Une psychiatrie sous influence

Geneviève Hénault (psychiatre)

Un article qu’il est important de lire comme un avertissement nécessaire pour une écoute éclairée de France Inter mercredi prochain.

La chaîne de radio publique « se mobilise avec une journée spéciale santé mentale » qui ressemble fort à de la publicité pour la Fondation FondaMental. 
Publicité sur le service public, financée par de l’argent public, pour servir des intérêts qui, n’en doutons pas, ne sont pas ceux des personnes concernées par les troubles psychiques.

Quelques extraits :

❝ Chez FondaMental, la rhétorique de la promesse tourne à plein, relayée par une équipe de trois salariés à la communication et par l’apparition fréquente de sa directrice dans les médias. La fondation bénéficie aussi de l’oreille attentive des pouvoirs publics. Mme Leboyer est régulièrement auditionnée par les députés et les sénateurs, seule, quand les syndicats n’ont souvent droit qu’à une audition commune. Depuis sa nomination en 2019 par la ministre de la santé Agnès Buzyn, le professeur de psychiatrie Frank Bellivier, membre de la fondation FondaMental et responsable d’un centre expert à Paris consacré aux troubles bipolaires, occupe le poste de délégué ministériel à la santé mentale et à la psychiatrie. ❞

❝ Pour M. Weil [Dr Benjamin Weil, psychiatre], le succès de FondaMental, dont les centres ont des délais d’attente qui peuvent aller jusqu’à deux ans, tient avant tout à sa capacité de répondre aux attentes néolibérales du gouvernement : faire reculer les coûts et proposer une prise en charge de la santé mentale objectivable, quantifiable et en partie privatisée. « Il y a des affinités électives entre cette science numérisable et l’approche gestionnaire. Ce qu’ils appellent progrès, c’est la compatibilité entre gestion et médecine », estime-t-il. À l’inverse, le secteur psychiatrique a besoin de temps et d’équipes pluridisciplinaires de soignants, dont l’activité est plus difficilement quantifiable. ❞

❝ « Ce qui est martelé comme “vérité” neuroscientifique, observe M. Bonnemaison [Dr Xavier Bonnermaison, psychiatre], vient défaire l’idée qu’il faut construire une culture du soin, des pratiques éthiques et une représentation de la complexité de la psychiatrie, qui est avant tout une discipline de la relation. » ❞

Pour lire l’étude citée dans l’article 👉 https://lnkd.in/ey2giHxm
L’article qui commente cette étude, dans Le Monde : https://lnkd.in/eqe–rie
Un article de l’Humanité 👉 https://lnkd.in/ef4ycywQ
La journée de promotion sur France Inter 👉https://lnkd.in/eeTqZf_V

Une psychiatrie sous influence

Répartis sur le territoire français, les centres experts de FondaMental connaissent une activité soutenue. Cette fondation financée par l’État et de grands acteurs privés diffuse une nouvelle conception de la santé mentale : de pointe, avec protocole et chiffrable. Au risque de négliger la relation de soin.

par Anne Waeles https://www.monde-diplomatique.fr/mav/203/WAELES/68756?id_article=68756

Le Monde Diplomatique Septembre 2025

Une psychiatrie sous influence↑ 

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Alexandre Heck ///// Texas Ranger, 2015© Alexandre Heck — La « S » Grand Atelier, Vielsalm, Belgiqu

Les cinquante-cinq centres experts de la fondation FondaMental proposent un diagnostic pour les troubles bipolaires, la schizophrénie, la dépression résistante et l’autisme adulte. M. Benjamin Weil, psychiatre à Paris, leur adresse parfois des patients. « Ils ont l’espoir fou de guérir, d’obtenir une réponse simple. Le centre expert affirme savoir ce qui leur arrive. Alors qu’on passe notre temps à leur dire que leurs souffrances sont complexes, raconte-t-il. Les patients reviennent souvent déçus. »

