À Preignac, en Gironde, la maladie au milieu des vignes
Touché à l’âge de 5 ans et demi par une leucémie, Lucas Rapin se trouvait au cœur du cluster de cancers pédiatriques de Preignac qui a déclenché, en 2016, le lancement de l’étude PestiRiv publiée lundi. Il plaide aujourd’hui pour une transformation en profondeur de l’agriculture.
15 septembre 2025 à 19h43 https://www.mediapart.fr/journal/ecologie/150925/preignac-en-gironde-la-maladie-au-milieu-des-vignes
Preignac (Gironde).– Des vignes, des vignes et encore des vignes. Où que l’on tourne le regard, dans le village de Preignac, les parcelles sont imbriquées dans l’habitat. Lucas Rapin, la trentaine, a grandi là, entre la maison de ses parents, à l’arrière de laquelle se déploie un bout de domaine, et celle de sa grand-mère, qui s’occupait de lui à la sortie de l’école quand il était tout petit, et qui donne sur un vaste champ de raisin.
Quant à l’école, elle était bordée par 1,5 hectare de vignes jusqu’à ce qu’en 2015 la mairie rachète le terrain pour y créer un parc. Il fallait bien faire quelque chose : deux ans plus tôt, une institutrice faisait un signalement auprès des autorités sanitaires. Plusieurs cas de cancers pédiatriques étaient apparus, et l’Institut de veille sanitaire déclenchait une étude.
Parmi les quelque 2 000 habitant·es de Preignac, relevaient les autorités dans ce rapport publié en juin 2013, quatre cancers, dont deux leucémies, ont été observés entre 1999 et 2012, et huit au total pour Preignac et ses communes limitrophes, un coin de Gironde situé en plein cœur du pays du sauternes. C’était bien plus que la moyenne nationale, et c’est ce cluster qui est à l’origine de l’étude PestiRiv enfin publiée lundi 15 septembre, plus de dix ans après la première alerte.

Lucas Rapin est l’un de ces enfants comptabilisés dans l’étude initiale : à l’âge de 5 ans et demi, on lui diagnostique une leucémie – dont il se débarrassera au bout de cinq ans. Lorsque l’étude sort, suivie d’un fort écho médiatique, pour Lucas, qui a alors 19 ans, c’est l’électrochoc. « On voit l’info passer… Puis on se rend compte que ça parle de nous. Ça faisait très bizarre, nous étions les premiers concernés ! Jamais on ne nous avait dit à l’hôpital qu’il pouvait y avoir un lien avec l’environnement. Ce qu’on comprenait, c’était que c’était “la faute à pas de chance”… »
Et si ce n’était pas que cela ? « À l’époque, la société ne parlait pas du tout du danger des pesticides, poursuit Lucas. Dans ma famille, on avait pourtant la fibre écolo ! Mais on n’est pas agriculteurs et on ne connaissait rien au milieu viticole. On n’avait pas conscience de ce qu’il se passait. »
« C’est à ce moment-là qu’on a pris conscience de l’impact que pouvaient avoir lespesticides, renchérit sa mère, Pascale Mothes, qui décide alors, en concertation avec son fils, de raconter leur histoire au grand jour. Quand il était enfant, jamais nous ne nous étions alarmés. Nous mangions dans le jardin, et quand il y avait un épandage, on rentrait dans la maison pour se protéger des odeurs. Puis on ressortait. » Lucas, comme d’autres enfants du village, allait jouer dans les vignes sitôt l’épandage terminé.
Omerta
Pascale Mothes contacte les médias locaux, organise une réunion publique, lance une pétition pour faire appliquer le principe de précaution sur les pesticides, qui recueillera 15 000 signatures… Mais dans son combat, elle reste bien seule. « Je voulais fédérer, alerter la population, créer une association… » Personne ne la rejoint, les autres familles concernées restent silencieuses. « J’ai fini par baisser les bras. Il y a une omerta ici. Il ne faut pas parler de ça. Beaucoup de gens travaillent à la vigne et pour les autres, ça les bouleverse trop dans leurs croyances. »
Pascale est allée jusqu’à contacter des avocats, afin de poursuivre l’État qui, en autorisant des tas de produits phytosanitaires dans la viticulture, a failli dans sa mission de protection de la santé de la population. Peine perdue. Une telle démarche ne pouvait aboutir au regard de son dossier, lui répond-on alors.
