Introduction par J.P. Devailly:
Bienveillance, bientraitance et maintenant l’extraordinaire notion de bienvivance (master de capacité vibratoire) appartiennent à une novlangue aussi inconsistante que désespérante qui envahit le mauvais management de la santé
Alors que le wokisme, l’assignation identitaire, la compétition victimaire et l’injonction communautaire semblent tomber à point nommé pour masquer derrière le sociétal les questions sociales qui dérangent, la promotion effrénée du langage bisounours par les pouvoirs publics semble destinée « promouvoir des questions de posture plutôt que de structure »
Même si cette « conduite des conduites » ou cette « fabrique du consensus» comme on veut, sont cousues de fil blanc, elles s’ingénient à masquer leurs origines politiques, économiques et sociales.
Ce qui est menacé est évidemment la solidarité: https://youtu.be/HWmNu8IDRFc?feature=shared, soumise à la politique du salami.
Allons hommes et femmes de peu de foi qui doutez de cet idéalisme benêt et filandreux, n’entendez vous pas cette petite voix qui en vous suggère que derrière le culte de la bienveillance centrée patient, se cache la promotion de la performance exclusivement financière. A cette fin, est nécessaire de faire du patient le bras armé du manager intermédiaire contre les professionnels dont il faut dès lors changer les mentalités, la culture, les paradigmes, « d’en haut ».« …tout mouvement qui menacerait d’augmenter les coûts serait politiquement combattu. Qu’il mette le patient au centre n’y changerait rien. Le choix du patient, de plus en plus, c’est soit d’accepter l’option qui apparaît la meilleur marché, soit de payer soi-même.» Bertrand Kiefer les dessous de la révolution du patient
« Être centré sur le malade, pour la médecine, n’est pas une stratégie. C’est la condition de son existence, la démarche d’où elle émerge : son origine.» Bertrand Kiefer dans la revue médicale suisse
Un boomer bien assigné
Féroce douceur d’une notion en vogue
La « bienveillance », cache-misère de la sélection sociale à l’école
Alors que l’éducation nationale connaît un manque croissant de moyens et d’effectifs, un mot d’ordre y fait florès : la « bienveillance » que les enseignants sont invités à témoigner à leurs élèves, et qui pourrait triompher de tous les obstacles. Cette antienne masque l’impuissance de l’institution à réduire le fossé entre les enfants des classes favorisées et ceux des classes populaires.
par Clothilde Dozier & Samuel Dumoulin
Le monde diplomatique https://ancpe.com/2019/wp-content/uploads/ANCPE-lettre-janvier-2021-GL-Bienveillance-Monde-Diplomatique.pdf

«République », « excellences », « bienveillance » : des trois mots choisis par le ministre de l’éducation nationale, M. Jean-Michel Blanquer, pour lancer sa première rentrée, en septembre 2017, c’est le dernier qui surprend. Depuis Jules Ferry, on ne saurait parler de l’école sans invoquer la République. L’excellence est également entrée dans le vocabulaire quotidien des établissements scolaires. Elle désigne le souci de l’institution, partagé par une partie des enseignants, de ne pas concentrer les efforts et les moyens de manière disproportionnée sur les élèves en difficulté au « détriment » des autres. Traduisant la volonté de se montrer attentif, avant tout, à ne pas défavoriser les favorisés, ce mot est devenu l’expression officielle — quoique euphémisée — justifiant les écarts de réussite scolaire.
« Habiletés plurielles »
Il reste donc la bienveillance. La notion s’est répandue dans les collèges et les lycées en quelques années. Inspirée de la politique du care, diffusée en France notamment par Mme Martine Aubry (1), elle a été défendue par le ministre de l’éducation nationale Vincent Peillon en 2012, dans le cadre de la concertation « Refondons l’école de la République », préalable à la loi du même nom. La bienveillance apparaît aujourd’hui comme l’un des piliers des « bonnes pratiques » défendues par l’institution. Une formule peut en résumer la philosophie : « Chaque jeune a besoin d’encouragement chaque jour (2). » Sans cette pédagogie compréhensive, l’élève serait mis dans l’incapacité de réussir et, ainsi, d’envisager une orientation heureuse.
