La ministre du travail efface l’ardoise d’une entreprise au préjudice de la Sécurité sociale
Astrid Panosyan-Bouvet est intervenue personnellement pour diminuer les cotisations sociales dues par la société Setforge, cela contre l’avis de son administration et celui de la justice. Nos révélations.
Alors que les comptes de la Sécurité sociale sont dans le rouge (− 15,3 milliards d’euros en 2024) à cause d’un manque de recettes, la ministre du travail n’a pas hésité à intervenir récemment pour faire revoir à la baisse les cotisations dues par une entreprise française, cela contre l’avis de l’administration, et malgré une décision de justice qui donnait tort à cette société. Une immixtion politique qui fait un peu désordre dans le contexte actuel de chasse aux déficits.
Dans un courrier du 18 avril, que Mediapart a pu consulter, Astrid Panosyan-Bouvet donne instruction au directeur général, au directeur comptable et financier et à la directrice des risques professionnels de la Caisse nationale d’assurance-maladie (Cnam) d’alléger l’ardoise de l’entreprise Setforge (forge et usinage). Ce qui fut aussitôt fait. Depuis plusieurs années, cette société sollicitait en vain une ristourne sur les cotisations dues au titre des accidents du travail et des maladies professionnelles (AT/MP) pour son établissement de Bouzonville (Moselle), qui emploie une centaine de salarié·es.
Setforge avait soulevé plusieurs arguments à l’appui de ses demandes à la Sécurité sociale et aux tribunaux. En substance, l’entreprise expose avoir racheté l’atelier de forge de Bouzonville en 2021, que les moyens de production et l’activité ont changé après un incendie et la reconstruction de l’usine, que l’amiante a été enlevé, et que les effectifs ont baissé. Elle demande donc à faire reconnaître le caractère nouveau et moins exposé aux risques de l’établissement. Et, surtout, de pouvoir bénéficier à ce titre d’un taux de cotisation AT/MP réduit, de l’ordre de 3 à 4 %, et ce, rétroactivement depuis 2021.
L’organisme collecteur, lui, est d’un avis diamétralement opposé. La Caisse d’assurance retraite et de la santé au travail (Carsat) d’Alsace-Moselle tient compte de la présence historique d’amiante dans l’établissement, de la poursuite de l’activité, du risque élevé de maladies professionnelles et d’accidents au travail dans l’atelier de forge, et lui applique en conséquence un taux de cotisation AT/MP élevé, de l’ordre de 17 %.

Setforge a décidé de porter l’affaire en justice : elle a assigné la Carsat d’Alsace-Moselle devant la cour d’appel d’Amiens (Somme), spécialisée dans le domaine très particulier de la tarification et du contentieux des accidents du travail et des maladies professionnelles. Dans une décision rendue le 4 octobre 2024, dont Mediapart a pris connaissance, la cour d’appel a débouté Setforge et donné raison à la Sécurité sociale.
Dans un arrêt de quinze pages, la cour d’appel explique en substance que la Carsat n’a fait qu’appliquer le taux de cotisation prévu par le Code de la sécurité sociale, en tenant compte notamment de l’historique de la forge et de la continuation d’une activité à risque. Les juges ajoutent que le repreneur Setforge ne pouvait ignorer ce mode de calcul, et que les preuves de renouvellement des moyens de production ne sont pas établies. Ils réfutent également l’argument selon lequel il s’agirait d’un nouvel établissement. Pour faire bonne mesure, la cour d’appel d’Amiens cite la jurisprudence de la Cour de cassation sur ce contentieux.
« Très exceptionnel »
Débouté, Setforge avait aussitôt annoncé un pourvoi en cassation contre l’arrêt de la cour d’appel. Les chances de succès d’un tel pourvoi semblent très incertaines, la juridiction suprême ne statuant que sur les éventuelles erreurs de droit. C’était compter sans la ministre du travail, qui cofonda En marche après une carrière dans le privé.
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6 août 2025
Dans son courrier aux dirigeants de la Cnam, Astrid Panosyan-Bouvet, dont « l’attention a été appelée » sur le sort de Setforge, décide que la Sécurité sociale et les juges se sont trompés. « Les éléments portés à notre connaissance démontrent que les activités responsables des expositions professionnelles à l’amiante, à l’origine des maladies professionnelles aujourd’hui imputées sur le compte de l’entreprise, ont cessé », tranche la ministre.
Évacuant les autres arguments qui ont conduit l’administration et la justice à maintenir un taux de cotisation élevé, elle décide que la forge de Bouzonville doit bénéficier d’« une tarification collective », c’est-à-dire plus basse, « rétroactivement au titre des trois premières années ayant suivi sa reprise ». Pour faire bonne mesure, la ministre ajoute ceci : « À compter de la quatrième année suivant la reprise, les règles de droit commun de la tarification mixte seront appliquées. » Tous les vœux de Setforge se voient ainsi exaucés. Et l’entreprise a illico renoncé à son pourvoi en cassation.
Sollicité par Mediapart vendredi 29 août, le cabinet d’Astrid Panosyan-Bouvet nous a répondu ce qui suit lundi 1er septembre : « Le ministère du travail comme le ministère des comptes publics et Matignon ont été interpellés à partir de novembre 2024 par le préfet de Moselle, les représentants salariés (CGT et CFDT) de l’entreprise et les élus, sur les difficultés rencontrées par l’établissement Setforge à Bouzonville que le groupe avait repris en 2021 à Manoir Industries, à la suite d’un redressement. »
Selon le ministère du travail, l’usine était confrontée à « l’augmentation brutale de la cotisation AT/MP » après « une série de reconnaissance de maladies professionnelles liées à l’amiante » ayant entraîné une hausse de « 10,4 points de cotisations en quatre ans, soit un surcoût de 989 000 euros en 2025 ».
« Les symptômes de ces maladies se déclarant des décennies après les expositions à l’amiante, et l’établissement ne répondant pas aux critères fixés par le Code de la sécurité sociale pour bénéficier d’une dérogation de droit – ce qu’a confirmé la cour d’appel d’Amiens –, le ministère a demandé à ses services de vérifier si les processus industriels (fours et équipements de protection individuels) à l’origine de ces expositions avaient bien cessé pour déterminer si le nouveau propriétaire, le groupe Setforge, pouvait dans les faits être tenu comptable de ces expositions passées. Il s’est avéré que c’était bien le cas et que Setforge ne pouvait pas être tenu responsable des expositions passées », estime le ministère du travail, contrairement à la cour d’appel d’Amiens.
« Après analyse attentive de ce dossier très spécifique, il a été décidé d’appliquer en gestion à cet établissement la règle de tarification relative aux établissements nouvellement créés, à compter de la date de reprise (2021) et pour les trois premières années suivant la reprise car les activités exposant à l’amiante avaient cessé », explique le ministère. Qui précise ceci : « Ce type d’acte de gestion est très exceptionnel et a vocation à le rester. Il ne constitue néanmoins pas un précédent puisqu’à notre connaissance ce type d’arbitrage ministériel a été rendu a minima, à deux reprises, en 2012 et 2021 pour d’autres établissements. »
Également sollicitées le 29 août, ni l’entreprise Setforge ni la Caisse nationale d’assurance-maladie n’ont donné suite.