Malgré ses engagements, l’Europe exporte toujours plus de pesticides interdits
Selon une enquête des ONG Public Eye et Unearthed, la firme BASF est celle qui exporte le plus de produits phytosanitaires devenus illégaux en Europe. Parmi ceux-ci, on retrouve l’insecticide Fastac et sa substance active l’alpha-cyperméthrine, dont Mediapart avait révélé la présence dans une usine française.
Amélie Poinssot et Donatien Huet
23 septembre 2025 à 07h14 https://www.mediapart.fr/journal/ecologie/230925/malgre-ses-engagements-l-europe-exporte-toujours-plus-de-pesticides-interdits
Ce sont des produits dont l’utilisation est illégale dans l’agriculture européenne, mais dont les géants chimiques du continent tirent un juteux business : ces dernières années, la production et l’exportation de ces pesticides interdits n’ont cessé d’augmenter.
D’après une enquête des ONG Public Eye et Unearthed publiée mardi 23 septembre, et dont Mediapart a pu consulter les données, le volume de produits phytosanitaires retirés du marché européen mais enregistrés pour être exportés dans le reste du monde est passé de 82 000 tonnes en 2018 à 122 000 tonnes en 2024. Soit une hausse de 50 %, qui s’accentue encore si l’on tient compte du Brexit : en retirant le Royaume-Uni des premières données disponibles, en 2018, on arrive à une hausse de 150 % en six ans.

En tête de ce commerce : la firme allemande BASF, qui a fait approuver par les autorités européennes l’exportation, au total, de 34 000 tonnes de produits en 2024, parmi lesquels le Fastac et l’alpha-cyperméthrine – un insecticide et sa substance active, tous deux interdits dans l’Union européenne (UE), et dont Mediapart avait révélé la présence dans l’usine BASF de Genay (Rhône). « Plusieurs dizaines de tonnes »de produits contenant de l’alpha-cyperméthrine, dont 10 tonnes de Fastac, avaient ensuite été constatées par la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal) dans son rapport d’inspection.
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D’après les données récoltées par les deux ONG, l’alpha-cyperméthrine produite par BASF devait partir d’UE en 2024 principalement à destination de la Turquie, de l’Argentine, du Mexique, du Bélarus, de la Russie et du Kazakhstan, pour un volume total enregistré de 814 tonnes. Une information que nie toutefois BASF, qui indique à Mediapart (lire l’intégralité des réponses de la firme en annexes) : « BASF ne fabrique pas d’alpha-cyperméthrine en Union européenne et n’en a pas exporté. »
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Selon les données fournies par les autorités européennes, une écrasante majorité des volumes d’alpha-cyperméthrine est enregistrée au départ des Pays-Bas – où il n’y a pas d’usine de fabrication BASF – et aucune exportation n’est notifiée au départ de la France. Cela signifie que la société allemande pourrait fabriquer la substance chimique dans d’autres pays, tout en enregistrant les mouvements au départ de la nation néerlandaise. Ce que confirme BASF : « La société BASF localisée aux Pays-Bas agit en tant qu’exportateur de tous ses produits à usages agricoles ou biocides fabriqués en Europe, quel que soit leur pays de fabrication », indique la direction de la société.
Celle-ci dément toutefois que l’alpha-cyperméthrine trouvée à l’usine de Genay ait été fabriquée sur place. Mais elle y compose différents produits à base de cette substance : des produits domestiques « contre des insectes nuisibles », ainsi que des produits phytosanitaires à usage agricole pour « moins de 20 % de ses volumes » – dans le respect de « l’ensemble des textes législatifs et réglementaires sur le sujet », précise l’entreprise.
Depuis la France, ce sont également près de 1 000 tonnes de fipronil qui ont été notifiées à l’exportation par BASF en 2024 – un insecticide puissant qui ne peut plus être utilisé dans l’agriculture depuis 2004. « Le fipronil est un insecticide dont les effets sont très proches chimiquement des néonicotinoïdes, avec des effets systémiques, explique le chercheur du CNRS Vincent Bretagnolle, qui étudie les impacts des produits phytosanitaires sur la biodiversité. Il a été très utilisé dans les années 1990 dans les cultures de blé et de tournesol, et c’est l’un des produits qui avaient déclenché la protestation des apiculteurs à l’époque. Sa toxicité pour les abeilles est telle que l’histoire de cette substance dans les champs français a été relativement courte. »
BASF en fabrique également dans d’autres pays, et ce sont 2 800 tonnes de pesticides à base de fipronil, au total, que la firme a fait partir d’Europe en 2024.