Créée en 2007 sous l’impulsion du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche, et dirigée depuis ses débuts par la psychiatre Marion Leboyer, FondaMental est une fondation de coopération scientifique financée par des fonds publics et privés pour « soutenir la recherche et l’innovation en santé mentale ». Côté privé, elle compte parmi ses mécènes des compagnies pharmaceutiques (Janssen, Lilly, Otsuka, Lundbeck, Sanofi), de grandes entreprises (Axa, Dassault, LVMH, BNP Paribas) et des cliniques privées, dont Clariane. M. Stéphane Richard, associé de la banque d’affaires américaine Perella Weinberg, préside le conseil d’administration de la fondation, dont le néolibéral Institut Montaigne est par ailleurs partenaire. Pour Mme Leboyer, cela n’a aucune influence sur les recherches de FondaMental, qui sont menées « conformément à toutes les règles de déontologie ».

L’approche thérapeutique de l’organisation semi-publique pourrait se résumer par la formule « le bon diagnostic pour le bon médicament ». Avant de se rendre dans l’un de ses centres experts, déployés notamment au sein de centres hospitaliers, un patient doit être adressé par un psychiatre référent ou par un médecin généraliste. Il y passe une journée à remplir des questionnaires à échelle de mesure pour évaluer ses symptômes, effectuer des tests portant sur l’attention et le fonctionnement cognitif, et faire une prise de sang et un électrocardiogramme. Lors d’une deuxième consultation, on lui annonce un diagnostic ainsi que des recommandations de soins, calquées sur le traitement des maladies somatiques chroniques : prescription de médicaments et participation à des groupes de psychoéducation. Le centre expert ne s’occupe pas du suivi du patient, mais peut le recevoir une fois par an pour faire le point sur son traitement.

Un diagnostic génétique

La plupart des tests auxquels il a été soumis ne sont pas nécessaires au diagnostic. Mais les résultats obtenus servent à alimenter des bases de données pour la recherche. L’organisation par affections (schizophrénie, autisme adulte, troubles bipolaires, dépression résistante) permet de former des cohortes de patients homogènes, dans l’espoir de parvenir à établir les profils génétiques ou biologiques des pathologies et de mettre au point des tests de diagnostic. Pour le psychiatre marseillais Alexandre El Omeiri, les patients n’en sont pas forcément informés : « Ils pensent qu’on va leur faire un diagnostic génétique et leur donner le traitement adapté. Ce n’est pas le cas. Le centre expert récolte des informations à des fins de recherche. » MmeLeboyer estime que ces personnes sont suffisamment renseignées : « Elles savent que nous faisons du soin et de la recherche », justifie-t-elle.

Pour M. El Omeiri, la démarche de la fondation manque de « recul épistémologique », un passage en centre expert induisant souvent la croyance du patient en un « trouble naturalisé » et « inamovible ». Or les classifications actuelles des troubles psychiatriques, et notamment le DSM-5(Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, publié par l’Association américaine de psychiatrie en 2013), sont basées sur des syndromes, c’est-à-dire un ensemble de symptômes cliniques. « Les tests utilisés dans les centres experts ne se basent pas du tout sur des éléments neuroscientifiques. Ce sont des tests qui existent depuis les années 1970, auxquels recourt peu la psychiatrie de secteur, parce que l’on y voit beaucoup de patients souffrant de psychoses, pour qui les diagnostics sont souvent assez manifestes »,affirme M. Xavier Bonnemaison, directeur général de l’Association de santé mentale du 13earrondissement à Paris (ASM 13).

Selon M. Weil, le problème ne porte pas sur la recherche de la dimension biologique des troubles mentaux, qu’il juge indispensable, mais sur le discours simpliste de la fondation consistant à présenter les troubles mentaux comme des maladies somatiques. M. El Omeiri tempère : « Les soignants des centres experts sont relativement détachés du réductionnisme biologique que charrie la machine publicitaire autour de FondaMental. » Des travaux, comme ceux du psychiatre américain Kenneth Kendler, contestent les thèses simplistes imputant les troubles mentaux à un gène ou à un déséquilibre neurochimique. Ils ont toujours des causes multiples, et si « une humiliation imprime une trace dans le cerveau et peut conduire à la dépression, les neurosciences ne sont pas le bon niveau pour rendre compte de la relation causale entre humiliation et dépression » explique-t-il (1).

