Inquiétudes sur la contamination de l’alimentation par l’hexane, un solvant d’extraction des huiles végétales
. Des analyses commanditées par Greenpeace révèlent la présence d’hexane, un solvant issu du raffinage du pétrole, dans de nombreux produits alimentaires de consommation courante.
L’industrialisation de la production alimentaire est une source inépuisable de surprises. Dans un rapport rendu public lundi 22 septembre, Greenpeace attire l’attention sur une pratique méconnue des firmes agro-industrielles : l’extraction des huiles végétales d’oléoprotéagineux (colza, tournesol, soja…) grâce à un solvant issu du raffinage du pétrole, l’hexane, neurotoxique reconnu et suspecté de toxicité pour la reproduction.
L’utilisation de ce solvant, généralisée depuis l’après-guerre, permet d’optimiser le processus de trituration des graines et de gagner ainsi quelques points de rendement, non seulement dans la production des huiles, mais aussi et surtout dans celle de leurs coproduits – les tourteaux utilisés pour l’alimentation animale. Ces méthodes d’extraction chimique sont quasi généralisées, à l’exception des huiles labellisées « bio », le cahier des charges de l’agriculture biologique proscrivant l’utilisation de ces substances.
Les analyses commanditées par l’ONG sur une cinquantaine de produits achetés dans des supermarchés français (huiles, volaille, produits laitiers, laits infantiles) relèvent des concentrations d’hexane pouvant aller jusqu’à 80 microgrammes par kilogramme (µg/kg). Les huiles testées sont les plus contaminées (de 50 à 80 µg/kg selon les références), suivies du beurre (de 20 à 60 µg/kg), des laits infantiles (de 20 à 50 µg/kg) et du lait de vache (jusqu’à 10 µg/kg).
Sur les quatre références de volaille testées, trois ne contiennent aucun résidu d’hexane détectable, tandis que la dernière affiche 40 µg/kg. Ces résultats doivent toutefois être pris avec prudence : l’échantillonnage réalisé par Greenpeace n’obéit pas aux critères appliqués par les autorités sanitaires dans leurs études d’alimentation, en termes de représentativité des produits choisis ou encore de répétition des mesures sur chacun.
Une nouvelle évaluation du risque prévue
Ces résultats attestent néanmoins, selon Greenpeace, de la présence fréquente d’hexane dans ces produits de consommation courante et offrent un ordre de grandeur de la contamination. Contactée par Le Monde, la Fédération nationale des industries de corps gras (FNCG) conteste néanmoins ces chiffres. Elle met en doute la validité de ces mesures, interrogeant les capacités d’analyse du laboratoire universitaire retenu par Greenpeace, qui n’est pas accrédité par des organismes officiels. « Un biais de mesure ne peut donc être exclu, précise la FNCG dans une déclaration transmise au Monde. Un “faux positif” est une hypothèse possible, liée à la méthode de mesure elle-même. »
Les éléments de comparaison publiés dans la littérature scientifique sont rares. En 2008 toutefois, deux chimistes polonais ont publié des analyses de résidus d’hexane dans 16 échantillons de diverses huiles végétales, grâce à deux méthodes différentes. Leurs résultats sont comparables à ceux présentés par Greenpeace.
La FNCG ajoute que l’ensemble des résultats présentés par l’ONG sont, de toute façon, inférieurs de plus d’un facteur 10 à la limite maximale de résidus (LMR) d’hexane, fixée en Europe à 1 milligramme par kilogramme (mg/kg) pour les produits analysés. C’est tout le nœud du problème. Dans son rapport, l’organisation écologiste estime qu’« on peut très largement s’interroger sur la méthode selon laquelle ces LMR ont été établies ». Greenpeace rappelle que la LMR en vigueur actuellement a été établie en 1996 par le Scientific Committee on Food (SCF), l’ancêtre de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), en se fondant sur une unique étude de quatre-vingt-dix jours sur des rats de laboratoire. De son propre aveu, souligne Greenpeace, le SCF avait fondé son appréciation sur une simple présentation de l’étude en question par les industriels du secteur qui l’avaient commanditée.