Des promesses non tenues
Les données collectées par Public Eye et Unearthed, obtenues au moyen des demandes d’actes administratifs à l’Agence européenne des produits chimiques (Echa) et aux autorités nationales des États membres, révèlent de vastes mouvements totalement contradictoires avec les promesses de l’UE de cesser d’exporter des substances retirées de son propre marché en raison de leur toxicité.
Elles reposent sur les « notifications d’exportation », des documents que les entreprises doivent produire avant d’exporter depuis l’UE une substance chimique interdite : autrement dit, il s’agit d’une estimation initiale fournie par les entreprises, les chiffres définitifs pouvant varier. Selon les résultats obtenus, ce sont 75 de ces substances qui ont été vendues à des pays tiers en 2024.
On y trouve notamment le dichloropropène (un « fumigant pour sols » interdit depuis 2007 en raison des risques de contamination des eaux souterraines et des dangers pour la biodiversité, classé cancérogène probable aux États-Unis), le glufosinate (un herbicide interdit en 2018 en raison de sa toxicité pour la reproduction), ainsi que le mancozèbe et l’époxiconazole (des fongicides retirés du marché pour des raisons également liées à la reproduction). Notons également dans ce sinistre tableau plusieurs néonicotinoïdes dont l’usage est désormais illégal en Europe : la clothianidine, l’imidaclopride et le thiaméthoxane.
L’Allemagne est de loin le pays le plus exportateur. Elle est suivie par la Belgique, l’Espagne, les Pays-Bas, la Bulgarie, l’Italie puis la France, qui arrive en septième position avec la notification de 6 600 tonnes de pesticides interdits.
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Et si BASF apparaît comme la championne toutes catégories, elle est suivie par les poids lourds de la chimie mondiale : les autres allemands Bayer et Alzchem, la firme suisse (passée sous pavillon chinois) Syngenta, l’entreprise bulgare Agria, et les états-uniens Corteva et Teleos Ag Solutions.
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Ces « phytos » vont principalement vers les États-Unis, le Brésil, l’Ukraine, le Canada, le Japon, la Russie ou l’Australie. Mais aussi, dans des quantités moins importantes, vers le Maroc, la Malaisie, la Chine, l’Argentine, le Mexique, les Philippines, le Vietnam, l’Afrique du Sud… Au total, 93 pays sont concernés.
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Tous ces produits présentent des risques élevés pour la santé humaine, tels que des lésions cérébrales chez les enfants, des troubles de la reproduction qui nuisent à la fertilité ou au fœtus et des perturbations endocriniennes. Sans compter les effets néfastes majeurs sur la biodiversité, insectes et pollinisateurs en tête.
Après une première enquête de Public Eye qui avait révélé en 2020 l’ampleur de ce commerce, la Commission européenne s’était engagée à mettre fin à cette pratique, déclarant qu’elle « montrerait l’exemple » et « veillerait à ce que les produits chimiques dangereux interdits dans l’Union européenne ne soient pas produits pour l’exportation, notamment en modifiant la législation pertinente si nécessaire ».
Les failles de la législation
Promesse non tenue, donc. À ce jour, aucune proposition de modification de la législation européenne n’a été faite et le commerce des pesticides interdits a continué de se développer. Cette croissance s’explique sans doute en grande partie par le fait que le nombre d’interdictions dans l’UE a augmenté à mesure que les preuves de dangerosité sont apparues, sans que ces interdictions à l’intérieur des frontières européennes soient suivies d’effets pour l’extérieur.DOSSIERPesticides et loi Duplomb : le retour en arrière37 articles
Quant à la France, qui avait, elle aussi, pris ce genre d’engagement en 2022 par la voix de Christophe Béchu, alors ministre de la transition écologique, elle a avancé d’un cheveu. Dans la loi Duplomb adoptée cet été, un amendement défendu à l’origine par la députée Delphine Batho (Génération écologie) a mis fin à la faille juridique dite de la « substance active » : production et stockage de substances chimiques déjà proscrites en France sont désormais intégralement interdits, y compris celles qui continuaient d’être élaborées pour l’exportation et la fabrication de pesticides à l’étranger. En 2024, plus de 80 % des volumes annoncés à l’exportation depuis la France sont passés par cette brèche, d’après Public Eye.