Les soignants de la psychiatrie de secteur sont en outre critiques vis-à-vis d’une entrée dans le soin par le diagnostic, qui va de pair avec cette conception naturaliste et chronique des troubles mentaux. M. Weil l’envisage plutôt comme « point d’étape » et « lieu de discussion » avec le patient. Et s’oppose vigoureusement aux diagnostics pour les enfants et adolescents : « L’adolescence est un temps processuel, la structuration psychique évolue. Le pédiatre et psychanalyste Donald Winnicott disait que l’on doit aux adolescents un moratoire diagnostique. »C’est aussi l’avis de M. Charles-Olivier Pons, pédopsychiatre dans le Jura et président de l’Union syndicale de la psychiatrie : « Je ne porte pas de diagnostic. Je ne veux pas affubler les enfants d’une étiquette dont ils ne pourront pas sortir. D’autant que la plupart des souffrances que l’on traite sont psychosociales. » Quand des jeunes lui sont envoyés par des centres experts avec un diagnostic de trouble déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH) et une indication de prescription de Ritaline, il assume : « Je ne prescris pas. Le diagnostic vient remplacer le dialogue avec la famille et les soignants. Or un symptôme raconte toujours une histoire, quelque chose qui a été traversé et n’a pas été dit. » Et d’évoquer le cas d’un enfant de 5 ans présentant des symptômes d’hyperactivité et d’agitation, qui a fini par pouvoir révéler, après de nombreuses consultations, qu’il avait vu son père étrangler sa mère.

À l’aube d’une « révolution »

FondaMental n’hésite pas à faire miroiter d’immenses avancées dans la découverte des causes biologiques des troubles mentaux, comme on peut le lire sur son site : « La médecine de précision en psychiatrie [comprendre : basée sur les profils biologiques] a fait des progrès considérables au cours de cette dernière décennie. »Nous serions « à l’aube d’une révolution scientifique et médicale dans le diagnostic, la compréhension et l’innovation thérapeutique ».

Cette prédiction n’est pas nouvelle. L’espérance de trouver des biomarqueurs animait déjà les rédacteurs du DSM-5. Or, « à ce jour, il n’y a pas de biomarqueurs des troubles psychiatriques »,affirme M. François Gonon, spécialiste de l’épistémologie des neurosciences. Ce neurobiologiste a mis en évidence une « rhétorique de la promesse » au cœur du discours des neurosciences qui procède d’un écart entre faits scientifiques et communication, et s’appuie sur les biais des publications scientifiques (2). À titre d’exemple, un article annonçant une découverte sera toujours plus cité et partagé qu’une publication postérieure qui l’infirmera. Le manque de reproductibilité des études, l’exagération de l’intérêt des résultats, l’absence de significativité clinique ou encore la suggestion de liens causaux quand seules des corrélations sont décrites constituent autant d’autres biais courants.

Chez FondaMental, la rhétorique de la promesse tourne à plein, relayée par une équipe de trois salariés à la communication et par l’apparition fréquente de sa directrice dans les médias. La fondation bénéficie aussi de l’oreille attentive des pouvoirs publics. Mme Leboyer est régulièrement auditionnée par les députés et les sénateurs, seule, quand les syndicats n’ont souvent droit qu’à une audition commune (3). Depuis sa nomination en 2019 par la ministre de la santé Agnès Buzyn, le professeur de psychiatrie Frank Bellivier, membre de la fondation FondaMental et responsable d’un centre expert à Paris consacré aux troubles bipolaires, occupe le poste de délégué ministériel à la santé mentale et à la psychiatrie.

Réduire les coûts liés à la maladie

Conséquence de l’activité intense de communication de la fondation, une proposition de loi a été déposée le 27 février 2025 au Sénat, visant à intégrer les centres experts dans le code de la santé publique. Ce texte, défendu notamment par le sénateur Les Républicains (LR) Alain Milon — un ancien administrateur de FondaMental —, affirme que la généralisation de « ce modèle expérimental comme offre de soins à part entière » permettrait de réaliser jusqu’à 18 milliards d’euros d’économies annuelles. « En diminuant de 50 % les réhospitalisations douze mois après un bilan, les centres experts diminuent considérablement le coût des hospitalisations, qui sont à l’origine de 80 % des coûts directs liés aux maladies mentales sévères », notent les auteurs du projet.