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À la différence de la profession agricole, pour laquelle, aujourd’hui, trois maladies professionnelles sont identifiées en lien avec les pesticides, les populations riveraines, elles, ne peuvent être reconnues comme victimes et indemnisées si elles sont touchées par des pathologies similaires. Pourtant, en 2021, la vaste expertise de l’Inserm a fait le lien entre l’usage des pesticides et différentes maladies, dont la leucémie.
À Preignac, plus de la moitié des terres sont couvertes de vignes et l’on compte douze exploitations agricoles. « Territoire bio engagé », annonce un panneau devant l’école. Un autre, à l’entrée du cimetière tout proche : « Mes espaces publics sans pesticides ». Circulez, y a rien à voir ? « Je n’oublie pas le déferlement médiatique d’il y a dix ans. Certains habitants appelaient la mairie pour savoir s’il fallait désinscrire leurs enfants de l’école. Les maisons ne se vendaient plus », disait le maire, Thomas Filliatre, à Sud Ouest en fin de semaine.
En 2013, après l’alerte de Preignac, deux études étaient lancées.
La première, intitulée Géocap (pour « géolocalisation de cancers pédiatriques »), devait étudier le lien entre la proximité des vignes du lieu de résidence et la probabilité d’apparition d’une leucémie. Publiée il y a deux ans, elle a montré qu’il existe un lien entre l’adresse de l’enfant peu avant le diagnostic de son cancer et la densité de vignes autour de son domicile : si cette densité augmente de 10 %, le risque de leucémie est accru de 4 %.
La seconde avait pour objectif d’analyser les pesticides auxquels les riverain·es de zones viticoles sont exposé·es. C’est précisément PestiRiv, celle dont la publication avait été reportée jusqu’à ce jour.
Il faut que la reconnaissance des maladies soit élargie aux riverains, il faut que tout cela ait un impact sur ceux qui nous gouvernent.
Pascale Mothes, mère de Lucas
Pascale et Lucas n’avaient même pas en tête l’aboutissement de cette deuxième étude. Après les épreuves par lesquelles tous deux sont passé·es, ils n’en attendent pas grand-chose pour eux-mêmes. Depuis le traitement de sa leucémie, Lucas vit avec des douleurs neurologiques qu’il ne parvient à apaiser qu’avec un opiacé.
Il s’agit d’une maladie rarissime – une arachnoïdite –, qui se traduit par l’inflammation de l’une des membranes qui entourent la colonne vertébrale, et qui pourrait être liée aux injections de chimiothérapie dans la moelle épinière. Il n’a pas pu aller au bout de sa scolarité, laquelle, du CM1 jusqu’à la seconde, s’est déroulée à la maison, avec les cours du Cned (Centre national d’enseignement à distance).

Avec la maladie de son fils et ses suites, et l’errance médicale qui s’est ensuivie, et face à un employeur peu compréhensif, Pascale a dû s’arrêter de travailler. L’équilibre familial a été ébranlé, sa vie a basculé. Et économiquement, le quotidien est devenu difficile.
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La sortie annoncée de l’étude, lundi, la replonge dans son combat. « J’espère que PestiRiv va nous ouvrir des pistes pour faire appliquer le principe de précaution sur les produits les plus dangereux et durablement inciter les viticulteurs à passer en bio. Il faut que la reconnaissance des maladies soit élargie aux riverains, il faut que tout cela ait un impact sur ceux qui nous gouvernent. Ce sujet concerne la société tout entière. »
« Si l’on pouvait avoir des lois qui réforment le système agricole, ce serait vachement bien », renchérit Lucas, qui travaille aujourd’hui dans un magasin d’informatique. Ce n’est pas tant la reconnaissance de sa situation qui l’intéresse. « D’un point de vue scientifique, sur les cas de cancers, il faut une preuve impossible à trouver. Cela restera toujours de l’ordre d’une forte présomption. » Il n’empêche, on ne peut plus continuer comme avant. « La société est prête, les gens n’ont pas envie de manger des trucs avec des pesticides », selon Lucas.
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Comme sa mère, Lucas a fait partie des signataires, cet été, de la pétition contre la loi Duplomb. « On ne peut pas dire que les plus de 2 millions de signatures aient ébranlé le pouvoir. Cela reste compliqué d’avoir un débat serein sur le sujet… »
Le trentenaire regrette que parler d’agriculture soit encore si « sensible », alors que toutes celles et ceux qui se mobilisent contre les pesticides « militent pour le bien-être des agriculteurs avant tout ». « Il faut sortir du système FNSEA et de l’agrochimie, c’est une question de bien commun, conclut Lucas. Les agriculteurs sont les premiers à défendre un système qui les opprime. C’est dommage de ne pas les compter parmi nous. »