Festival du Monde : santé mentale, en parler ou se taire ?
Au Festival du « Monde », samedi 20 septembre, la rencontre autour des troubles psychiques a fait salle comble. Psychiatres et journalistes ont débattu de l’un des grands enjeux de santé publique : faut-il raconter sa souffrance ou, au contraire, se protéger ?
Temps de Lecture 2 min.

Les troubles psychiques touchent un Français sur cinq. Et continuent de pâtir d’idées reçues. Ce matin, devant un public réuni au Festival du Monde, le débat, animé par la journaliste Isabelle Hennebelle, s’est porté sur la grande cause nationale 2025 : la santé mentale.
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Dans l’auditorium du Monde, lumière tamisée, tapis rouge et bleu façon persan, quatre fauteuils gris alignés sur scène : le décor ressemble à un salon. « Le constat est sombre », annonce d’emblée Jean-Victor Blanc, psychiatre à l’hôpital Saint-Antoine. Les premiers chiffres frappent : 13 millions de personnes présentent un trouble psychique chaque année en France. À ses côtés se tient Maëva Musso, pédopsychiatre et présidente de l’Association des jeunes psychiatres.Pour elle, l’enjeu est collectif : « Il faut arrêter d’individualiser les troubles. » La psychiatre insiste sur « les guerres, le climat, les violences sociales », premières causes de souffrance psychique.
Très vite, la discussion s’angle sur le stigmate. Faut-il parler publiquement de sa maladie ? « Oui, mais pas avec n’importe qui », prévient Jean-Victor Blanc. Selon lui, Lady Gaga peut dire « je suis bipolaire » sans risque. « Mais pour quelqu’un qui travaille dans une cantine, par exemple, l’annonce peut conduire au licenciement », soupire le psychiatre.
« Personne n’en parle »
En France, la stigmatisation reste forte. La prise de parole de Nicolas Demorand, le 26 mars sur France Inter, « je suis un malade mental, je ne veux plus le cacher », avait marqué les auditeurs. Le succès de son livre Intérieur Nuit (Les Arènes) se mesure aux milliers d’exemplaires vendus.
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« Toutes les personnes atteintes le vivent mais personne n’en parle », lâche Lauren Bastide. Journaliste et autrice du livre Enfin seule (Allary éditions), elle établit un parallèle avec le mouvement MeToo apparu en 2017. Des femmes ont pris la parole, d’autres ont parlé à leur tour. « Il en va de même pour les troubles psychiques : nommer son trouble, c’est créer un espace pour les autres. » Elle rappelle, notamment, que la dépression post-partum est restée taboue pendant des années : « Aujourd’hui, des jeunes mères peuvent dire “Je ne vais pas bien”, et être entendues. » Dans le public, certains se regardent et acquiescent.
Nommer son trouble n’a pas été facile pour Alice Devès. La cofondatrice de Petite Mu, un site dédié au handicap invisible, raconte le choc de son diagnostic. A 24 ans, la jeune femme apprend qu’elle est atteinte de sclérose en plaques. « Le plus dur n’est pas la maladie elle-même mais l’absence d’aménagement. Mon énergie n’est pas celle d’une personne valide », dit-elle. Avant d’ajouter : « Je dois toujours en faire plus. »
Stigmatisation
Le temps des questions avec le public arrive. Daniel Chatelain, spectateur diagnostiqué bipolaire, lance : « Je vous pose la question, mais j’ai la réponse. » Il énumère aussitôt une flopée de chiffres concernant la santé mentale des Français. Puis se rassoit. Un autre propose de parler de « santé du cerveau » plutôt que de « santé mentale ». La pédopsychiatre Maëva Musso répond que cette approche sémantique ne réduit pas pour autant la stigmatisation.
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A la sortie, les impressions se croisent. Thomas Spinner, 21 ans, regrette que le sujet, vaste, ait été abordé trop rapidement. « En une heure et demi, beaucoup de thèmes ont été évoqués », pointe-t-il. « Certaines réflexions n’ont pas été assez poussées. » Il aurait également souhaité « plus de solutions concrètes », notamment pour les jeunes, présents dans la salle.
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Un détail remarqué par Carolane Augere, étudiante : malgré un public majoritairement adulte, la jeunesse est venue en nombre. Elle s’est dit « enrichie » par les débats car « les sujets comme la santé mentale au travail concernent nos générations ». A en croire les témoignages, stigmatiser la santé mentale sera bientôt d’un autre âge.