Le message est clair : professeurs sévères, en déployant au quotidien la panoplie du découragement (sourcils froncés, remarques acerbes, notes exagérément basses), vous portez la responsabilité première dans l’échec de centaines de milliers de chrysalides qui n’attendaient qu’un geste pour se faire papillons. Ou comment promouvoir, dans le débat sur l’école, des questions de posture plutôt que de structure. La mise en orbite du thème de la bienveillance dans l’univers éducatif a ainsi pour intérêt premier d’escamoter les causes réelles de l’échec scolaire. Formidablement adapté à la cure d’austérité imposée au service public — cette « bienveillance » ne coûte rien à l’État —, il en est aussi le parfait paravent, puisqu’il détourne l’attention de questions qui manquent singulièrement d’élégance, tels le nombre d’heures de cours dispensées ou le nombre d’élèves par classe.
C’est sous la présidence de M. François Hollande que la psalmodie moralisatrice a fleuri. Le pédagogue se mue en animateur : « L’enseignant crée les conditions bienveillantes et sécurisantes pour que tous les enfants (même ceux qui ne s’expriment pas ou peu) prennent la parole, participent à des situations langagières plus complexes que celles de la vie ordinaire ; il accueille les erreurs “positives” (…). Ainsi, il contribue à construire l’équité entre enfants en réduisant les écarts langagiers (3). » Pour venir à bout des inégalités de maîtrise du langage, les stratèges de la rue de Grenelle misent donc sur l’amabilité de l’enseignant. Lorsqu’il écrit, l’élève doit pouvoir s’appuyer sur « des remarques toujours bienveillantes relatives au texte initialement produit (4) ». Au collège, des personnels de direction morigènent ceux qui ont eu le malheur de mettre un zéro pour un devoir non rendu, et demandent aux enseignants de terminer leur appréciation trimestrielle de l’élève par un mot positif. La préconisation pourrait s’entendre si elle ne tendait à substituer à la mission d’émancipation de l’école l’impératif d’épanouissement personnel : « L’école maternelle est une école bienveillante (…). Sa mission principale est de donner envie aux enfants d’aller à l’école pour apprendre, affirmer et épanouir leur personnalité (5). »

L’injonction suscite des comportements paradoxaux chez les enseignants : sarcasmes et fatigue face au nouveau leitmotiv de l’institution, mais aussi porosité à ce discours culpabilisant. Confrontés à la difficulté de la tâche, désemparés, parfois, ils peuvent être sensibles à ce qui, sous couvert de progressisme, constitue en réalité un renoncement. « Si l’on veut diplômer davantage d’élèves, il faut passer d’un système d’enseignement qui trie pour que les meilleurs parviennent aux formations d’excellence à un système “bienveillant” qui décide de faire réussir de façon variée des élèves reconnus dans leurs habiletés plurielles », affirmait ainsi un rapport de l’inspection générale en 2013 (6). Dans l’académie de Lille, un collège a choisi de nommer son projet d’établissement « collège des intelligences multiples ». Il a reçu en avril 2015 le prix de l’innovation et du développement professionnel lors de la Journée de l’innovation du ministère de l’éducation nationale. Le principe ? « L’invitation faite aux enseignants de solliciter d’autres formes d’intelligence dans les apprentissages, intelligence spatiale, corporelle — kinesthésique ou musicale —, rythmique (7). » Les bénéficiaires ? « Des élèves en difficulté avec la langue. » Et de préconiser notamment le recours aux « cartes heuristiques », ou « cartes mentales », ces schémas qui ont envahi manuels, cahiers et classeurs.
Talents, potentiels, intelligences, habiletés… La déclinaison de ces termes escamote la réalité de la hiérarchie des savoirs et des aptitudes scolaires, et sa conséquence : une place plus ou moins enviable sur l’échelle sociale. Leur utilisation trahit — et diffuse — une conception essentialisée des élèves, déconnectée de leur classe sociale. Plutôt que de chercher à comprendre l’échec scolaire pour mieux le combattre, cette conception l’entérine et le badigeonne de considérations morales pour mieux le faire accepter comme inéluctable. Ces discours pseudo-égalitaires ont pour objet de justifier le renoncement de l’institution scolaire à faire accéder les enfants des classes populaires aux savoirs légitimes. De son côté, le lycée Henri-IV, dans le 5e arrondissement de Paris, maintient le cap. Jusqu’à la rentrée de septembre 2018, soit avant la réforme du lycée, il mettait à disposition des élèves entrant en classe de première une liste d’ouvrages en guise de « conseils de lecture ». En français, pour le seul chapitre « Réalisme et naturalisme », on dénombrait quarante-trois titres. Sans compter les nouvelles naturalistes d’Émile Zola, Guy de Maupassant, Joris-Karl Huysmans… À quand une pétition d’intellectuels pour exiger le respect des « habiletés plurielles » des enfants de la bourgeoisie parisienne ?
