Dans les grandes écoles, des élèves ingénieurs contestent la place des entreprises
De grandes entreprises tirent parti de l’enseignement supérieur pour diffuser des idées servant leurs intérêts, selon un collectif d’étudiants qui décrit un phénomène d’« emprise ». Une accusation récusée par les directions des grandes écoles d’ingénieurs, le 24 septembre.

La liberté de pensée serait-elle en péril dans les grandes écoles d’ingénieurs, elles-mêmes soumises à un poids grandissant des entreprises ? C’est l’analyse du collectif Entreprises illégitimes dans l’enseignement supérieur (EIES), qui revendique une cinquantaine de membres, étudiants, anciens étudiants et militants pour la transition écologique. Il a publié, le 17 septembre, une cartographie en ligne des « liens d’influence des entreprises privées dans l’enseignement supérieur ».
EDF, BNP Paribas, Orange, Thales, Dassault, Safran, TotalEnergies… Le collectif évalue à 20 le nombre d’entreprises les plus présentes dans ces établissements. Parmi celles-ci, affirme le collectif EIES, « cinq produisent des armes, deux sont impliquées dans la chaîne du pétrole, trois sont des banques françaises polluantes, et seulement quatre n’ont pas été condamnées par la justice ou impliquées dans des scandales sociaux ou environnementaux ».
Conséquence : « Des générations entières sont formées à des métiers qui disparaissent ou à des modes de production qui aggravent les crises, au lieu de leur donner les clés pour les surmonter », estime-t-il. Des « contenus académiques » sont transmis par des « experts » salariés des entreprises qui « se concentrent sur certaines technologies sans en révéler les controverses et limites écologiques », illustre le collectif, qui s’étonne par ailleurs de la présence, dans les conseils d’administration des écoles, d’anciens élèves devenus cadres au sein de ces mêmes grands groupes.
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Les parrainages de promotion sont « une façon simple et relativement assumée d’influencer les étudiants », décrit-il encore. A l’Ecole polytechnique, par exemple, « les étudiants doivent se rendre à une conférence de rentrée donnée par leur parrain de promotion, qui est toujours systématiquement le PDG d’une grande entreprise française. La participation est obligatoire, ne pas s’y rendre fait encourir à l’étudiant une sanction militaire ».
« Contrat marque employeur »
L’orientation professionnelle, enfin, est toute tournée vers ces employeurs, poursuit le rapport. « Tout est fait pour que l’étudiant pense à son employabilité et trouve rapidement un salaire à la sortie de ses études », les écoles d’ingénieurs organisant forums employeurs et événements de recrutement, mais aussi des visites d’entreprises lors de journées banalisées. « Ces avantages en termes de visibilité sont octroyés aux plus gros employeurs ou à ceux qui sont prêts à payer » pour avoir accès aux étudiants toute l’année grâce à la signature d’un « contrat marque employeur ».
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Dans la même veine, un autre rapport, également publié le 17 septembre, accuse la direction de Polytechnique de mettre l’école « sous emprise ». L’association Observatoire des multinationales y décrit un conseil d’administration et une Fondation de l’Ecole polytechnique mus par les intérêts privés de leurs membres, qui sont essentiellement des anciens élèves.
L’Observatoire cite le cas de Polytechnique Ventures, un fonds d’amorçage financier créé par des alumni qui accompagnent les start-up hébergées par l’X et « tirent les bénéfices des innovations proposées par les jeunes diplômés, sans que l’Etat ait le moindre contrôle dessus ».
Dans ces deux opus, le financement de formations et de programmes de recherche sous la forme de mécénat est dénoncé pour son manque de transparence, les conventions de partenariat restant secrètes. Une incongruité – puisqu’elles émanent d’établissements publics d’enseignement et de recherche – sur laquelle doit trancher le Conseil d’Etat dans les prochains jours.