Lou Brayet (étudiante au CFJ (Centre de formation des journalistes))
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Nicolas Demorand, la vie après la déflagration de son témoignage « Intérieur nuit » sur la santé mentale
Par Solenn de RoyerPublié le 16 mai 2025 à 06h00
Temps de Lecture 19 min.
Portrait
Atteint de troubles bipolaires, l’animateur de la matinale de France Inter s’est délivré de ce secret en publiant, il y a près de deux mois, le livre « Intérieur nuit ». Ce « coming out » a permis de libérer la parole autour d’un mal stigmatisé qui touche près d’un million de Français. En prenant le risque d’exposer ses failles, cet homme pudique a aussi ouvert un nouveau chapitre de sa vie.
Il a disposé devant lui des boîtes d’encre de couleur : du vert, du bleu, de l’orange et du noir… Ainsi qu’une série de petits tampons personnalisés : « Parler enfin », « Croyez-moi, ça va aller », « Même dans la vie abîmée, il y a un horizon… » Sur un autre, un nuage de petits cœurs. Nicolas Demorand ne peut plus écrire depuis longtemps, à cause des médicaments qui font trembler ses mains. C’est la parade qu’il a trouvée pour dédicacer son livre aux 180 personnes venues le rencontrer ce 25 avril à Rennes, au pied de la rédaction de Ouest-France.
« Sachez que je suis actuellement en phase down… », a prévenu l’animateur de la matinale de France Inter, en préambule de son échange avec les Rennais, dont de nombreuses personnes atteintes du trouble bipolaire, ou des familles concernées. Les questions commencent presque toutes de la même manière : nom, profession, date à laquelle un diagnostic de bipolarité a été posé.
C’est la première rencontre avec ses lecteurs depuis la sortie, le 27 mars, d’Intérieur nuit (Les Arènes), dans lequel le journaliste révèle une bipolarité diagnostiquée il y a huit ans, à l’issue d’une douloureuse errance médicale. Elle affiche « complet ». Il était si mal, les jours ayant précédé, que ses proches ont cru qu’il ne pourrait pas venir. Avant, c’est ce qu’il faisait : il s’excusait, il annulait, il restait en boule sur son canapé.
« Nous n’avions jamais imaginé… bravo pour votre courage », lancent Gaëlle et Jean, cités par Ouest-France, dans son édition du 26 avril. « Vous êtes un peu moi. Et je suis un peu vous », lui glisse Mabel. Éric résume, pour le quotidien régional : « Il met sur la place publique la souffrance de tous les malades mentaux. C’est incroyable la façon dont il arrive à y faire entrer les gens ! » De retour à Paris, le matinalier envoie un SMS ravi à son cousin, Stéphane Demorand, qu’il considère comme un frère : « Un vrai groupe de parole ! Je n’étais plus minoritaire… Nous avons parlé des traitements en rigolant. »
Légèreté nouvelle
Dix jours plus tôt, il nous donnait rendez-vous près de chez lui, dans le quartier latin. « Au café Léa… évidemment », s’amusait celui qui anime depuis huit ans le « 7-10 » de France Inter au côté de Léa Salamé, devenue son yin (son amie) et son yang (son pilier). Comme toujours, Nicolas Demorand porte un jean et un tee-shirt noir. La sortie de son livre secret a eu lieu il y a deux semaines et rien n’est encore venu l’assombrir.
« Il y a quelque chose dans l’atmosphère qui n’est pas simplement lié au mois d’avril, constate-t-il. Une légèreté nouvelle. » Après des années d’insomnies, il dort la nuit. Il n’en revient pas lui-même. L’inquiétude de la chute ou de la montée au ciel, ces symptômes de la bipolarité, semble s’être « émoussée ». Il sent dans sa respiration que quelque chose a changé, comme si se dévoiler avait contribué à la libération d’un « corps empêché ». Des amis lui ont même dit qu’à la radio sa voix avait changé. Ça le fait sourire. « Dire la vérité a eu un effet apaisant. Cela aurait pu avoir un effet critique, un effet d’affolement… Non, une sérénité m’habite. Je me recompose, alors que j’étais en morceaux. »
En vacances, ce mardi 15 avril, le présentateur de la première matinale radio de France (près de 5 millions d’auditeurs) peut enfin souffler après « les quinze jours de folie » ayant suivi la publication d’Intérieur nuit (déjà 75 000 exemplaires vendus). Chacune de ses interventions médiatiques suscite une pluie de réactions. Des mails d’auditeurs, à Radio France. Des messages de malades, sur les réseaux sociaux.
