GIEC: accusé de ne pas mettre en avant la nécessité de la sobriété et de trop miser sur la technologie.

Le GIEC accusé de privilégier des solutions trop technologiques contre le réchauffement climatique

L’historien Jean-Baptiste Fressoz estime que l’institution onusienne donne la priorité aux solutions technologiques, y compris « spéculatives », au détriment d’autres options, comme la sobriété. Les scientifiques retarderaient ainsi les transformations structurelles. 

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hier à 06h00 https://www.lemonde.fr/planete/article/2025/08/30/le-giec-accuse-de-privilegier-des-solutions-trop-technologiques-contre-le-rechauffement-climatique_6637457_3244.html

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Des techniciens inspectent le système de capture directe de l’air dans l’installation pilote de Carbon Engineering Ltd. à Squamish, en Colombie-Britannique (Canada), le 4 novembre 2019.
Des techniciens inspectent le système de capture directe de l’air dans l’installation pilote de Carbon Engineering Ltd. à Squamish, en Colombie-Britannique (Canada), le 4 novembre 2019.  JAMES MACDONALD/BLOOMBERG VIA GETTY IMAGES

Le technosolutionnisme est-il seulement l’apanage des magnats de la tech américaine, Elon Musk et Bill Gates en tête ? Une partie du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), dont les rapports alarmants sur la crise climatique font autorité, aurait également un « biais technophile », donnant la priorité aux solutions technologiques et à l’innovation, au détriment d’autres options, comme la sobriété. C’est la thèse avancée par l’historien des sciences et techniques Jean-Baptiste Fressoz, par ailleurs chroniqueur pour Le Monde, dans le numéro de septembre de la revue Energy Research & Social Science.

Le directeur de recherche au CNRS se concentre sur les productions et sur l’organisation du groupe III du GIEC, chargé d’évaluer les solutions face au réchauffement. L’auteur parvient à une conclusion-choc : la neutralité carbone en 2050 ou en 2070, telle qu’envisagée grâce aux solutions technologiques afin de limiter la hausse de la température mondiale à 1,5 °C ou 2 °C à la fin du siècle, est « inatteignable ».

A ses yeux, les scientifiques doivent le reconnaître, car, en maintenant cette « illusion », ils confèrent de la visibilité et une légitimité à des technologies « spéculatives »« réduisent l’éventail des options politiques viables » et « retardent » les transformations structurelles nécessaires pour faire diminuer les émissions de gaz à effet de serre.

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Depuis son premier rapport, en 1992, le groupe III a fait de la technologie la « pierre angulaire » de la réponse au changement climatique, indique Jean-Baptiste Fressoz, qui retrace les racines historiques de cette prépondérance. Pour la mettre en évidence, il s’appuie sur un décompte de mots-clés contenus dans les rapports, qui révèle la « domination écrasante » des termes liés aux solutions technologiques (« technologie »« innovation »« nucléaire »« solaire », etc.) en comparaison avec ceux ayant trait aux changements de comportement (« modes de vie », etc.).

« Rôle décisif » des Etats-Unis

Si les premiers rapports sont ceux qui comportent le plus grand déséquilibre, les derniers (2014 et 2022) font encore sept fois plus référence aux technologies qu’aux questions de demande. Et, dans le dernier opus, « innovation », avec 1 667 occurrences, est cité sept fois plus que « sobriété » (232), et « hydrogène » (1 096 citations), 38 fois plus que « décroissance » (29). Quant au terme « interdiction », il apparaît seulement 13 fois. L’innovation est par ailleurs toujours décrite de manière positive, présentée comme « responsable » ou « bas carbone », y compris l’intelligence artificielle et le bitcoin, qui consomment beaucoup d’électricité.

Ce 6e et dernier rapport marque, malgré tout, un tournant : il consacre pour la première fois un chapitre à la demande, « présentant la sobriété comme une stratégie d’atténuation légitime et importante », note l’étude.

