A France Inter, le débat sur la stratégie à adopter face aux attaques incessantes de l’extrême droite, qui a juré de liquider l’audiovisuel public une fois au pouvoir.

Polémique Thomas Legrand : l’audiovisuel public et les sirènes de l’extrême droite

La réaction de la direction de France Inter à la polémique autour de l’enregistrement pirate entre des éditorialistes du service public et deux cadres socialistes relance le débat sur la stratégie à adopter face aux attaques incessantes de l’extrême droite, qui a juré de liquider l’audiovisuel public une fois au pouvoir.

Yunnes Abzouz

10 septembre 2025 à 12h05 https://www.mediapart.fr/journal/culture-et-idees/100925/polemique-thomas-legrand-l-audiovisuel-public-et-les-sirenes-de-l-extreme-droite?utm_source=quotidienne-20250910-185937&utm_medium=email&utm_campaign=QUOTIDIENNE&utm_content=&utm_term=&xtor=EREC-83-[QUOTIDIENNE]-quotidienne-20250910-185937&M_BT=115359655566

QuatreQuatre jours d’une intense polémique, savamment entretenue par l’extrême droite et ses relais médiatiques, auront suffi à pousser Thomas Legrand vers la porte de son émission dominicale sur France Inter. « J’ai annoncé ce matin à la direction de France Inter qu’il m’est désormais impossible d’assurer sereinement le débat hebdomadaire prévu dans la nouvelle grille », écrivait l’éditorialiste sur le réseau social X, mardi 9 septembre en milieu d’après-midi. 

Une décision que l’intéressé assure, auprès de Mediapart, avoir prise seul, sans y avoir été contraint par la direction d’Inter, afin de protéger le service public des attaques. « C’est ce que je veux, je ne me voyais pas débattre avec des élus du RN, de la droite ou de La France insoumise et que l’antenne soit constamment parasitée par cette affaire », a-t-il insisté, précisant qu’il resterait sur France Inter, sous une forme encore à définir.

Un scénario décrit comme le pire par nombre de salarié·es d’Inter, quelques heures avant que l’éditorialiste n’annonce finalement jeter l’éponge. « Beaucoup de rendez-vous ont été pris avec la direction de Radio France pour faire passer le message que lâcher Thomas constituerait un dangereux et grave précédent », bataillait encore mardi matin une représentante syndicale de la station.

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© Photomontage Armel Baudet / Mediapart

Le scénario du pire

La veille, rien ou presque ne présageait d’un pareil dénouement. Lundi matin, Thomas Legrand et Patrick Cohen s’étaient présentés face à leurs collègues pour livrer leur vérité sur l’enregistrement pirate de leur rencontre avec deux responsables socialistes au creux de l’été et publié par le magazine d’extrême droite L’Incorrect. Bien qu’il récuse toute idée de pacte avec les socialistes, intention qu’une partie de la classe politique lui prête, Thomas Legrand, manifestement ému, avait alors reconnu une maladresse et présenté ses excuses à ses confrères et consœurs, conscient d’avoir placé l’audiovisuel public en général, et France Inter en particulier, en délicate posture. 

Si certain·es en ont profité pour lui faire la leçon sur la nécessaire distance du journaliste avec ses sources, la plupart ont fustigé la précipitation de la direction à suspendre l’éditorialiste. Car l’affaire a fait ressurgir, pour les troupes d’Inter réunies ce matin-là en conférence de rédaction, une angoisse plus profonde : leur direction, en réagissant si promptement aux boules puantes lancées par l’extrême droite, ne serait-elle pas en train de donner des points aux adversaires de l’audiovisuel public ?

« On a une direction qui, sous couvert de ne pas nourrir la bête, préfère faire profil bas ou surréagir par précaution. Sauf que ça nous revient toujours en boomerang, s’exaspère une voix de l’antenne. On peut avoir un débat légitime sur la distance aux sources, mais certainement pas avec le couteau de l’extrême droite sous la gorge. » De l’avis des journalistes, partagé par la direction d’Inter, la polémique, largement amplifiée par les médias de la bollosphère, relève d’une tentative de manipulation et est un piège tendu par l’extrême droite. En effet, la conversation entre les journalistes d’Inter et les cadres socialistes est grossièrement tronquée et découpée de sorte à sortir les propos de leur contexte. 

Pourquoi donc alors la direction d’Inter lui accorde-t-elle du crédit ? Interrogée par Mediapart, celle-ci affirme que « bien que le procédé de L’Incorrect soit scandaleux et illégal, par honnêteté intellectuelle, il n’était pas possible d’ignorer les questions que cet enregistrement soulevait sur l’impartialité et la neutralité du service public ». Deux extraits ont particulièrement retenu l’attention de la station dirigée par Adèle Van Reeth : le premier est celui où Thomas Legrand affirme faire « ce qu’il faut pour Dati », et le second celui où l’éditorialiste de Libération précise que le « centre-droit centre-gauche » écoute « en masse » France Inter. 