Des lettres de familles lui demandant de l’aide : « Pouvez-vous appeler mon fils pour lui dire d’aller se faire soigner ? »Des messages de psychiatres lui racontant que leurs patients parlent de son livre en consultation et exigent « le même traitement que Demorand ». Lui : « En allant à Sainte-Anne, les épaules basses, je pressentais que je n’étais pas seul à souffrir mais j’ignorais qu’on était aussi nombreux. Avec ce livre, on a pu se compter. »
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Il fait défiler les messages sur son portable. Tiens, celui-ci. Ah, et celui-là… Et encore un autre ! C’est souvent le même intitulé : merci, merci, bravo, merci, merciiii, bravo, merci… Comme hypnotisé, il ne peut s’en détacher. Parfois, un message le fait pleurer, comme celui de S., un bipolaire appelé « Hulk » par sa fille de 11 ans, parce qu’il devient « incontrôlable », « monstrueux », quand il lutte avec lui-même. « Votre livre m’a aidé à poser un genou à terre sans honte. A me dire que je ne suis pas seul. Que le jour peut encore s’insinuer dans la nuit, même faiblement. »
Il les lit tous, ces messages le « portent ». Lui parviennent aussi d’innombrables SMS de personnalités qu’il a un jour reçues dans son studio du 5e étage de la Maison de la radio, du premier ministre, François Bayrou, à la maire de Paris, Anne Hidalgo. Il montre à « Léa » ceux qui le touchent le plus. Elle le taquine : « Tu es comme un enfant à qui on aurait dit bravo… »
Parole libérée
D’emblée, son livre a libéré la parole sur une maladie qui toucherait environ un million de personnes en France et que l’Organisation mondiale de la santé a classée parmi les dix pathologies les plus invalidantes et potentiellement tragiques : un malade sur deux fait une tentative de suicide.
Le 26 mars, sur le plateau de « C à vous », l’ex-directeur de la rédaction de BFM-TV, Marc-Olivier Fogiel, a confié tout à trac que son père était bipolaire et qu’il en avait souffert. « A l’époque, on disait la “maniaco-dépression”. C’était quelque chose qu’on ne partageait pas. » Le 6 mai, M6 a diffusé le documentaire de Juliette Paquin, Santé mentale, briser le tabou, dans lequel des anonymes et des personnalités – Stromae, Pamela Anderson, Yannick Noah, Florent Manaudou, François Berléand – évoquent leurs fragilités psychiques.
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« C’est une épidémie », résume pour « M Le magazine du Monde », la psychiatre, chercheuse à l’Inserm et écrivaine, Anne Révah. Elle-même a publié un très beau livre, L’Intime Etrangère (Mercure de France, 2021), dans lequel elle raconte un épisode de folie, lié au syndrome de Cotard. Une forme grave de mélancolie délirante, assortie de pensées suicidaires, qui lui a valu trois mois d’hospitalisation, en 2020.
Elle observe un « incontestable effet Demorand », notamment sur les réseaux sociaux. Si elle regrette qu’il faille être une« célébrité » pour qu’une parole ait du poids, alors que « des millions de gens tentent de dire ce qu’ils vivent sans qu’on les écoute », la psychiatre juge la démarche du journaliste utile pour déstigmatiser la maladie mentale.
Nicolas Demorand n’est pas le premier à avoir fait un « coming out psy » depuis Face aux ténèbres (Gallimard, 1990), de l’écrivain américain William Styron, récit autobiographique d’une profonde dépression, « désespoir au-delà du désespoir ». Dans un registre différent, l’ancien patron de RTL Philippe Labro racontait la sienne, en 2003, dans Tomber sept fois, se relever huit (Albin Michel), vingt ans avant les confidences de l’humoriste Panayotis Pascot dans La prochaine fois que tu mordras la poussière (Stock, 2023), 200 000 exemplaires vendus.
Diagnostic tardif
En 2020, c’est Emmanuel Carrère qui consacrait un chapitre à l’« histoire de [sa] folie » dans Yoga (P.O.L). Comme Nicolas Demorand, l’écrivain est atteint de bipolarité « de type 2 », caractérisée par une succession de phases dépressives (longues) et hypomaniaques (courtes). Lui aussi a reçu un diagnostic tardif, troublé de « se voir diagnostiquer à presque 60 ans une maladie dont [il a] souffert, sans qu’elle soit nommée, toute sa vie ». Comme le journaliste, il aspirait à« l’unité » et à la « vérité ». L’écriture l’y a aidé, la littérature étant « le lieu où on ne ment pas ».