Reste cependant encore une combine possible, du moins dans la législation française : les entreprises peuvent, formellement, notifier aux autorités européennes une exportation au départ d’un État membre par le biais d’une filiale qui y est installée, alors que le produit a été conçu ailleurs et n’a même pas transité par le pays en question. La fabrication du pesticide devient alors invisible pour les autorités nationales concernées.
« Toutes ces lacunes montrent qu’il est très difficile de contrôler ces exportations et qu’il est toujours possible de contourner la législation. La seule solution est d’avoir une interdiction européenne », dit à Mediapart Laurent Gaberell, coauteur de l’enquête à Public Eye. Sans quoi la contamination de pays tiers au moyen de substances interdites sur nos sols a encore de beaux jours devant elle.
Amélie Poinssot et Donatien Huet
Cyberaction : France Pesticides interdits cessons d’exporter l’inacceptable
Le nouveau rapport de Public Eye et Unearthed sorti ce 23 septembre (1) confirme l’un des plus gros scandales sanitaires de l’Histoire. En 2024, l’Europe a vendu près de 122 000 tonnes de pesticides dont elle n’autorise pas l’usage sur son territoire, soit une hausse de 50% par rapport à 2018.
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Cette cyberaction a également pour objectif d’interpeller vos élus. Vous pouvez ajouter vos élus en copie du message en cliquant sur modifier des éléments après avoir rempli vos coordonnées
Cyberaction mise en ligne le 24 septembre 2025
Proposée par Cyberacteurs
Elle sera envoyée à Premier ministre | à votre député
En soutien à CCFD-Terre Solidaire, Institut Veblen, FNH, Générations Futures, foodwatch, AVSF
Elle prendra fin le : 24 décembre 2025
Plus d’infos

La France, qui avait en théorie interdit ces exportations à compter de 2022 (2), a continué d’exporter plus de 6 600 tonnes de pesticides interdits, principalement vers les pays du Sud. Un commerce cynique et amoral que l’Europe laisse prospérer.
Alors que ces substances sont interdites sur le territoire européen pour leur dangerosité avérée, le rapport nous apprend que l’Union européenne et la France continuent d’en autoriser la production à des fins d’exportation, notamment vers les pays les plus pauvres. Il s’agit par exemple du Dichloropropène (1,3-D), un pesticide utilisé dans la culture de fruits et de légumes interdit dans l’UE depuis 2007, de la picoxystrobine, fongicide interdit depuis 2017 à cause de ses effets génotoxiques, ou encore du fipronil, insecticide interdit depuis 2017 pour ses effets sur les pollinisateurs. La France est le septième plus gros exportateur de pesticides interdits. Le top 5 est occupé par l’Allemagne, la Belgique, l’Espagne, les Pays-Bas et la Bulgarie.
Une pratique inadmissible, qu’Olivier de Schutter, ancien rapporteur de l’ONU pour le droit à l’alimentation, et actuel rapporteur spécial sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté, qualifie de “racisme environnemental”(3). Et un scandale qui n’est pas sans rappeler celui du chlordécone aux Antilles, dont les conséquences sanitaires et environnementales ont condamné toute une population.
Un commerce toxique qui n’a que trop duré
En France, nos organisations ont porté des recours devant le Conseil d’État pour mettre un terme à ces exportations, toujours autorisées malgré l’interdiction inscrite dans la loi Egalim (4). Et la loi Duplomb, adoptée en juillet 2025, entretient les failles béantes du dispositif (5).
Au niveau européen, malgré les engagements pris par la Commission européenne (6) en 2020, pour une proposition législative attendue en 2023, et réaffirmés en 2025 dans sa Vision pour l’agriculture et l’alimentation, c’est le statu quo. Pire : un nouvel accord de libre-échange avec le Mercosur est sur le point d’être ratifié, réduisant les droits de douane sur ces exportations européennes de substances toxiques et facilitant l’importation de produits agricoles et alimentaires contenant des résidus de pesticides bannis dans l’UE. C’est l’effet boomerang : retour à l’envoyeur.
Dans les pays du Sud, les conséquences sont dramatiques : maladies, pollutions, morts. Ce commerce repose sur une logique de colonialisme chimique. Les vies du Sud valent-elles moins que les nôtres ?
Nos organisations demandent à la France et à l’Union européenne de mettre immédiatement un terme à la production et l’exportation de pesticides et substances pesticides interdites ou dont l’autorisation de mise sur le marché a expiré. Les mesures miroirs sont essentielles pour protéger la santé de nos consommateurs et garantir une concurrence équitable. Mais tant que perdurera la politique du double standard – interdire certains pesticides chez nous tout en continuant à les exporter ailleurs – la portée de ces mesures restera limitée et contradictoire.