« Ces extraits peuvent laisser à penser que notre antenne est instrumentalisée à des fins partisanes, raison pour laquelle on a réagi très vite vendredi soir, avant même le tweet de Rachida Dati », par lequel la ministre de la culture démissionnaire demande à mots à peine couverts le retrait de l’antenne des deux journalistes.

Combattre l’extrême droite sur le terrain des valeurs

Sur cet extrait, une nouvelle fois tronqué, Thomas Legrand précise auprès de Mediapart qu’il répondait aux reproches de Pierre Jouvet, secrétaire général du Parti socialiste (PS), et de Luc Broussy, président du conseil national du PS, mécontents du traitement d’Olivier Faure dans les éditos des deux compères, d’autant plus préjudiciable à leurs yeux qu’une bonne partie des auditeurs et auditrices de France Inter sont des électeurs et électrices socialistes. « J’ai simplement répondu que nos auditeurs sont plutôt des gens avec un capital culturel assez élevé, situés politiquement entre le centre-droit et le centre-gauche », se défend-il.

Si la décision de mettre en retrait Thomas Legrand le week-end durant lequel a surgi la polémique peut faire sens, de sorte à protéger la station et afin d’éviter que l’antenne « ne devienne un lieu de règlement de comptes ou d’interpellation de l’éditorialiste sur ce sujet-là », la rédaction d’Inter aurait souhaité qu’elle soit accompagnée d’une prise de position forte. « La direction doit assumer de porter le combat sur le terrain des valeurs journalistiques au lieu de regarder ses chaussures à chaque attaque, s’agace une reporter. Combattre l’extrême droite dans sa guerre contre le service public de l’information, ce n’est pas trahir notre devoir d’impartialité ou être de gauche. » 

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Polémique après polémique, Radio France, et tout particulièrement France Inter, donnent souvent l’impression d’être perméable aux offensives de l’extrême droite, trop soucieuse de donner des gages de neutralité à ses adversaires qui l’accusent d’être un repaire de gauchistes financé par les contribuables. Certain·es ont en mémoire le harcèlement raciste dont a été victime la journaliste Nassira El Moaddem, face auquel la direction d’Inter s’était désolidarisée, ou encore la suspensionpuis le licenciement de Guillaume Meurice, pour une vanne jugée antisémite par la droite et l’extrême droite.

« Notre ligne éditoriale est contestée de toute part, et l’extrême droite et la droite extrême menacent de nous privatiser, donc de nous mettre au pas. Dans ce moment charnière, notre direction ne nous protège pas et ne nous sert pas de rempart comme elle le devrait », désespère un pilier de la rédaction. Une lecture contestée par la direction de France Inter, qui récuse « prendre pour thermomètre les injonctions de l’extrême droite »

Elle en veut pour preuve le cas de l’humoriste Merwane Benlazar, accusé de salafisme pour avoir arboré dans une chronique pour France 5 une barbe et un bonnet. « Quand beaucoup de gens réclamaient sa tête à France Inter, nous avons fait bloc derrière lui et nous l’avons soutenu », mettent en évidence les directions d’Inter et de Radio France, qui citent encore de concert les cas de Sonia Devillers, maintenue alors que l’extrême droite demandait son scalp pour une interview de Marion Maréchal jugée trop offensive, ou de Jean-François Achilli, figure de France Info, licencié pour « manquements répétés aux obligations déontologiques »

Tout ce qui ressemble vaguement à des valeurs de gauche passe à la moulinette.

Un reporter de France Inter

Lors de la réunion du lundi 8 septembre au matin, le directeur de l’information de France Inter, Philippe Corbé, a d’ailleurs mis la focale devant la rédaction sur le point de départ des attaques subies depuis vendredi soir, émanant d’un camp qui n’en est pas à son coup d’essai, et qui cherche à « fragiliser » l’audiovisuel public par tous les moyens. 

Un discours offensif en privé pas encore assumé publiquement. « On a le sentiment que pour la direction de Radio France, apparaître en défense de nos valeurs face à l’extrême droite, c’est être marqué politiquement », constate une rubricarde de la station. D’autant que la rédaction aurait préféré lundi matin entendre ces mots prononcés par Adèle Van Reeth, directrice de la station, régulièrement contestée pour sa frilosité et ses choix éditoriaux, traduisant une volonté de « déwokiser » la radio la plus écoutée de France. 

« Tout ce qui ressemble vaguement à des valeurs de gauche passe à la moulinette », s’indigne un reporter. Par exemple, la disparition l’année passée de plusieurs rendez-vous incontournables de satire politique et portant sur l’actualité des luttes sociales, ainsi que les coups de boutoir annoncés pour l’émission « La Terre au carré », consacrée à l’écologie et à l’environnement, avaient mis en émoi la rédaction. Cette année, la suppression de l’émission de Giulia Foïs, « En marge », dans laquelle s’exprimaient toutes les minorités, a encore donné du grain à moudre à ceux qui prédisaient un lissage de la ligne éditoriale d’Inter avec l’arrivée d’Adèle Van Reeth.