Emmanuel Carrère, qui n’a pas encore lu Intérieur nuit, observe que Yoga n’a pas eu les mêmes effets que le livre du présentateur star d’Inter qui dit sa vulnérabilité, dans une époque où la compétition, l’image et le succès, restent valorisés. « Moi, je raconte ma vie en large et en travers, et donc de ma part, ce récit était moins surprenant », avance l’écrivain, ajoutant que le journaliste « a eu raison d’écrire sur sa maladie car ça peut faire du bien aux autres : les gens se disent : “Lui aussi”. »
« Vous me faites penser à Jean-Paul Aron », a glissé la voix de France Culture, Jean Lebrun, à Nicolas Demorand, faisant un parallèle entre la une du Point du 27 mars, où le journaliste proclame : « Je suis un malade mental », et celle du Nouvel Obs datant de 1987, où l’intellectuel posait en gros plan avec ce titre choc : « Mon sida ». « Si l’on veut secouer une époque, il ne suffit pas de dire que tel sujet est important, il faut l’incarner », fait valoir Léa Salamé.
En matière d’incarnation, l’auteur d’Intérieur nuit n’y va pas de main morte. En racontant les heures passées en position fœtale sur son canapé, sans se laver, les restes de ses repas livrés s’accumulant dans l’entrée, ses petits pas de « vieillard » pour se rendre à la pharmacie, et ses idées suicidaires, il ne s’est pas ménagé. « Appelons les choses par leur nom,revendique l’intéressé. Si c’est pour affadir, euphémiser, pourquoi écrire ? »
« Je n’avais pas mesuré »
Même les rares qui savaient qu’il était malade ont été bousculés par son texte. « Je n’avais pas mesuré à quel point il souffrait », reconnaît l’ex-directrice de France Inter, Laurence Bloch, qui l’a rencontré quand il avait 25 ans et l’a fait revenir à la matinale en 2017, après le départ de Patrick Cohen pour Europe 1. Derrière le côté « solaire » de « Nicolas »,elle devinait la « mélancolie » et les « idées noires », sans connaître sa pathologie. « Je suis désolé de t’imposer cette lecture, Laurence, mais rassure-toi, elle est courte : 1 h 30, pas plus », a-t-il écrit en envoyant son livre à celle qu’il considère comme « une tante » (ou plutôt une « jewish mom », rigolent ses amis). Laurence Bloch le lit d’une traite, un samedi soir : « Nicolas, tu ne dois pas être désolé. Tu dois être fier, heureux, debout ! »
A Radio France, ceux qui étaient dans le secret se comptent sur les doigts des mains. Florence Paracuellos, qui présente le journal de 8 heures, dont il est proche. L’ancienne petite équipe du « 18-20 » – Mickaël Thébault, Eric Laîné et Amélie Stadelmann – avec laquelle il est « à la vie à la mort » depuis sa tentative de suicide, alors qu’il animait la tranche du soir.
Et son ami Ali Baddou, qui présente la matinale d’Inter le week-end. Les deux normaliens se connaissent depuis leur adolescence à Rabat, au Maroc, où le père de Demorand, diplomate, se trouvait alors en poste. Ils sont inséparables depuis. Au début de l’hiver, « Nico » a déboulé un soir chez Ali, l’a assis dans sa cuisine devant un verre de blanc, et lui a tendu son manuscrit, sur son téléphone portable. Après avoir ri, pleuré, Baddou a serré son ami dans ses bras.
« Un couple bulldozer »
Léa Salamé savait tout, elle aussi. Au départ, le tandem baroque constitué il y a huit ans par Laurence Bloch n’allait pas de soi. D’un côté, le normalien intello, fin connaisseur du Japon et des Etats-Unis, spécialiste du roman d’apprentissage, auquel il a consacré un essai aux PUF, Premières leçons sur le roman d’apprentissage, en 1995. De l’autre, la « puncheuse » ayant du flair et du cran, un appétit pour le clash et le buzz. « Ce sont deux ego, deux fauves, ils vont s’entre-déchirer », mettaient en garde les sceptiques.