<strong>Ce commerce toxique doit cesser.
</strong>
Signataires :
CCFD-Terre Solidaire, Institut Veblen, FNH, Générations Futures, foodwatch, AVSF
Sources?:
(1) Public Eye et Unearthed, Pesticides interdits : Les exportations de l’UE en forte hausse malgré les promesses de la Commission, 23 septembre 2025, https://www.publiceye.ch/fr/thematiques/pesticides/les-exportations-de-lue-en-forte-hausse-malgre-les-promesses-de-la-commission
(2) Une interdiction a été adoptée en 2018, dans le cadre de la loi Egalim, à compter du 1er janvier 2022. L’article L.253-8 IV du code rural et de la pêche maritime interdit en effet “la production, le stockage et la circulation de produits phytopharmaceutiques contenant des substances actives non approuvées pour des raisons liées à la protection de la santé humaine ou animale ou de l’environnement conformément au règlement (CE) n° 1107/2009 du 21 octobre 2009”. Mais cette mesure et les actes d’exécution contenaient plusieurs lacunes et aucune sanction n’est prévue en cas de non-respect.
(3) Interview d’Olivier De Schutter, Rapporteur spécial des Nations unies sur les droits de l’homme, sur France Info – https://www.franceinfo.fr/environnement/transition-ecologique-de-l-agriculture/pesticides/pesticide-interdit-produit-en-france-c-est-du-racisme-environnemental-s-insurge-le-rapporteur-special-des-nations-unies-sur-les-droits-de-l-homme_7443196.html
(4) La première lacune a été comblée par une décision du Conseil d’Etat, saisi par Générations Futures rendue le 5 mars 2024, et la règle s’applique désormais y compris aux substances actives qui ne sont plus autorisées car n’ayant pas fait l’objet d’une demande de renouvellement.
Par ailleurs, la circulaire interministérielle du 23 juillet 2019, censée préciser les conditions d’application de cette loi, en limite significativement la portée. Ce texte indique que l’interdiction « porte uniquement sur les produits phytopharmaceutiques contenant dans leur formulation des substances actives non approuvées au niveau européen » et non sur les substances elles-mêmes.
Le 13 décembre 2022, le ministre de la Transition, Christophe Béchu, déclarait ainsi devant l’Assemblée nationale : « On a interdit les exportations de produits en ne précisant pas que ça s’appliquait à la substance active, et nous avons des entreprises qui en profitent. Nous avons à corriger, à amender, parce que l’intention des législateurs n’était pas de permettre cette brèche.»
Le CCFD-Terre Solidaire et l’Institut Veblen, avec le soutien d’Intérêt à Agir ont attaqué cette circulaire devant le Conseil d’Etat en août 2024.
(5) La loi Duplomb, adoptée en juillet 2025, est loin de résoudre le problème. En effet, nos organisations ont déjà identifié deux failles majeures : les substances interdites pour des raisons autres que sanitaires et environnementales, et les substances n’ayant pas fait l’objet de demandes de renouvellement, sont par exemple exclues de l’interdiction d’exportation. Ainsi, l’alpha-cypermethrine produite par BASF à Genay, a été interdite en raison du refus de l’industriel d’apporter des données nécessaires au processus d’évaluation de la substance, et non pour sa toxicité avérée. Et toujours aucune sanction en cas de non-respect n’est prévue par la loi.
(6) Stratégie pour la durabilité dans le domaine des produits chimiques, Communication de la Commission européenne, 14 octobre 2020.
En 2024, l’Europe a vendu près de 122 000 tonnes de pesticides dont elle n’autorise pas l’usage sur son territoire
https://www.20minutes.fr/planete/4174833-20250923-pesticides-ue-continue-exporter-milliers-tonnes-produits-interdits-propre-sol
Pesticides : jusqu’à 140 tonnes détectées dans les nuages, dont des substances interdites
https://www.humanite.fr/environnement/pesticide/pesticides-jusqua-140-tonnes-detectees-dans-les-nuages-dont-des-substances-interdites
« Pour la santé de nos enfants » : l’Appel de La Rochelle à une convention citoyenne sur la transition agricole
https://www.francebleu.fr/infos/environnement/pour-la-sante-de-nos-enfants-l-appel-de-la-rochelle-a-une-convention-citoyenne-sur-la-transition-agricole-9494281