« En aggravant la crise écologique, le mouvement de dérégulation actuel risque, à terme, de faire exploser les comptes publics »
Chronique
Lorsque le régulateur échoue à faire payer le responsable, c’est souvent l’Etat ou l’Assurance-maladie qui règle l’addition, constate dans sa chronique Stéphane Foucart, journaliste au « Monde ».
« C’est de l’enfer des pauvres qu’est fait le paradis des riches », disait Victor Hugo et, peut-on ajouter, c’est sur la ruine des comptes publics que sont érigées nombre de fortunes privées. Cette évidence, dont la réalité ne souffre aucune contestation, a été passée par pertes et profits dans le débat sur la situation budgétaire de la France. A quelques exceptions près, l’essentiel de la conversation publique consiste ces jours-ci à savoir comment et dans quelle mesure il faut augmenter les recettes et rogner sur les dépenses, réduisant le champ de l’action politique à un tableur à deux colonnes.
Il y a pourtant dans la pièce un éléphant que la plus grande part des responsables politiques s’emploie à ignorer : le « mur de la dette » est aussi un mur d’externalités négatives sanitaires et environnementales, dont la taille ne cesse de croître et que l’actuel backlash sur la question écologique va contribuer à élever toujours plus.
Au printemps, six chercheurs ont tenté de mettre cette idée sur la table dans une tribune au Monde, mais le gouvernement, de même qu’une majorité de la représentation nationale, y sont restés aimablement sourds.
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Le principe est simple. On nomme « externalités négatives » les dégâts collatéraux d’une activité sur d’autres agents (particuliers, entreprises…), voire sur l’ensemble du fonctionnement de l’économie. Lorsque le régulateur échoue à « internaliser » l’externalité produite (c’est-à-dire à faire payer le responsable), c’est souvent la collectivité qui règle l’addition – que ce soit par le budget de l’Etat, des collectivités locales ou de l’Assurance-maladie. C’est l’incarnation paradigmatique du vieil adage : « Privatisation des bénéfices, collectivisation des pertes. »
Pollutions diffuses
On comprend que cette collectivisation ne va pas s’arrêter de sitôt. La dérive climatique est hors de contrôle et les dégâts déjà colossaux. Selon une estimation de l’assureur Allianz, les 12 journées de canicule de l’été 2025 pourraient avoir coûté à l’économie française environ 9 milliards d’euros, soit 0,3 point de PIB. Or, malgré la certitude de l’aggravation du réchauffement climatique, la tentation est grande de rééquilibrer le budget en rognant sur les investissements destinés à l’adaptation : menaces sur l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), sur les aides à la rénovation énergétique, sur le développement des énergies renouvelables, etc.

Encore la question climatique est-elle l’une des plus visibles. Les externalités de l’agro-industrie et de la pétrochimie sont, elles, à peu près complètement invisibilisées. Le traitement des ressources en eau, de plus en plus contaminée par les nitrates des élevages industriels, les résidus de pesticides, les microplastiques ou les « polluants éternels » : les coûts de la prise en charge des pollutions diffuses ne disparaîtront pas et sont même voués à exploser dans les prochaines années.
De même que ne disparaîtra pas la nécessaire prise en charge, par les systèmes de soin, des maladies et troubles chroniques (cancers, obésité et diabète, infertilité, maladies neurodégénératives, troubles neurocomportementaux…) liés à l’exposition de la population générale aux contaminants de l’eau potable et de la chaîne alimentaire, à l’alimentation ultratransformée, aux cosmétiques, etc.
Fardeau
Ces externalités sont aussi colossales qu’elles sont invisibles. Selon une étude de la Commission européenne, dont les chiffres ont été révélés par Le Monde et le Guardian en 2023, les substances dangereuses autorisées en Europe et imprégnant à bas bruit la population rapportent un peu plus de 2,7 milliards d’euros par an à ceux qui les fabriquent et coûtent jusqu’à 31 milliards d’euros par an aux systèmes de soin – encore ne s’agit-il là que de la fraction calculable de ces externalités. Ainsi, pour ces secteurs d’activité, chaque euro de richesse privée est créé au prix d’un fardeau dix fois supérieur pour les comptes publics. Signe des temps, ces chiffres n’ont eu aucun impact sur la réforme du règlement européen sur les produits chimiques. Au contraire : les « simplifications » en cours devraient élargir encore les mailles du filet réglementaire.
Comme sur la question climatique, la crise budgétaire risque fort d’obérer la capacité de l’Etat à contrôler et à réguler ces externalités – que l’on songe aux menaces qui pèsent sur les moyens de l’Office français de la biodiversité ou des agences sanitaires nationales – et de limiter la prise en charge des maladies chroniques. Dans un saisissant précipité des tendances lourdes à l’œuvre, François Bayrou avait manifesté sa volonté de réduire la prise en charge des affections de longue duréeimmédiatement après le vote de la loi Duplomb. Aggraver le poids des externalités négatives d’une main, réduire la capacité collective à y faire face de l’autre.
Ce double mouvement est à l’œuvre à l’échelon national comme communautaire. Tous les curseurs de l’action politique sont bloqués sur la dérégulation, la « simplification » administrative et l’attrition des normes protectrices de la santé et de l’environnement. De même que celles liées au réchauffement climatique, ces externalités sont donc mécaniquement vouées à s’aggraver. A chaque « mur d’externalités » franchi, succédera un mur plus haut. En aggravant la crise écologique, le mouvement de dérégulation actuel risque, à terme, de faire exploser les comptes publics.
Une solution simple a été énoncée par Gabriel Attal, avec une martiale fermeté, alors qu’il était premier ministre : « Tu casses, tu répares. Tu salis, tu nettoies. » Reste à trouver le courage politique d’adresser cette injonction, non seulement aux gavroches des quartiers pauvres, mais à nos clinquants capitaines d’industrie.