C’est l’inverse qui se produit : chacun comprend qu’il peut s’appuyer sur les forces de l’autre et en tirer profit. Un win-win qui a tourné en véritable amitié. Depuis Yves Mourousi et Marie-Laure Augry, les deux présentateurs du « 13 heures » de TF1 dans les années 1980, rares sont les tandems de radio ou de télé à fonctionner. « C’est un couple bulldozer, ultra-complémentaire, détaille la journaliste Florence Paracuellos. Nicolas raconte volontiers qu’il a voulu le pouvoir dans ses jeunes années et s’est reconnu dans Léa, qui veut bouffer le monde. Ils sont en symbiose, dans une bulle. »
Ceux qui les connaissent bien ont observé une dépendance de plus en plus forte de « Nico » envers « Léa ». Ils ont notamment vu leur relation changer après la mort de Sébastien Demorand, le frère de Nicolas, en janvier 2020, suivie, six mois plus tard, du suicide, à 41 ans, du programmateur de la matinale, Mathieu Sarda, un séisme. « Léa lui a apporté de la force, à un moment où il avait besoin d’en retrouver, note le journaliste d’Inter, Claude Askolovitch. Aujourd’hui, Léa est comme sa grande sœur, même si elle a dix ans de moins que lui. Pour Léa, comme pour beaucoup d’entre nous, mais elle est plus forte, Nicolas est un être précieux à protéger. »
« Oh, la petite larmiche ! »
Le duo s’est aussi cimenté autour de ce secret. Un matin, il y a quatre ans, dans le hall de la Maison de la radio, Nicolas Demorand confie à sa partenaire qu’il est traité à l’hôpital Sainte-Anne, spécialisé dans la santé mentale. « Elle est extrêmement intelligente et a un sixième sens. Le coup des trois insomnies de suite, elle n’achetait pas. » A son grand soulagement, « Léa n’en fait pas tout un plat ». Elle le remercie pour sa confiance, lui dit qu’elle comprend mieux certaines situations énigmatiques, puis passe à l’émission du lendemain.
« Le bureau des pleurs, ce n’est pas pour moi », admet Léa Salamé, rencontrée fin avril dans un bar du 9e arrondissement de Paris. La journaliste, qui a grandi au Liban, a été marquée, enfant, par la longue et mystérieuse dépression d’une personne proche d’elle, dont elle tait le nom. Ce qui l’a « constituée ». Depuis, « la faiblesse me fait peur », confie celle qui a consacré deux livres et un podcast aux « femmes puissantes » (Femmes puissantes, saisons 1 & 2, Les Arènes). Elle veut « sauver Nico ». Son « job avec lui » sera donc de « le charrier, de banaliser… » D’elle, il accepte tout. C’est la seule à pouvoir lui dire d’aller faire un tour pour se changer les idées, quand il se trouve dans une phase dépressive, quand le même conseil venu d’un autre lui donne envie de « tout casser ».
Mercredi 26 mars, à la veille de la sortie du livre, les deux présentateurs du « 7/10 » ont réuni l’équipe, une petite dizaine de personnes, dans le bureau de la matinale. « Posez-moi toutes les questions que vous voulez », commence Nicolas Demorand, dans un silence religieux.
« Depuis combien de temps es-tu malade ? », lui demande l’une. « C’est toute la question… et c’est terrible, parce que je n’ai pas la réponse », répond le journaliste, qui quitte subitement la pièce, ému, avant de revenir. « Oh, la petite larmiche ! », le chambre Salamé. Il en rit encore : « Léa va de l’avant. Elle ne m’a jamais épargné, mais quand le moment est dur, elle est là, vigilante. Je parle beaucoup d’elle à mon psychiatre, qui semble la considérer comme une alliée. Ça me fait rigoler. »
« Le livre de Nicolas a tout balayé »
Nicolas Demorand a prévenu la directrice de France Inter, Adèle Van Reeth, le dimanche précédant la parution du livre, alors qu’elle se trouve en pleine crise, après le départ de deux piliers de son équipe, le directeur des programmes et du numérique, Jonathan Curiel (pour M6) et le directeur de l’info, Marc Fauvelle (pour BFM-TV). « Alors qu’on était tous sonnés, le livre de Nicolas a tout balayé », constate un journaliste.
L’ex-animatrice des « Chemins de la philosophie » a été la stagiaire de Nicolas Demorand il y a vingt ans, à France Culture, ils se connaissent bien. Elle lui propose de faire une « matinale spéciale » autour de son livre, ce qu’il refuse. « Tu vas tuer à la fois le livre et la matinale », la mettent en garde plusieurs piliers du « 7/10 ».
