Dominique Méda : « Faire de la Sécurité sociale l’instrument d’une véritable démocratie sociale »
Chronique
Publié le 26/09/2025 à 07h00
A l’occasion des 80 ans de la « Sécu », la sociologue rappelle son caractère révolutionnaire. Elle détaille aussi les mesures possibles pour la sauver et répondre à l’aspiration grandissante de justice sociale des citoyens.
Nous fêterons dans quelques jours les 80 ans de la Sécurité sociale. A un moment où la droite et l’extrême droite parviennent à saturer l’espace public en réduisant le débat à une opposition simpliste entre travail et assistanat – le capital ayant comme par magie disparu de l’équation –, il importe de rappeler le caractère révolutionnaire de cette institution, les ambitions qui ont présidé à sa création et la façon dont elles peuvent nous inspirer aujourd’hui.
L’exposé des motifs de l’ordonnance du 4 octobre 1945 explique de la manière la plus claire l’objectif principal de la Sécurité sociale : « Trouvant sa justification dans un souci élémentaire de justice sociale, elle répond à la préoccupation de débarrasser les travailleurs de l’incertitude du lendemain, de cette incertitude constante qui crée chez eux un sentiment d’infériorité et qui est la base réelle et profonde de la distinction des classes entre les possédants sûrs d’eux-mêmes et de leur avenir et les travailleurs sur qui pèse, à tout moment, la menace de la misère. »
Sa vocation est donc, bien évidemment, de réduire les inégalités entre les bien portants et les malades, les célibataires et les chargés de famille, les actifs et les retraités, mais, plus fondamentalement encore, celles qui existent entre les individus possesseurs de leur seule force de travail et les propriétaires du capital. Les choses sont posées de façon on ne peut plus limpide dans le même texte : « Le problème qui se pose alors est celui d’une redistribution du revenu national, destinée à prélever sur le revenu des individus favorisés les sommes nécessaires pour compléter les ressources des travailleurs et familles défavorisés. »
Doit-on imputer la radicalité de ce texte au fait qu’une partie de ses inspirateurs appartenait au Parti communiste français et à la Confédération générale du travail ? Nullement. En effet, outre qu’il est aussi le fruit du travail du Conseil national de la Résistance, il porte fortement la marque de Pierre Laroque (1907-1997), issu d’une tout autre tradition : conseiller d’Etat et spécialiste des assurances sociales, il a rejoint Londres et le général de Gaulle en 1943. Ses nombreux écrits, antérieurs et postérieurs à 1945, permettent de prendre l’exacte mesure de ce qu’il qualifie de « révolution conceptuelle ».
Le caractère révolutionnaire tient évidemment à la mise en place de cette « vaste organisation nationale d’entraide obligatoire » qui unit non plus seulement les travailleurs mais l’ensemble des citoyens : la Sécurité sociale est aujourd’hui l’incarnation par excellence de la solidarité nationale. Mais il tient aussi à l’espoir que Laroque plaçait dans la possibilité de faire de la Sécurité sociale l’instrument d’une véritable démocratie sociale. Il pensait essentiel que les bénéficiaires soient étroitement associés à sa gestion, en deviennent responsables, seul moyen, selon lui, qu’ils consentent à son développement.
Dégager les recettes nécessaires
Dès 1955, Laroque constate le succès technique de la Sécurité sociale mais l’échec de la démocratie sociale. Pourquoi ? Parce que, écrit-il, il y a « un cloisonnement entre catégories et les éléments de certaines catégories ne se sentent pas, ne se considèrent pas solidaires des autres en face des menaces de la misère ou du lendemain ».
Nous en sommes toujours là. Les inégalités de revenus et de patrimoine se sont aggravées ces dernières années, comme l’Insee l’a rappelé en octobre 2024. Nos concitoyens réclament plus de justice sociale et c’est sans nul doute en poursuivant les ambitions de 1945 qu’il est possible d’y répondre. D’abord, en luttant contre les inégalités de revenus et de patrimoine avant redistribution. En effet, notre modèle social réduit fortement les inégalités de revenus primaires, mais celles-ci sont parmi les plus fortes de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Il s’épuise donc sans doute dans ce processus.
Ensuite, en acceptant d’accorder à la Sécurité sociale les moyens dont elle a besoin pour continuer à assurer ses fonctions et donc en dégageant les recettes nécessaires. A cet égard, le rapport remis à l’ancien premier ministre François Bayrou en juin, intitulé « Pour un redressement durable de la Sécurité sociale », n’a pas reçu l’attention qu’il mérite. Au long de ses 542 pages, il égrène une série de propositions qui, loin de céder à la facilité et aux slogans démagogiques, permettent de remettre la « Sécu » sur la bonne voie et viennent confirmer que l’on ne doit pas opposer production et redistribution, la protection sociale constituant un élément essentiel de la qualité de la production.
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Si ce rapport soulève que la lutte contre la fraude est une composante essentielle de la confiance que les citoyens accordent à leur système de protection sociale, il souligne également qu’elle ne suffira en aucune manière à combler le déficit actuel. Il attire l’attention sur le fait que la qualité de l’emploi et l’augmentation du taux d’emploi constituent des moyens déterminants pour renforcer la Sécurité sociale, tout en reconnaissant que de nouvelles ressources sont nécessaires.
Les auteurs rappellent que les revenus du capital sont taxés au même taux que les revenus d’activité, alors que les premiers ont crû plus que les seconds : augmenter le taux de la contribution sociale généralisée (CSG) sur les revenus du capital irait dans le sens d’une plus grande justice sociale de notre système, de même que l’instauration d’un prélèvement d’un taux très faible sur les successions, qui permettrait notamment d’alimenter le financement de la perte d’autonomie des personnes âgées. Autant d’idées dans la droite ligne de l’héritage de 1945 que le nouveau gouvernement s’honorerait de proposer pour célébrer dignement cet anniversaire.
Dominique Méda est professeure de sociologie à l’université Paris-Dauphine-PSL et présidente de l’Institut Veblen.