« C’est terrifiant, ce que subit cette antenne en matière d’appauvrissement de sa grille, cingle une briscarde de l’antenne. L’émission de Thomas Legrand “En quête de politique”, qui amenait à réfléchir, a été remplacée par une émission “feel good” animée par Manu Payet. L’humour politique a été réduit à peau de chagrin. On avait des Aymeric Lompret et Waly Dia, maintenant, on a Marie s’infiltre et Manu Payet. »

Micro ouvert pour l’antiwokisme

Dans le sens inverse, plusieurs journalistes interrogé·es soulignent que les micros d’Inter s’ouvrent de plus en plus régulièrement à des voix identifiées à l’extrême droite, et vouant une détestation viscérale au « wokisme » et à « l’islamo-gauchisme ». Il est même arrivé que leurs propos émeuvent les auditeurs ou une partie du public, sans que cela suscite une particulière anxiété de la part de la direction. 

En juin dernier par exemple, un billet de Sophia Aram sur la Flottille pour Gaza, dans lequel elle qualifiait Greta Thunberg et Rima Hassan d’« influenceuses » faisant « semblant d’apporter des restes de quinoa, un paquet de farine et trois serviettes hygiéniques » aux Gazaoui·es en proie à la famine. Plusieurs auditeurs avaient fait part de leur indignation, sans susciter de réaction de la part des directions d’Inter ou de Radio France. 

Le constat est partagé par les représentants syndicaux. Au nom du pluralisme et de la nécessité de refléter les évolutions de la société française, dont les progrès électoraux du RN montreraient qu’elle se droitise, les voix conservatrices et réactionnaires ont de plus en plus droit de cité sur les antennes de France Télévisions.

Dernier exemple en date, l’embauche sur la chaîne d’info en continu Franceinfo des éditorialistes Nathan Devers et Paul Melun, tous deux débauchés de l’émission de Pascal Praud sur CNews. La direction de France Télévisions se justifie en expliquant que les deux éditorialistes faisaient figures de voix dissonantes à CNews, plutôt classées à gauche. Dans le même ordre d’idées, des salarié·es de la chaîne info du service public se sont étonné·es de voir débarquer sur leur antenne le rédacteur en chef du think thank Hexagones, financé par le milliardaire ultraconservateur Pierre-Édouard Stérin. 

France Télévisions : le deux poids et deux mesures de la neutralité

« On est passés de cette notion de neutralité à celle de pluralisme pour mettre à l’antenne des gens de l’extrême droite », dénonce un syndicaliste de France Télévisions. Le sujet est d’ailleurs régulièrement mis sur la table en commission déontologie. Le 27 septembre 2024, des élus du personnel s’étonnaient de la consigne passée aux présentateurs dans certaines antennes régionales de France 3 de faire preuve de davantage de « neutralité » lors des débats des élections législatives. Alexandre Kara, directeur de l’information de France Télévisions, avait alors indiqué préférer le terme d’« impartialité » à celui de « neutralité », le définissant comme une interdiction « de prises de position personnelles partisanes ou l’exposition d’opinions personnelles sur telle ou telle controverse pouvant entraîner un doute parmi les téléspectateurs et internautes sur un traitement impartial de l’actualité en question par France Télévisions ».

Le cas de Nathalie Saint-Cricq, éditorialiste politique, récemment nommée temporairement en mars directrice de la rédaction nationale de France Télévisions, fait également souvent débat pour ses prises de position en défense du macronisme et ses saillies anti-LFI. Elle avait notamment été épinglée pour ses commentaires sur la condamnation de Marine Le Pen pour détournement de fonds publics : « On n’avait franchement pas besoin de ça dans la situation politique actuelle […]. Les juges […] ont un petit peu eu la main lourde », avait-elle osé. 

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En commission déontologie, la direction avait reconnu « une formule maladroite »de la part de Nathalie Saint-Cricq « qui pouvait faire penser à une critique », avant de préciser que le papier de la journaliste n’avait pas été relu ce jour-là et qu’ils le seraient tous dorénavant. 

« La porosité aux discours réactionnaires s’observe aussi dans les journaux. Comme la direction de l’info veut plus de proximité et de paroles de Français, on retrouve pléthore de préjugés sur l’antenne sans contrepoint immédiat, se désole une source au sein de la rédaction. Au lieu d’éduquer les gens et de confronter leurs préjugés par les faits, on les conforte dans ce qu’ils pensent et on leur tend simplement un miroir. » Un miroir peut-être impartial, mais certainement pas neutre.

Yunnes Abzouz

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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