Dans son bureau du 6e étage de la « maison ronde », la patronne d’Inter assume : « Si Nicolas avait écrit un livre sur Napoléon, je ne lui aurais pas proposé une matinale. Pour moi, il ne s’agissait pas d’accompagner un livre mais une prise de parole qui allait créer un avant et un après, un fait de société. Mais cette idée l’a mis mal à l’aise, alors on l’a abandonnée. »
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Le présentateur, qui a peur que les auditeurs d’Inter puissent penser qu’il leur avait « menti pendant des années », souhaite plutôt s’adresser à eux dans sa chronique de « 80 secondes », où il conseille chaque matin une série ou un polar américain. « Oui, je suis un malade mental : c’est cru, mais je ne veux plus le cacher ni ME cacher », lance-t-il, le 26 mars. Lui qui n’aime que le direct a décidé d’enregistrer son texte à l’avance, de peur de craquer. « Il a fait exploser le standard ! »,raconte le rédacteur en chef, Mickaël Thébault. Il accepte dans la foulée l’invitation de Fabienne Sintes, le soir, au « Téléphone sonne ».
Ces choix ont divisé en interne. Les uns ont jugé normal que le matinalier, qui a tissé une relation forte avec les auditeurs, puisse leur donner la primeur de cette « vérité intime ». D’autres ont critiqué tout bas « une forme de privatisation de l’antenne », mise au service de l’une de ses « stars ». Mais c’est surtout l’émotion qui a dominé, et la stupéfaction de voir ce garçon si pudique « sortir de sa tanière » et dire « je ». « L’effet de sidération vient d’un paradoxe, observe le troisième pilier du « 7-10 », Sonia Devillers : Nicolas est la colonne vertébrale de la matinale, c’est un roc sur lequel on vient tous s’amarrer, et en même temps, c’est un abîme. C’est rare de donner tant de force et d’assurance aux autres quand on est soi-même si fragile. »
Des scènes incomprises s’éclairent
Lui avait une forme de « curiosité inquiète » pour le « jour d’après », redoutant les regards un peu trop appuyés, les sourires gentils ou forcés, ou les « Oh Nico, comment vas-tu ce matin ? », ou alors « Ne t’inquiète pas, on va te chouchouter ». Finalement, rien. « Personne ne le traite en grand brûlé », confirme Claude Askolovitch. Même si le journaliste, chargé de la revue de presse, s’est excusé de lui avoir conseillé trop souvent de « nager le soir, pour mieux dormir » : « Au moins, je ne t’ai pas proposé de faire du vélo… ! »
Pour chacun, des scènes incomprises s’éclairent soudain. Ces matins où, à peine sorti de ses trois heures d’antenne, essoré, le présentateur se lève brusquement, prend son sac et quitte la radio en rasant les murs. Ce bureau souvent vide à Libération, qu’il a dirigé entre 2011 et 2014 ; les journalistes le trouvaient étrange, fuyant. Ces anniversaires, le vendredi soir, auxquels il promet d’aller sans tenir parole. Sa froideur, ce côté barricadé, qui dissuade d’approcher trop près.
Mickaël Thébault se souvient du « numéro 0 » de la nouvelle émission politique dominicale de France Inter, « Questions politiques », dont Laurence Bloch confie les rênes à Nicolas Demorand en 2016. La direction de l’antenne est représentée. L’écologiste Yannick Jadot a accepté de servir de « cobaye » pour cette émission test. Ne manque que « Nicolas », qui n’arrive pas. « Qu’est-ce que tu fous, ma poule ? Tout le monde t’attend ! », l’appelle Thébault. « Navré, je suis incapable de venir », répond Nicolas Demorand au rédacteur en chef de « Questions politiques », qui doit enfiler une veste pour le remplacer au pied levé.
« J’étais très en colère contre lui », se souvient la programmatrice Amélie Stadelmann, qui, à l’époque, ignorait tout de sa maladie. En le voyant danser sur sa chaise, ce 24 avril, quand la régie passe La Groupie du pianiste, de Michel Berger, elle mesure le chemin parcouru. Léa Salamé, en reprenant l’antenne : « C’est bien la première fois, en huit ans, que je vous vois danser ! »
La « trouille » d’être découvert
Derrière Intérieur nuit, il y a son « amie fonceuse ». « Princesse Léa » selon les uns, « Le Parrain » selon les autres. Il y a trois ans, alors qu’il ne va pas très bien, Nicolas Demorand rejoint Léa Salamé et son compagnon Raphaël Glucksmann au Cap Corse, pour une semaine de vacances. « Pourquoi tu n’écris pas ? », lui suggère-t-elle, alors qu’ils marchent sur la plage. Elle lui présente un ami éditeur, Pierre Bottura, qui a publié ses Femmes puissantes, un best-seller.
Le journaliste le rencontre en 2023, avec le fondateur des éditions des Arènes, Laurent Beccaria, juste avant Noël, dans un hôtel discret de la rue Dauphine, qui glisse vers la Seine. Tout à trac, le journaliste leur raconte son interminable errance médicale, les traitements inadaptés, le soulagement de trouver enfin le diagnostic (« Merci, mon Dieu ! »). Mais aussi la honte de fréquenter l’hôpital des fous, sa « trouille » d’être découvert.