L’argument du recul des hospitalisations figure noir sur blanc dans un communiqué de presse publié par la fondation le 28 février 2024. Il ne s’appuie que sur une seule étude, datée de 2017 et portant sur les seuls patients bipolaires (4). Ses conclusions semblent avoir été abusivement généralisées aux trois autres pathologies, comme le dénonce un article de recherche récemment publié sous la direction de François Gonon (5) et qui pointe d’autres faiblesses, telle l’absence de groupe témoin — ce que les auteurs de l’étude reconnaissent eux-mêmes dans leur texte. En outre, la comparaison porte sur le nombre de journées d’hospitalisation entre l’année qui précède le bilan en centre expert et les deux années qui suivent : la différence n’est plus significative si l’on choisit d’autres valeurs de référence. La baisse de moitié des hospitalisations constatée pourrait tout simplement être l’effet, connu en épidémiologie, d’une « régression à la moyenne », les patients consultant en centre expert après une aggravation de leurs troubles et une nouvelle hospitalisation. Mme Leboyer nous indique qu’une étude en cours doit permettre de confirmer ces résultats, en les confrontant à une prise en charge traditionnelle à partir des données de la Sécurité sociale. Ce rapprochement ne sera pas suffisant, juge M. Gonon, car il ne constituera pas un niveau de preuve équivalent à celui d’un groupe contrôle lors d’un essai thérapeutique.

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Alexandre Heck ///// Sans titre, de la série « Avé Luïa », 2014© Alexandre Heck – Collection abcd – art brut, Bruno Decharme, Paris

Pour M. Weil, le succès de FondaMental, dont les centres ont des délais d’attente qui peuvent aller jusqu’à deux ans, tient avant tout à sa capacité de répondre aux attentes néolibérales du gouvernement : faire reculer les coûts et proposer une prise en charge de la santé mentale objectivable, quantifiable et en partie privatisée. « Il y a des affinités électives entre cette science numérisable et l’approche gestionnaire. Ce qu’ils appellent progrès, c’est la compatibilité entre gestion et médecine », estime-t-il. À l’inverse, le secteur psychiatrique a besoin de temps et d’équipes pluridisciplinaires de soignants, dont l’activité est plus difficilement quantifiable.

La fondation n’hésite pas elle-même à insister sur le coût que représente la santé mentale pour l’assurance-maladie et la productivité, et à s’engager à alléger le fardeau. C’est le cinquième point du projet-programme en psychiatrie de précision (Propsy), coordonné par Mme Leboyer, qui a décroché en 2022 un financement de 80 millions d’euros sur sept ans dans le cadre du plan d’investissement « France 2030 ». Quant au premier point de Propsy, il concerne, sans surprise, la découverte des biomarqueurs des troubles mentaux. Ce neuro-essentialisme fait craindre la relégation du secteur psychiatrique : « Ce qui est martelé comme “vérité” neuroscientifique, observe M. Bonnemaison, vient défaire l’idée qu’il faut construire une culture du soin, des pratiques éthiques et une représentation de la complexité de la psychiatrie, qui est avant tout une discipline de la relation. »

Anne Waeles

Journaliste.

(1) Cité dans François Gonon, Neurosciences : un discours néolibéral. Psychiatrie, éducation, inégalités, Champ social, Nîmes, 2024

(2) François Gonon, « La psychiatrie biologique : une bulle spéculative ? Le cas de l’hyperactivité TDAH », Journal français de psychiatrie, vol. 2, n° 44, Toulouse, 2016.

(3) Rachel Knaebel et Mathieu Bellahsen, La Révolte de la psychiatrie, La Découverte, Paris, 2020.

(4) Chantal Henry et al., « Outcomes for bipolar patients assessed in the French expert center network : A 2-year follow-up observational study », Bipolar Disorders, vol. 19 n° 8, décembre 2017.

(5) François Gonon et al., « Advocacy by nonprofit scientific institutions needs to be evidence-based : A case study », SSM — Mental Health, vol. 7, juin 2025.

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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