée de projet. Si tous les programmes liés aux 109 milliards d’euros d’investissements annoncés au Sommet pour l’action sur l’IA, à Paris, en février, arrivaient à pleine capacité, la consommation des data centers pourrait monter jusqu’à environ 45 TWh en 2035, contre environ 12 TWh aujourd’hui, avance le Shift Project. La part des centres de données pourrait alors passer de 2 % de l’électricité nationale à 7,5 %, selon le rapport. Ceux-ci capteraient entre 10 % et 23 % de la hausse prévue de la consommation électrique française entre 2020 et 2035.

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Cela pose la question de la concurrence avec les secteurs dont la décarbonation complète ne peut passer que par l’électrification : transports, industrie, production d’hydrogène par électrolyse, etc. », met en garde le rapport, alors qu’à Marseille la municipalité a par exemple déplacé les futurs data centers dans la zone commerciale de Plan-de-Campagne, à Cabriès (Bouches-du-Rhône), au nord de la cité phocéenne, afin de sécuriser les besoins en électricité du port ou du tram, en ville.
Face à cette vague mondiale, que faire ? « Il faut planifier la transition ; car les hausses de consommation liées aux data centers ne sont pas prises en compte dans les scénarios des autorités », affirme le coordinateur du programme numérique, Maxime Efoui-Hess, plaidant pour « fixer des objectifs » pour le secteur et des « plafonds à ne pas dépasser ». Pour viser un objectif de réduction de 90 % des émissions de gaz à effet de serre entre 2020 et 2050, les centres de données ne devraient pas consommer plus de 200 TWh au niveau mondial, voire 950 TWh au maximum dans un scénario où le secteur arriverait à se décarboner très fortement. Or, les projections du rapport prévoient déjà 1 500 TWh en 2030. En France, M. Efoui-Hess demande que les data centers fassent l’objet d’une « trajectoire spécifique » dans la stratégie nationale bas carbone.
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Le Shift Project a conscience que ce discours de sobriété est « en rupture » avec la course à l’IA que se livrent les géants du numérique, ou avec les appels du président Emmanuel Macron à accueillir davantage de data centers en France, où l’électricité nucléaire est très décarbonée.
Alors que certains soulignent les effets positifs de la technologie, le think tank prône l’étude des usages de l’IA « au cas par cas » : en cherchant à utiliser si possible des modèles petits et moins généralistes, donc moins consommateurs, également en limitant le déploiement de l’IA aux utilisateurs et aux utilisations jugées prioritaires. Enfin, si l’usage semble incompatible avec le respect des trajectoires fixées, il faut « envisager d’abandonner le recours aux fonctionnalités d’IA et chercher des alternatives », assume M. Ferreboeuf.