Et cette injonction délivrée un jour par une figure des médias, à qui il allait tout dire : « Mordez votre poing, pleurez chez vous le soir, mais n’en parlez sous aucun prétexte, sinon vous êtes mort socialement et professionnellement, car vous apparaîtrez comme un homme faible. » Il respire fort, il tremble, parle vite, sans contrôler sa voix, tout en se retournant pour vérifier que personne ne les écoute. C’est la première fois qu’il se livre à des inconnus. Il pleure. « Il nous a fait entrer tout de suite dans son monde, se souvient Pierre Bottura. Il était dévoré par le secret et la honte. »
Tiré à 100 000 exemplaires
S’ensuivent de discrètes séances de travail, le vendredi, chez Laurent Beccaria, dans le 5e arrondissement. Le cousin de Nicolas, Stéphane Demorand, kinésithérapeute à Paris et chroniqueur au Point, veille au grain, comme toujours : « Tu es sûr que tu veux faire ce livre ? Tu vas charrier toute cette partie noire… j’ai peur que cela te brise. » De fait, l’écriture déclenche un état de « combustion euphorique », une phase maniaque. Le journaliste ne dort plus, réécrit 20 fois la même phrase : « J’ai explosé en vol ». Une vague dépressive, puissante, vient tout balayer. « On pensait qu’il n’écrirait peut-être jamais… », raconte le patron des Arènes.
A l’origine du projet, Léa Salamé est présente jusqu’à la fin. Véritable imprésario du livre, c’est elle qui ficelle le plan médias. Elle reçoit même son co-matinalier le 5 avril dans son émission de France 2, « Quelle époque ! ». Nicolas Demorand est partout. Comme s’il ne pouvait plus arrêter de parler maintenant qu’il a commencé. « On ne casse pas le mur du silence en chuchotant », assume l’intéressé. Tiré à 100 000 exemplaires, le livre est fabriqué « sous X », dans le plus grand secret, présenté aux libraires trois jours avant la sortie.
Laurent Beccaria, qui a publié Merci pour ce moment, de Valérie Trierweiler (720 000 exemplaires), est connu pour ses « coups » éditoriaux. « Un livre secret-défense ? », interroge le 26 mars, dans un billet, la journaliste littéraire des InrocksNelly Kaprièlian, qui s’agace de ces « grandes manœuvres médiatiques ». L’intéressé balaye ces préventions : « J’étais terrifié. Je me disais : “Tu es complètement fou de faire un truc pareil.” J’ai exigé le secret le plus total pour me protéger. J’ai eu peur jusqu’au bout. » Puis : « Aujourd’hui, je n’ai honte de rien. »
« Le livre parle très peu des autres »
Ici ou là, quelques critiques émises mezza voce viennent atténuer un peu le puissant élan d’empathie ayant entouré la publication du livre. « Demorand, [est] un patient singulier », met en garde l’enseignant-chercheur Aurélien Delpirou, lui-même bipolaire, dans une tribune publiée le 29 avril par Libération. L’agrégé de géographie, diagnostiqué en 2020, se réjouit qu’Intérieur nuit ait pu « briser les tabous » sur cette maladie. Mais il relève que le journaliste – qui dialogue avec son psychiatre plusieurs fois par jour – n’est pas traité comme « le commun des mortels », dans « un contexte de dégradation continue des moyens de la psychiatrie en France ».
Aurélien Delpirou estime en outre que le livre autobiographique du journaliste comporte un angle mort : les conséquences de la maladie sur ses proches. « Il est absolument crucial de rappeler que la bipolarité bouscule profondément les organisations conjugales et familiales », insiste-t-il. Tout comme « la parentalité, frontalement percutée » par la maladie.
« A l’exception du milieu professionnel de France Inter, le livre parle très peu des autres, des rencontres, de l’environnement, précise à “M” l’auteur de la tribune. Or, la bipolarité n’est pas une maladie que l’on traverse seul, mais avec sa famille, ses amis, qu’ils soient aidants ou non, ses enfants. Finalement, la trajectoire décrite par Demorand fait plutôt penser à celle d’une étoile filante, isolée des autres. »
L’intéressé, séparé de la mère de ses deux enfants (15 et 17 ans), reconnaît que la maladie est « un enfer » pour les proches. Dans son livre, il raconte avoir tenté de résister à la perspective d’une nouvelle relation – avec sa compagne actuelle, qui travaille dans l’édition – « de peur que [son] yo-yo mental fasse souffrir une personne de plus dans [son]entourage ».