Briser le thermomètre…
Cette promotion de la bienveillance fait écho à l’instauration, à tous les échelons du système scolaire, de l’évaluation par compétences. Toutes deux convergent pour masquer les ratés de la massification scolaire. Le souci de la bienveillance conduit par exemple, en primaire, à nommer des élèves responsables, chaque semaine, de multiples missions dénuées d’objectifs cognitifs, telles qu’essuyer le tableau, ramasser les cahiers, mettre en rang ses camarades avant l’entrée en classe, etc., instaurant une confusion prégnante entre le savoir à acquérir et les tâches à effectuer (8). Dès lors que celles-ci sont évaluées en tant que telles, comme une forme de « savoir-être », dans les référentiels de compétences désormais généralisés à tous les échelons de l’institution scolaire, l’enfant sociable et volontaire pour éteindre les lumières et baisser les persiennes a tout lieu de croire, et sa famille avec lui, qu’il remplit sa part du contrat. Même s’il ne maîtrise pas la lecture.
L’offensive contre l’évaluation des élèves à travers une notation chiffrée — remplacée par un système complexe d’évaluations par compétences — relève de la même logique. Impulsée par l’Union européenne (9), l’évaluation par compétences est aujourd’hui généralisée en primaire et dans un grand nombre de collèges. Les bulletins se présentent désormais comme d’interminables tableaux égrenant des « compétences » divisées en « domaines », eux-mêmes segmentés en « items » aux contours particulièrement flous : « écouter pour comprendre un message oral, un propos, un texte lu » ; « acquérir et comprendre le sens des mots »… Ils sont devenus illisibles. La prise de conscience des inégalités scolaires, source de désillusion brutale pour les jeunes issus des classes populaires, se déplace du collège vers le lycée, où la note perdure.
L’idée de briser le thermomètre pour faire baisser la fièvre n’est pas nouvelle. Mais elle est aujourd’hui déclinée de manière systématique, à toutes les étapes du parcours éducatif. Soit le cas d’un élève de troisième ambitionnant de décrocher son brevet des collèges. Appelons-le Florian. Depuis la session 2017, le diplôme est noté sur 800 points. Quatre cents points sont attribués dans le cadre d’épreuves se déroulant en fin d’année scolaire. Les 400 points restants résultent du niveau de maîtrise des huit composantes, chacune notée sur 50, d’un « socle commun de connaissances, de compétences et de culture ». Ces composantes ne correspondent pas au cadre de travail connu de l’élève (la discipline). Cela oblige les enseignants à travailler dans l’approximation afin de fixer le « positionnement » de chaque élève pour chacune des huit composantes du socle (par exemple : « les méthodes et outils pour apprendre », « la formation de la personne et du citoyen »). L’opacité ne s’arrête pas là. En effet, pour chaque composante du socle a été fixée une échelle à quatre valeurs attestant le niveau de maîtrise atteint : « insuffisant » (10 points sur 50), « fragile » (25 points), « satisfaisant » (40 points) et « très bonne maîtrise » (50 points). Même si Florian est archinul en anglais, le décompte retenu lui garantit au minimum 20 % des points possibles. Très bon en mathématiques — mais pas excellent —, il obtiendra cependant 100 % des points pour la composante en question. Et si, en dépit de ce barème améliorant par lui-même les résultats des élèves — mais pas leurs connaissances —, Florian risquait d’échouer, il pourrait compter sur les interventions répétées des personnels de direction dans le sens d’une rectification à la hausse des évaluations effectuées par les enseignants. Les taux de réussite des élèves dans le cadre des divers examens constituent en effet des éléments-clés dans l’évaluation du travail des principaux et des proviseurs par les directeurs académiques des services de l’éducation nationale (Dasen, ex-inspecteurs d’académie) et les recteurs.
Avec les réformes du lycée et du baccalauréat prenant effet à la rentrée 2019, M. Blanquer prolonge cette tendance. La notion de « parcours » individualisé des élèves — censés choisir leurs « spécialités » — mime la liberté en omettant les données structurelles : toutes les spécialités ne sont pas enseignées dans tous les lycées. Là encore, l’équivoque règne sur l’obtention du futur diplôme : contrôle continu, épreuves communes (certaines en classe de première, d’autres en terminale), épreuves terminales (certaines en classe de première, d’autres en terminale). Heureux celui qui saura y voir clair — ou plutôt, heureux celui qui sera informé. L’injonction contradictoire est forte pour le lycéen invité à choisir ses spécialités alors qu’une sélection sévère le place sous une évaluation permanente.