Propriété intellectuelle
Agacée par ce qu’elle nomme des « pseudo-enquêtes », la directrice générale de l’X, Laura Chaubard, a balayé ces accusations mercredi 24 septembre, à l’occasion d’une conférence de presse de l’Institut polytechnique de Paris, qui réunit les six plus grandes écoles d’ingénieurs françaises. « Les maquettes des cours sont discutées dans nos départements disciplinaires, c’est un principe non négociable. Et s’ils le souhaitent, les enseignants-chercheurs font appel à un expert pour avoir son point de vue », affirme-t-elle.
« Il y a un côté frustrant de s’entendre dire que nos enseignements seraient captés par les entreprises, complète Anthony Briant, directeur de l’Ecole nationale des ponts et chaussées. Chaque cours est débattu dans une instance, le conseil enseignement-recherche, et le président d’Eiffage – qui préside le conseil d’administration de l’école – n’y est pas présent ! Mais il a une autre utilité dans la dynamique et dans la conduite des affaires de l’école. »
Dans le cas d’une recherche financée par une entreprise, la question de la propriété intellectuelle se pose. « Lorsque l’X contractualise des chaires de recherche sous forme de mécénat, il n’y a jamais de transfert de propriété intellectuelle, celle-ci reste entièrement à l’école », assure Laura Chaubard. En revanche, « pour des cas d’usage qui concernent une entreprise, l’école peut contractualiser – et négocier – des prestations de recherche, ajoute-t-elle. Dans ce cas, dès le départ, la propriété intellectuelle est transférée à l’industriel. Enfin, il existe aussi des collaborations de recherche où l’on peut partager la propriété intellectuelle ».
Financièrement, « on est bien loin de la dépendance », selon la directrice générale de l’X : « Les chaires de recherche représentent 2,5 % du budget de l’école en flux chaque année. Si on ajoute l’ensemble des contributions des entreprises pour soutenir la vie étudiante et la taxe d’apprentissage qu’elles nous versent, on arrive à 6 %. »
La rupture est consommée entre une partie des étudiants et les directions de ces grandes écoles, comme en témoigne aussi la sortie du livre Désertons (Les Liens qui libèrent, 176 pages, 16 euros) le 24 septembre. Son autrice, Jeanne Mermet, y narre sa rupture avec l’Ecole polytechnique et invite les élèves à déserter « collectivement ».
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« Business school »
Pour l’historien Hervé Joly, directeur de recherche au CNRS et spécialiste de l’histoire des élites, « ces élèves se sont un peu trompés d’adresse en allant à Polytechnique. Il valait mieux qu’ils aillent dans une Ecole normale supérieure ou à l’Ecole des hautes études en sciences sociales ».
Dans la seconde moitié du XXe siècle, la nature même de l’école a changé, explique-t-il. « Si Polytechnique devait se détourner des entreprises, alors il faudrait réduire sa promotion à moins de 100 élèves », avance Hervé Joly. Depuis les années 1960, un grand nombre d’entre eux n’ont plus de débouchés dans les corps d’ingénieurs de la fonction publique. « Il n’y a pas suffisamment de corps civils ou militaires pour absorber de telles promotions, et, par ailleurs, rares sont les élèves à vouloir faire des carrières d’officiers offertes par l’armée », explique-t-il.
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Sur 430 élèves par promotion, quelque 70 rejoindront les postes proposés dans des corps civils et militaires, soit un sur six. Parmi eux, environ dix iront aux Mines, une vingtaine aux Ponts et chaussées, une dizaine à l’Insee, une vingtaine dans le corps de l’armement, et une poignée dans les différentes armées (terre, marine, air, gendarmerie). « Tous les autres ou presque iront dans le secteur privé, c’est-à-dire dans l’industrie, mais aussi dans la banque, dans les services… »,illustre le chercheur.
Finalement, Polytechnique n’est plus seulement une école d’ingénieurs, selon Hervé Joly, qui y voit aussi « une business school et un Sciences Po, avec des options en politiques publiques ».