Mais il ne prétend pas être « un modèle ». Et s’il assure qu’il a écrit « pour les autres » et veut faire de la bipolarité « un combat », son livre est avant tout le vecteur d’une libération personnelle, qui n’a pas vocation à poser la moindre injonction. « Je reçois de nombreux mails de malades qui me disent : “Moi aussi, je suis bipolaire de type 2 comme vous, mais je n’en parlerai pas au boulot, c’est trop risqué…” Je le conçois parfaitement. Je ne dis pas : “Bipolaires du monde entier, unissons-nous et allons voir nos DRH !” »
Continuer ou pas ?
Ses amis veulent croire que le nouveau « Nico », libéré de son secret, peut vivre pleinement désormais. Lui qui a dit combien la matinale d’Inter, ses rythmes fixes, la pression et l’exigence, le tenait, comme un « exosquelette », peut-il vivre sans ? A la fin de chaque saison, les deux matinaliers s’interrogent : continuer ou pas ?
Huit ans après avoir commencé, la fatigue s’est accumulée. Léa Salamé n’a pas encore tranché. Lui a toujours dit qu’il ne continuerait pas sans elle. En étant l’une des seules à connaître son secret, elle l’aidait à tenir et avancer, il se reposait sur elle. La sortie d’Intérieur nuit, qu’elle a porté à ses côtés, pourrait boucler la boucle de leur aventure commune. Elle évoque pour lui « une deuxième vie » : « Tu vois, c’est le bout du tunnel, plein de possibilités s’ouvrent à toi… » Comme si elle le préparait doucement à la perspective d’une vie l’un sans l’autre.
« Et après la libération, qu’est ce qui se passe ? », interrogent certains de ses amis, qui s’inquiètent pour lui. Le journaliste, que ses proches connaissent si pudique et discret, qui se montre parfois si gêné par le regard qu’on porte sur lui, doit désormais composer avec ce nouveau rôle, cette nouvelle image. L’ex-patronne de l’info à France Inter Catherine Nayl, qui connaît son aversion pour la télévision, l’avait mis en garde : « Ce n’est pas un livre de repli sur soi. C’est une parole que tu vas devoir défendre. » « Je suis prêt », avait-il répondu.
On le tutoie dans certains e-mails, on l’arrête dans la rue. Comme ce jour d’avril où, descendant la rue Mouffetard, cinq personnes l’ont alpagué en une demi-heure. « S’il ne peut plus dire qu’il a mal dormi sans qu’on le ramène forcément à sa maladie, ça va être compliqué », s’inquiète son amie Florence Paracuellos, qui pose la question : « Est-ce que cette libération de la parole a un prix ? »
Question pertinente, relève l’autrice de L’Intime Etrangère, Anne Révah. La psychiatre assume d’avoir raconté son expérience de la folie dans un livre : « J’avais la conviction que si je continuais à me cacher, je n’aurais pas respecté les malades mentaux dont je m’occupe depuis trente ans. » Mais au regard des conséquences qu’elle a dû affronter après, elle regrette de s’être ainsi livrée. Marginalisée dans l’hôpital où elle exerçait, elle s’est vu retirer son titre de cheffe de service. Et dans son cercle amical, raconte-t-elle, « plus personne, ou presque, ne lui parle normalement », ou n’ose simplement lui demander comment elle va.
Au café Léa, mi-avril, Nicolas Demorand disait qu’il était trop tôt pour savoir. « So far, so good » (« Jusqu’ici tout va bien »), lançait-il, ajoutant qu’il essayait de « réfléchir à l’inverse » : « Je connais le prix de la dissimulation, et il est vraiment très élevé. » Quinze jours plus tard, au téléphone, il a perdu sa voix, et semble rattrapé par une phase plus sombre. Quand il parle de son livre, à la radio ou à la télévision, il évoque invariablement le soulagement d’être sorti de la « calcification » du mensonge, en taisant les rechutes quand il va plus mal.
Les 13 et 14 mai, épuisé et après une petite alerte de santé, il n’a pas présenté la matinale de France Inter. Quelques jours plus tôt, l’intéressé admettait que la maladie continuait à vivre sa vie et qu’il devait en prendre son parti. « Je savais que ce livre changerait des choses mais que ça ne changerait rien au fait que je suis malade, soigné, et que c’est parti pour durer toute la vie. » Une succession aléatoire d’« intérieur nuit » et d’« extérieur jour ».Solenn de Royer