L’école de la IIIe République, solide et exigeante, dans laquelle les élèves auraient acquis la maîtrise des tables de multiplication et la connaissance des règles d’orthographe, relève largement du fantasme. L’ancien système de notation ne doit pas non plus susciter de nostalgie particulière. Le tri social des élèves existait déjà hier. Mais l’institution ne consacrait pas autant d’efforts à le rendre invisible.
Clothilde Dozier & Samuel Dumoulin
Enseignants dans le secondaire.
(1) Lire Evelyne Pieiller, « Liberté, égalité… “care” », Le Monde diplomatique,septembre 2010.
(2) « Agir contre le décrochage scolaire : alliance éducative et approche pédagogique repensée », rapport de l’inspection générale de l’éducation nationale (IGEN) et de l’inspection générale de l’administration de l’éducation nationale et de la recherche (IGAENR), ministère de l’éducation nationale, Paris, juin 2013.
(3) Bulletin officiel, ministère de l’éducation nationale, Paris, 26 mars 2015.
(4) Bulletin officiel, 24 décembre 2015.
(5) Bulletin officiel spécial no 2, 26 mars 2015.
(6) « Agir contre le décrochage scolaire », op. cit.
(7) Ibid.
(8) Cf. Stéphane Bonnéry, Comprendre l’échec scolaire. Élèves en difficultés et dispositifs pédagogiques, La Dispute, coll. « L’enjeu scolaire », Paris, 2007.
(9) « Une nouvelle stratégie en matière de compétences pour l’Europe », Commission européenne, Bruxelles, 10 juin 2016.
Enjeux de la diffusion des notions de bientraitance et de maltraitance
https://gestions-hospitalieres.fr/enjeux-de-diffusion-notions-de-bientraitance-de-maltraitance/
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L’introduction de la notion de bientraitance et sa diffusion auprès de professionnels de santé s’inscrit dans la « volonté d’aborder les pratiques professionnelles sous un angle positif », selon les termes du directeur de l’Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux (Anesm). De prime abord, l’apparition de la notion de bientraitance pourrait être conçue comme une entreprise de reconnaissance et de valorisation des métiers du soin et du travail des professionnels de santé (1). Le discours introduisant cette nouvelle notion fait d’ailleurs référence à un devoir de compensation, de réparation envers les professionnels de santé, pour les dommages occasionnés par le « succès » de la notion de maltraitance. Or, le contenu des débats des professionnels de santé, lors des sessions des ateliers Éthique et soins du centre hospitalier Sainte-Anne consacrées aux enjeux éthiques de la diffusion des notions de bientraitance et de maltraitance, fait état d’une tout autre réception, allant de l’expression d’un simple scepticisme jusqu’à celle d’un rejet sans compromis. Les fonctions de compensation et de réparation du discours de la bientraitance, le caractère bienfaisant de cette notion et l’intention bienveillante de son introduction sont ignorés. En revanche, les dimensions pernicieuses et dangereuses qu’une telle notion recèle sont démontrées, exposées, dénoncées. Ainsi les débats opèrent-ils un retournement : si la notion de maltraitance a pu servir l’éthique soignante en levant certains tabous, la notion de bientraitance, en revanche, fait œuvre de déni de reconnaissance en destituant le soin de sa position éthique a prioride bienfaisance et de bienveillance.
Les débats de ces ateliers sont animés par une intervenante formée aux sciences humaines et à la philosophie. Les références insérées dans le corps du texte sont des extraits d’articles ayant servi de support à la réflexion. Les textes en italique gras correspondent aux propos d’un participant rapportés tels quels.
