« La fraude sociale corrompt tout, y compris le pacte social »
CHRONIQUE
Jean-Emmanuel RayProfesseur émérite à l’école de droit de Paris-I-Panthéon-Sorbonne
Le juriste Jean-Emmanuel Ray constate, dans sa chronique, que les contrôles ciblés de l’Urssaf ont conduit à 1,57 milliard d’euros de redressements en 2024, quatre fois plus qu’il y a dix ans, tandis que le nombre de certificats d’arrêt maladie de complaisance ne cesse de croître.
Publié aujourd’hui à 06h30, modifié à 13h23 https://www.lemonde.fr/emploi/article/2025/09/16/la-fraude-sociale-corrompt-tout-y-compris-le-pacte-social_6641344_1698637.html?lmd_medium=email&lmd_campaign=trf_newsletters_lmfr&lmd_creation=a_la_une&lmd_send_date=20250916&lmd_link&&M_BT=53496897516380#x3D;autrestitres-title-_titre_6
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Droit social. « Dans la vie, y a pas de grands, y a pas de petits. La bonne longueur pour les jambes, c’est quand les pieds touchent terre. » A l’instar de Coluche, il n’y a pas de bon niveau de protection sociale, mais celui que chaque nation est capable de financer.
L’Assurance-maladie a connu un déficit de 13,8 milliards d’euros en 2024. Avec des raisons aussi structurelles : vieillissement, montée des arrêts longs liés à la santé mentale, etc. Mais, dans nos conditions de température (financière) et de double pression démographique (moins d’enfants, plus de seniors), il nous faut systématiquement veiller à ne pas l’aggraver.
Or, la fraude corrompt tout, y compris notre pacte social.
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Côté recettes générales, les contrôles ciblés de l’Urssaf ont conduit à 1,57 milliard d’euros de redressements en 2024 : quatre fois plus qu’il y a dix ans. Plus dissuasif.
Légalité et légitimité
Côté arrêts maladie : le renversant « je me mets en arrêt ! » incarne la croissance des certificats de complaisance, et sans doute aussi un problème de management.
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Légalité et légitimité ne font ici plus bon ménage. L’opinion publique s’étonne de voir indemnisé un salarié dont les pratiques quotidiennes contredisent son arrêt. La caricature étant le cas d’un mécanicien en arrêt pour une affection touchant ses deux mains, mais pilote de rallye amateur (Cass. soc., 16 oct. 2013). Tandis que les collègues héritent souvent des tâches de l’absent, avec in fine une spirale infernale d’absentéisme local, et de suspicion générale à l’égard de tous les malades.
Explication juridique. La Cour de cassation sépare l’assuré, devant rendre des comptes à la seule caisse primaire d’assurance-maladie, et le salarié en « arrêt de travail » qui, n’étant plus subordonné, n’en a en principe pas de comptes à rendre à son employeur.
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Un exemple topique : le malade « doit s’abstenir de toute activité non autorisée ». Quid de celui qui travaille pour une autre entreprise ? En principe, travailler pour une société non concurrente ne constitue pas, en soi, un manquement à l’obligation de loyauté. Pour fonder un licenciement, le salarié doit avoir causé un préjudice à son employeur. Ce qui, selon nos juges, n’est pas le cas des indemnités complémentaires versées.
Congés payés et congés maladie
Mais l’arrêt du 25 juin 2025 semble moins permissif. S’agissant d’un salarié sous le statut des industries électriques et gazières interdisant toute activité : « Ces manquements justifiaient la rupture, sans qu’il soit nécessaire de démontrer la réalité du dommage résultant de ce manquement pour l’entreprise. » A suivre.
Et quid de celui qui travaille pour la concurrence ? C’est une violation manifeste de la loyauté contractuelle : faute grave permettant de licencier, même un accidenté du travail. L’employeur devant démontrer cette concurrence rémunérée (souvent du travail dissimulé), présentée comme un « coup de main entre amis ».
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Une péripétie voisine nous éloigne encore de l’impératif collectif permettant la pérennisation de notre modèle social : le revirement de la Cour de cassation du 10 septembre 2025 sur les congés, en application du droit communautaire. L’objectif des congés payés (repos et détente) étant différent de celui du congé maladie (traiter un problème de santé), un collaborateur en congé tombant malade à la mi-août, et envoyant cet « arrêt vacances » à son employeur peut désormais lui demander le report des jours correspondants.
Il ne faut pas surestimer la portée concrète de ce revirement obligé, ni sous-estimer son surcoût pour la Caisse nationale d’assurance-maladie, la gestion des congés est déjà d’une exceptionnelle complexité technique, mais aussi humaine.Grâce à l’intelligence artificielle, cachez cette complexité croissante que je ne saurais voir.
Jean-Emmanuel Ray (Professeur émérite à l’école de droit de Paris-I-Panthéon-Sorbonne)