Neurotoxique avéré
Effectivement, l’EFSA a reconnu dans un rapport technique de septembre 2024 qu’il était nécessaire de « réévaluer la sûreté d’usage de l’hexane comme solvant d’extraction », les données de toxicité utilisées en 1996 n’étant « plus considérées comme suffisantes pour conclure de manière adéquate ». Une nouvelle évaluation du risque doit être lancée, prévue pour publication en 2027.
Greenpeace rappelle néanmoins que l’hexane est un neurotoxique avéré, dont les effets par inhalation sur le système nerveux périphérique chez les travailleurs exposés dans certains environnements industriels sont documentés par de nombreuses études depuis un demi-siècle. Quant aux effets de l’exposition chronique à de faibles doses, par la voie alimentaire, ils demeurent incertains. Greenpeace souligne, dans sa bibliographie, plusieurs études suggérant des risques pour le système nerveux central ou des troubles du développement lorsque les expositions sont marquées pendant la période périnatale.
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En 2022, dans un article publié par la revue Foods, des chercheurs de l’Institut national pour la recherche en agriculture, alimentation et environnement (Inrae) et de l’université de Turin, en Italie, ont passé en revue l’ensemble des connaissances sur les effets délétères suspectés chez l’humain : maladie de Parkinson, troubles de la fertilité, troubles de l’immunité, etc., et plaident pour sa substitution. En février, la Slovénie a proposé d’inscrire le solvant sur la liste des « substances extrêmement préoccupantes » de l’Agence européenne des produits chimiques. Un mois plus tard, le député du Loiret (MoDem) Richard Ramos déposait une proposition de loi pour bannir l’hexane de la chaîne alimentaire en France.
Un pilier de l’écosystème agro-industriel
La séquence actuelle autour de l’hexane doit surtout à la récente publication d’un livre enquête fouillé de l’essayiste et documentariste Guillaume Coudray (De l’essence dans nos assiettes. Enquête sur un secret bien huilé, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 304 pages, 20,90 euros). « Le rapport de Greenpeace est crucial en ce qu’il apporte des nouvelles données qui confirment la présence alarmante de résidus d’hexane dans de nombreux produits alimentaires consommés au quotidien par les Français, dit-il au Monde. En dépit des connaissances accumulées sur la toxicité de l’hexane, les autorités n’ont jamais fait d’investigation avec un niveau de détection approprié. » Sur les humains aussi, les données sont rares. Interrogée sur l’existence de données d’imprégnation de la population européenne par l’hexane, l’EFSA dit qu’elle n’est « pas au courant d’étude de biosurveillance en cours ».
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Inconnu du public, point aveugle de l’évaluation du risque sanitaire, l’hexane est pourtant le pilier d’un écosystème agro-industriel immense allant de la culture des oléoprotéagineux à l’alimentation animale, en passant par la transformation industrielle des graines. Cet écosystème est dominé en France par le groupe Avril, un géant lui aussi méconnu, qui pèse pourtant 7,7 milliards d’euros de chiffre d’affaires et que Greenpeace met particulièrement en cause dans son rapport. Le conseil d’administration d’Avril Gestion est présidé par Arnaud Rousseau, également à la tête de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles.
Selon l’organisation, plus de la moitié des graines triturées en France pour en extraire l’huile le sont dans les usines d’Avril, 93 % de celles-ci étant triturées avec des procédés utilisant l’hexane. Interrogée, Avril ne commente pas ce chiffre, mais précise que 3 millions de tonnes de graines sont triturées chaque année dans cinq sites industriels utilisant de l’hexane, produisant de l’huile destinée à l’alimentation, « sans trace d’hexane au-dessus des limites de quantification des laboratoires accrédités ».
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