Bienfaits et méfaits de l’usage de la notion de maltraitance
Selon la majorité des participants, l’introduction et la diffusion du terme « maltraitance » auraient permis, au sein des équipes, la levée de certains non-dits et auraient favorisé le développement d’un discours critique sur les pratiques. Par ailleurs, l’apparition d’une telle notion aurait aussi correspondu et répondu à un besoin pour les soignants de dénoncer et de condamner certaines pratiques en faisant part de leur indignation morale sur un plan plus général que celui de la contestation professionnelle où le principe d’atteinte à la dignité n’a pas cours. Dans le même temps, ces participants déplorent et dénoncent l’utilisation de cette notion à des fins d’incrimination. La multiplication des références à la maltraitance est alors évoquée comme le développement d’une culture de la recherche de la faute individuelle, de la désignation d’un coupable, se faisant aux dépens d’une analyse, d’un questionnement sur les facteurs pouvant expliquer un acte, un geste ou une attitude soignante répréhensible. « Il n’y a pas de remise en cause des conditions de travail, c’est tel ou tel qui a mal fait. » Cette réflexion rejoint l’analyse de Pascale Molinier : « Plutôt que d’intervenir au niveau d’une analyse des difficultés concrètes rencontrées par les soignants du fait des contraintes de l’organisation du travail, on a préféré essayer de contrôler la qualité, d’en trouver les bons “indicateurs”. Cette évolution a notamment engendré les formes de contrôle qu’on voit se développer aujourd’hui en termes de “bientraitance” ou plus exactement de “maltraitance”, puisque ce que l’on va traquer systématiquement, c’est le mauvais geste. […] Le paradigme de la “maltraitance” est l’équivalent – pour le secteur des services – de celui de l’erreur humaine pour le secteur de la production. […] Les machines, la technique et le travail des ingénieurs seraient infaillibles. Si bien que quand quelque chose ne marche pas, ce ne peut être que du fait d’une “erreur humaine”. » (2)
La bientraitance : notion illégitime ?
L’inscription de la bientraitance dans le manuel de certification V2010 de la Haute Autorité de santé (HAS) est reçue comme une « injonction-condamnation ». Pourquoi parler de bientraitance si l’on considère qu’il ne peut y avoir soin sans bienveillance ? En effet, selon la conception majoritaire des participants, un soin dispensé sans bienveillance est destitué de sa situation de soin pour devenir exécution simple d’une tâche. Ainsi, ou la bientraitance est une « notion pléonasme » qui enjoint les soignants au soin, ou son inscription dans le manuel de certification implique une condamnation sous-jacente : les soignants ne seraient pas en mesure de prodiguer un soin bientraitant. « Pourquoi a-t-on besoin de parler de bientraitance ? Est-ce que cela signifie qu’on ne saurait plus faire, qu’on ne saurait plus être dans le soin ? A-t-on besoin de redéfinir et de réidentifier ce qu’est le soin ? » Dans cette perspective, l’introduction de la notion de bientraitance équivaut à un déni de reconnaissance des savoir-faire soignants dans leur dimension éthique.
En outre, selon une idée développée lors des débats, la notion de bientraitance aurait une incidence nocive sur la conception même du soin. Elle opérerait une scission au sein de l’activité du soin en distinguant l’activité technique de l’activité morale. Cette remise en question de la légitimité de l’existence de la notion de bientraitance peut être rapprochée d’un débat ayant cours sur la scène philosophique, autour des éthiques du care. L’enjeu de ce débat pourrait être défini selon l’alternative suivante : ou bien le care désigne une activité, les notions de bon care et de mauvais care venant comme des attributs qualifier sa qualité morale ; ou bien le care ne peut pas être réduit à une simple activité, pour qu’il y ait du care il doit y avoir obligatoirement de la responsabilité et de l’attention envers l’autre, le care étant alors défini par l’existence simultanée et indistincte de ces deux dimensions : une activité et une disposition morale. Selon cette dernière conception, il ne saurait y avoir de « bon » care ou de « mauvais » care, il y a du care ou il n’y en a pas.
Une réflexion qui accorderait du sens et de la légitimité à l’existence de notions telles que la bientraitance et la maltraitance s’inscrirait dans la perspective où des critères de « bon soin » pourraient être érigés, rendant ainsi possible la formation à des « bonnes pratiques » et l’évaluation du soin à l’aune de critères qui en seraient tirés. Selon un participant, la terminologie de la « bientraitance-maltraitance » inaugure une conception du soin à trois niveaux : « Avec les notions de bientraitance et de maltraitance, c’est comme s’il y avait trois niveaux de soin : un soin maltraitant, un soin neutre, un soin bientraitant. » Les participants aux ateliers s’inscrivent en faux contre une telle gradation, une telle catégorisation. Selon eux, le soin ne peut désigner une activité purement instrumentale, voire malveillante. Ou il y a du soin, ou il n’y en a pas. Ils rejoignent à nouveau la pensée de Pascale Molinier pour qui « un travail attentionné ne peut être confondu avec une activité purement instrumentale. […] il y a du care (attitude/travail), ou il n’y en a pas. L’intégration dans la définition de l’affection et de la responsabilité ne préjuge pas, selon moi, de la qualité du care, mais plus radicalement de son existence. L’être et le faire sont ici indissociables » (3).
