Les lobbys de la viande s’entourent de « désinfluenceurs » pour discréditer les travaux scientifiques sur les régimes alimentaires
Une analyse de l’ONG Changing Markets Foundation montre comment un réseau d’influenceurs a attaqué une étude d’envergure sur l’alimentation de 2019, perçue comme une menace pour les secteurs de l’élevage et de la viande.
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A quelques jours de la publication très attendue d’un rapport sur la conciliation de la santé et de l’environnement en matière d’alimentation, une étude de l’organisation Changing Markets Foundation (CMF), publiée mercredi 24 septembre, éclaire comment la désinformation prospère sur le terrain alimentaire. Cette analyse met en évidence l’existence d’un réseau organisé de « désinfluenceurs » qui multiplient depuis 2019 les actions et les messages avec le soutien des secteurs de l’élevage et de la viande pour dénigrer les travaux de la commission scientifique EAT-Lancet.
Cette commission, lancée par la fondation EAT avec la revue médicale The Lancet, réunit une quarantaine d’experts internationaux dans les domaines de la nutrition, du climat et des ressources naturelles. Elle est à l’origine d’une étude d’envergure sur le « régime de santé planétaire », publiée en janvier 2019, qui appelait à réduire la consommation de viande dans les pays riches et à augmenter les rations de fruits et légumes, de légumineuses et de fruits à coque, pour nourrir la population mondiale en préservant les ressources de la planète. Ces travaux s’apprêtent à être complétés et mis à jour, vendredi 3 octobre, dans une nouvelle étude, « EAT-Lancet 2.0 ».
Si cette publication a eu d’importantes répercussions politiques et scientifiques, elle fait l’objet d’un flot nourri d’attaques depuis six ans. Changing Markets a identifié une centaine de comptes très actifs sur le sujet – des scientifiques affiliés au secteur de l’élevage, des médecins, des influenceurs régimes… Les détracteurs de la commission jugent ses conclusions culpabilisantes et critiquent des « élites » qui dicteraient aux populations ce qu’elles doivent manger. Ils dénoncent de prétendus liens d’intérêt de scientifiques car certains auraient publié plusieurs études sur les régimes végétariens, voire seraient eux-mêmes végétariens. La commission dans son ensemble, estiment-ils, serait anti-viande.
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« Ces critiques sont absurdes », réfute Fabrice DeClerck, directeur scientifique de la fondation EAT, qui a par ailleurs coordonné le chapitre sur l’alimentation dans le dernier rapport de la plateforme intergouvernementale sur la biodiversité (IPBES). « On reconnaît que les protéines animales sont riches en nutriments – même si on peut s’en passer et avoir une alimentation végane équilibrée – et que pour certaines populations vulnérables, la hausse des protéines animales est importante. Mais ce qui nous préoccupe, c’est la surconsommation de viande. »
« Très malhonnête »
Si M. DeClerck a tenté dans un premier temps de répondre aux détracteurs, il s’est ensuite ravisé. Des échanges privés qu’il a eus avec Frank Mitloehner, de l’université de Californie à Davis, l’une des voix les plus influentes contre EAT-Lancet, se sont retrouvés publiés, tronqués, sur les réseaux sociaux. Une manœuvre qu’il juge « très malhonnête ».
Frank Mitloehner, qui dirige un centre de recherche sur la science animale en partie financé par le secteur de l’élevage, estime qu’EAT-Lancet «surestime certains dommages environnementaux de l’élevage et sous-estime le potentiel d’atténuation ». Interrogé sur ses financements privés, M. Mittloehner soutient qu’ils « ne déterminent pas [s]es conclusions scientifiques. Je m’efforce de faire preuve de transparence et de rigueur méthodologique. Cependant, j’accepte qu’une perception de partialité soit possible. »
Toutes les personnalités identifiées par Changing Markets n’ont pas de liens aussi directs avec l’industrie de la viande. Mais la plupart voient leur carrière étroitement liée au secteur. En analysant les messages postés sur les réseaux et l’usage de hashtags comme #Yes2Meat, CMF « montre que ces comptes fonctionnent avec un fort degré de coordination », indique Maddy Haughton-Boakes, chargée de campagne au sein de l’organisation.
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Polarisation accentuée
Les attaques ne sont pas cantonnées à l’univers virtuel. En 2022, la « déclaration de Dublin sur l’impact sociétal de l’élevage », paraphée par 1 200 signataires, vante les « avantages nutritionnels et sanitaires » des produits d’origine animale. Cette déclaration est ensuite citée par l’ancien commissaire européen à l’agriculture, Janusz Wojciechowski, comme une « contribution très précieuse aux débats en cours en Europe ». Des investigations conduites par Greenpeace, The Guardian puis par des chercheurs dans la revue Environmental Science and policy, ont pourtant révélé l’existence de nombreux liens entre ce manifeste et le secteur de l’élevage.
Pour Changing Markets Foundation, la déclaration de Dublin est une des pièces maîtresses de la riposte contre EAT-Lancet. L’opération de communication est amplifiée en octobre 2024, à l’occasion d’une conférence à Denver (Colorado), des mêmes initiateurs. Ce rendez-vous, qui se présente comme une rencontre de chercheurs, « n’a en réalité rien de scientifique, estime Maddy Haughton-Boakes. Aucune voix critique n’y est autorisée, c’est une opération de communication. » L’ONG s’est procuré des enregistrements audio selon lesquels les participants identifient les travaux de EAT-Lancet comme une menace, en particulier l’actualisation attendue en 2025.
Les experts de la commission scientifique anticipent donc un redoublement des attaques. Depuis 2019, le panorama médiatique a radicalement évolué : la polarisation s’est accentuée, la modération de contenus sur les réseaux sociaux a été réduite à la portion congrue, et l’intelligence artificielle renforce la désinformation. Pour contrer les attaques, elle mise sur la pédagogie et le dialogue. « On a lancé cette année une dizaine de communautés, précise Fabrice DeClerck, avec des consommateurs, des producteurs, des éleveurs, des pêcheurs, qui ont réagi aux données scientifiques. »
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Cela suffira-t-il ? Pour Maddy Haughton-Boakes, « la désinformation sur les systèmes alimentaires est désormais intimement liée au monde des théories du complot ». Mardi 23 septembre, à la tribune des Nations unies, le président des Etats-Unis, Donald Trump, en a donné un exemple flagrant, qualifiant le réchauffement climatique de « canular », et affirmant que les militants pour la protection de l’environnement « veulent tuer toutes les vaches ».