La transmission des savoir-faire soignants sous forme d’un « compagnonnage »
Les notions de bientraitance et de maltraitance sont perçues comme des principes moraux régulateurs ne procédant pas de la culture soignante mais de la culture de la qualité qui tend à intégrer l’activité du soin et de la relation de soin dans un processus normatif, permettant l’évaluation et le « formatage ». Or, d’après les débats, « s’il devait y avoir une bientraitance soignante, elle relèverait alors de la pensée de la transmission des savoir-faire soignants, de professionnel à professionnel, d’une transmission de savoir-faire difficilement traduisibles, ne pouvant faire l’objet d’un cours magistral. Au lieu d’ériger des normes et d’élaborer des notions nouvelles, il aurait mieux valu penser et organiser la transmission ». Les savoir-faire éthiques soignants sont ainsi mieux exprimés au cours de la pratique morale quotidienne, dans les problèmes moraux posés par l’activité du soin qu’à travers un ensemble de critères ou de règles, dans un système décontextualisé de normes et de principes abstraits à valeur générale. En ce sens, toute formalisation du type « référentiel bientraitance » visant à modéliser le soin au travers de procédures, de principes et de critères abstraits, établis en amont, détachés de la circonstance du soin et du contexte de la relation de soin, sont irrecevables.
L’idée de la transmission des savoir-faire soignants dans l’immanence de la pratique présente des motifs communs avec les modalités du développement de la pensée morale mises au jour par les éthiques du care, selon lesquelles « les seuls concepts moraux objectifs sont ceux qui sont issus d’une forme de vie partagée. […] Le seul réalisme possible est un réalisme fondé sur des critères immanents aux pratiques d’une forme de vie partagée, donc accessible à tous. […] notre moralité est acquise en apprenant la façon de se comporter moralement des autres êtres qui appartiennent à ma communauté ». (4) À cet égard, la majorité des participants appartenant aux corps infirmier et aide-soignant reconnaissent l’influence de la communauté de travail sur leurs pratiques individuelles et affirment que la qualité éthique de leurs pratiques dépend du service dans lequel ils exercent. Ainsi, la majorité d’entre eux ne se conçoivent pas comme autonomes, mais comme dépendants, c’est-à-dire inscrits, déterminés et participants à la culture d’un service. Le seul exercice de leur autonomie réside dans la décision de quitter un service où son éthique soignante est mise à mal par les modes de dispensation du soin en vigueur. Selon le témoignage d’un participant, la résistance et l’opposition au mode dominant de dispensation du soin conduit à l’ostracisme du groupe et à la démission de l’agent résistant.
Déculturation de la pratique du soin
Les discussions autour des notions de bientraitance et de maltraitance font émerger l’idée suivante : l’introduction de cette nouvelle terminologie participe à un phénomène plus global de « déculturation » et de formatage de la culture soignante par les cultures juridiques des associations d’usagers et ingénieuriques des services qualité. Un processus d’« occupation », de « domination » et de « colonisation » de la culture soignante par ces deux cultures au développement concomitant et à l’emprise ascendante est évoqué.
Les participants dénoncent notamment l’exercice de cette influence exogène à la culture soignante par l’implantation progressive d’un système de modélisation de la relation de soin promouvant un type de raisonnement formel et abstrait peu respectueux de la culture contextuelle du raisonnement soignant dont le mode narratif du récit clinique est l’une des expressions majeures. Le mode du « laisser libre cours à la parole » qui permet à des détails, des interprétations, des histoires, des faits de vie d’« enrichir la relation de soin, d’ajouter au regard du soignant » a de moins en moins cours. Les transmissions ciblées, la disparition progressive des moments de réflexion collective autour de la pratique du soin, autour de la clinique et ce au profit de réunions opérationnelles (réunion de synthèse, projet de soin où « les patients sont évoqués à marche forcée, les uns après les autres ») constituent des illustrations de ce processus de « déculturation ».
La procédure du « DAR » (donnée/actions/résultats) devient, au cours des débats, la figure emblématique de l’emprise de la culture ingénieurique, censée garantir transparence et efficacité, sur la culture soignante fondée sur la relation et la rencontre de deux sujets. Selon cette procédure, le soin serait modélisé en trois étapes principales : une analyse de données, une action fondée sur une délibération rationnelle, enfin l’observation et la notation d’un résultat dont le quotient de réussite est fonction d’un choix rationnel correctement défini. Selon un cadre parlant de son équipe : « Elles ont du mal à trouver la cible c’est-à-dire à identifier le problème dès l’arrivée du patient. Et c’est pourtant de cette identification que résultera l’action, la position de soin, l’action entreprise. La relation doit répondre maintenant, du moins sur le papier, aux diktats d’efficacité. »
Les notions de bientraitance et de maltraitance sont perçues comme des principes moraux régulateurs procédant de la culture de la qualité…
Les participants font aussi état d’une atteinte portée à l’identité soignante par un processus de « désubjectivisation » des acteurs du soin s’opérant d’une part au travers de la multiplication des procédures uniformisant le discours et d’autre part par la référence constante au droit et à la loi. Cette double emprise opère un déplacement de l’exercice de la responsabilité : il ne s’agit plus d’être responsable d’un autrui fragile, mais de respecter des procédures et des droits. « Il faut un langage commun à tous les professionnels, comme si la compréhension passait par l’uniformité. On ne peut plus laisser libre cours à sa propre analyse. Notre analyse de la situation nous est dictée par les procédures à remplir. On ne peut pas écrire ce que l’on a ressenti, ça n’a pas de valeur. Le “je” n’existe plus. Pardon, il existe nominativement, tout doit être paraphé, signé, le “je” est devenu juridique. Le “je” subjectif est inhibé par le “je” juridique qui lui rappelle l’engagement de sa responsabilité. C’est le meilleur moyen de faire taire le “je”. Dès qu’on écrit, ça engage notre responsabilité juridique, alors nous ne nous engageons pas trop, de peur qu’on nous en tienne rigueur et qu’on nous demande des comptes. L’écrit est devenu une preuve à charge.»
Participant à ce processus de « désubjectivation », une situation de censure à l’égard de l’expression de la dimension affective de la relation de soin est identifiée « Les affects ne font pas partie des savoir-faire soignants recevables à l’écrit. Ils ne font pas non plus partie des non-dits, ils se disent en équipe mais ne s’écrivent pas. Et pourtant ces affects constituent aussi la relation de soin. Il n’y a pas de lieu pour dire ça. C’est à côté du soin, ça peut faire l’objet de discussions informelles ou être dit en supervision, bref dans le secret, en dehors de la parole officielle du soin. C’est comme si les affects composaient des phénomènes à la fois inévitables et dangereux que l’on tentait de maîtriser soit dans l’interdit, soit en supervision. Ils n’ont pas cours officiellement, ils n’ont pas voix au chapitre. Pourtant il existe encore des services où l’on peut dire ce que l’on ne peut pas. » Cette réflexion autour de la mise au banc des affects dans le discours soignant illustre les propos de Foucault sur la corrélation entre le contrôle du discours et l’exercice du pouvoir : « Voici l’hypothèse que je fais : je suppose que dans toute société, la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser l’événement aléatoire, d’en esquiver la lourde, la redoutable matérialité. Dans une société comme la nôtre, on connaît, bien sûr, les procédures d’exclusion. La plus évidente, la plus familière aussi, c’est l’interdit. On sait bien qu’on n’a pas le droit de tout dire, qu’on ne peut pas parler de tout dans n’importe quelle circonstance, que n’importe qui, enfin, ne peut parler de n’importe quoi.» (5)
Le manque de « souci de l’autre »
Pour accompagner l’introduction des notions de bientraitance et de maltraitance dans la version 2010 de la certification, la HAS a commandé une étude ayant pour objet de rendre compte des faits de maltraitance ordinaires à l’hôpital (6). Cette enquête a privilégié l’expérience et le regard des usagers sur ces phénomènes, contribuant ainsi à servir la volonté de prendre mieux en compte « les attentes et l’expression des usagers ». Lors des journées des Rencontres HAS 2008, les résultats de cette étude ont été exposés, révélant principalement un sentiment de défaut de l’exercice de la sollicitude et de l’empathie de la part des personnels soignants à l’égard des patients. La mise en perspective du point de vue usager saisi à partir de la présentation des résultats de l’étude et du point de vue soignant exprimé lors des sessions des ateliers, met au jour une convergence d’expériences, de regards et de représentations sur les phénomènes de maltraitance et des conceptions sur ce qu’est la bientraitance que l’on peut en déduire. Cette mise en perspective met en évidence la défaillance de l’hôpital à remplir sa mission de care, c’est-à-dire sa prise en considération du patient non pas sur l’unique plan de la pathologie, du respect de son autonomie et de ses droits, mais aussi dans sa situation de fragilité et vulnérabilité et du contexte singulier qui est le sien. Usagers et soignants dénoncent d’une même voix la disparition du sujet, aussi bien du sujet dans la personne du patient que dans celle du soignant, et ce au profit de la montée en puissance d’un agent anonyme désigné sous plusieurs noms : organisation, logique financière, rationalisation dont le principe commun est de faire prévaloir la réalisation d’objectifs et de résultats, qu’ils soient économiques ou sanitaires, sur le bien-être du patient et l’attention portée à sa fragilité.
La situation de la notion de bientraitance, certification V 2010
La situation de la notion de bientraitance dans le manuel de certification V 2010 et son association aux droits des usagers – chapitre 2, « Prise en charge du patient », partie 1, « Droits et place des patients », référence 10, « La bientraitance et les droits » – représente un parti pris discutable. En effet, au vu des résultats de l’étude, il semblerait qu’une politique de mise en œuvre de la bientraitance devrait être menée bien plus au niveau du soutien à une éthique soignante inscrite dans la perspective du développement des attitudes de care – une attitude soignante développant le souci de l’autre –, qu’au niveau de la mise en œuvre des droits des patients. Les résultats de l’étude sur les maltraitances ordinaires nous engagent plutôt à prendre la mesure de l’importance du care pour la vie humaine, à valoriser et favoriser, dans le champ des activités de soin significatives, les dimensions de l’expression morale négligées par les conceptions faisant prévaloir le respect des droits sur toute autre forme de considération.
Ainsi la traduction en termes de droits des attentes des patients en matière de bientraitance semble-t-elle inopérante. Prendre en considération l’autre homme dans sa singularité, dans ses besoins individuels, être attentif et sensible à sa vulnérabilité ne fait pas appel à la même habileté morale que celle engagée dans la mise en œuvre des droits des usagers. C’est ce que fait valoir l’opposition théorique entre les éthiques du care et les éthiques de la justice. Sur la scène de la réflexion éthique un débat est ouvert entre éthique de la justice et éthique du care, entre une moralité centrée sur l’équité, la compréhension et la mise en œuvre des droits, l’impartialité et l’autonomie et une moralité fondée, non pas sur des principes, mais sur une question et une visée : comment faire, dans telle situation, pour préserver et entretenir le bien-être de la personne ?
En outre, le fait de situer la notion de bientraitance dans le manuel de la V2010 en partie 1 « La bientraitance et les droits » et non en partie 5, c’est-à-dire en « Évaluation des pratiques professionnelles (EPP) », peut constituer aux yeux des soignants une forme de dépossession de la dimension éthique de leur pratique. De plus, toujours selon les mêmes documents, la définition de la bientraitance que semblerait avoir retenue la HAS – une définition générale empruntée à la recommandation sur la bientraitance de l’Anesm : « La bientraitance est une démarche qui vise le bien-être des usagers en gardant à l’esprit le risque de maltraitance » – n’est pas sans comporter d’éléments contestables, voire dénigrants à l’égard de la pratique soignante. En effet, cette définition inscrit l’éthique du soin dans une forme d’étau stigmatisant : le risque de maltraitance est inhérent à la situation de soin et la bientraitance constitue un objectif rendant la visée morale de la bienveillance extrinsèque à la pratique du soin et la réduisant à des simples savoir-faire techniques.
Conclusion
Une politique de mise en œuvre de la bientraitance pourrait consister à réfléchir aux moyens de faire appel et de favoriser les attitudes de sollicitude et d’attention chez les professionnels, en s’assurant notamment que l’organisation, la conception, la pensée des soins mettent bien en présence deux sujets, et non une compétence et un objet.
L’introduction et l’utilisation de la notion de bientraitance entraîneront peut-être une réflexion critique amenant à la question éthique fondamentale et à sa transposition dans le champ pratique de l’activité hospitalière : qu’est-ce que la vie bonne ? Qu’attend-on de l’hôpital ? Un service technique orienté exclusivement vers le care, où les besoins de réconfort et de sollicitude des patients sont secondaires, où le respect de la personne du patient est confondu exclusivement avec le respect de ses droits, ou un hôpital et un service de santé orientés vers la dimension du care où l’on prend en considération la fragilité, la peur et le besoin de dépendance du patient compris comme besoin de pouvoir « compter sur », qui ne relève pas exclusivement du respect des droits ?
En tout état de cause, on ne peut pas compter sur le droit et la force de la loi pour générer l’empathie et la sollicitude. Il ne peut pas y avoir de droit à la sollicitude et à l’empathie qui contraigne et oblige à avoir souci de l’autre homme.