« Pourquoi a-t-il fallu attendre trente ans d’expertise avant d’avoir un traitement un peu sérieux de cette question ? », interroge Jean-Baptiste Fressoz. Le rôle du GIEC est d’évaluer et de synthétiser l’état des connaissances sur le changement climatique ; ses rapports reflètent ainsi la « technophilie » de la littérature scientifique sur l’atténuation – la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Les centres de recherche dans ce domaine « priorisent la nouveauté et l’innovation », assure l’étude, et les scientifiques sont « fortement incités » à collaborer avec l’industrie.

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Le positionnement du GIEC, à la frontière des mondes scientifique et politique, a également contribué à orienter l’expertise climatique vers les solutions technologiques. Les Etats-Unis ont joué un « rôle décisif » en ce sens, montre l’étude, par les deux premiers présidents du groupe III, des Américains, Frederick Bernthal et Robert Reinstein, dont le second était ouvertement climatosceptique. Leur objectif : repousser la décarbonation afin de ne pas changer les modes de vie. Ainsi, le rapport de 1995 indiquait que « ralentir l’abandon des combustibles fossiles permet de gagner un temps précieux pour développer des alternatives à faible coût et sans carbone ».

Se libérer d’un « optimisme déplacé »

Les économistes américains influents de l’époque, comme William Nordhaus, sont en effet imprégnés par la conviction que « l’on n’a pas vraiment besoin de se serrer la ceinture parce qu’on aurait une solution en 2000 : les surgénérateurs nucléaires et l’hydrogène », précise Jean-Baptiste Fressoz, auteur de Sans transition. Une nouvelle histoire de l’énergie (Seuil, 2024).

A ce moment prévaut également l’idée selon laquelle les entreprises sont les plus à même de résoudre les problèmes qu’elles créent. D’où le fait que des salariés d’entreprises des énergies fossiles – la principale cause du réchauffement climatique –, notamment issus de Total, Exxon, ENI ou Saudi Aramco, deviennent auteurs du groupe III du GIEC.

« C’est une minorité, mais elle va jouer un rôle important pour pousser les technologies de CCS [captage et stockage du CO2] », indique Jean-Baptiste Fressoz. Ces solutions – qui consistent à récupérer ce gaz à effet de serre lors de sa production avant de le stocker dans le sous-sol – ont été créées et promues par les industriels des énergies fossiles, car elles permettent d’accroître et de poursuivre l’extraction de pétrole. Initialement critique sur la question, le GIEC produit un rapport spécial positif sur le CCS en 2005, qui se fonde en grande partie sur une expertise financée par les industries fossiles.

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De la même façon, le groupe III de l’instance a joué un rôle « crucial », note l’historien, pour légitimer les « émissions négatives », les technologies pour retirer du CO2 de l’atmosphère. « A partir des années 2000, les modélisateurs intègrent à leurs scénarios des émissions négatives massives et irréalistes, pour rendre la neutralité carbone possible, sur le papier, et motiver les gouvernements, poursuit Jean-Baptiste Fressoz. C’était louable, mais cela a entraîné des effets pervers. »Parmi eux : retarder l’action, diriger les financements publics vers le CCS – et donc, en partie, vers les fossiles.

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Il y a bien une transition énergétique dans le secteur électrique, qui compte pour 40 % des émissions mondiales, et, dans une moindre mesure, dans les secteurs des bâtiments et des transports terrestres, reconnaît Jean-Baptiste Fressoz, qui se défend d’être « technophobe »« Mais elle n’a pas débuté pour l’aviation, l’acier, le ciment, les plastiques, les engrais, l’agriculture ou encore la construction. On n’a jamais consommé autant de charbon, de pétrole ou de bois que maintenant », rappelle l’historien. Les émissions de gaz à effet de serre ne cessent par ailleurs d’augmenter dans le monde, année après année. Se libérer d’un « optimisme déplacé » permettrait d’ouvrir de nouveaux champs de recherche, plaide-t-il, sur les conséquences d’un déclin du tourisme international ou d’une réduction drastique de la consommation de viande dans les pays à revenu élevé.

« Intégrer les enjeux de développement et d’éthique »

« La technologie, en effet, a fait l’objet d’une large couverture dans les rapports du GIEC, reflétant la littérature sous-jacente. Mais les chapitres sectoriels du groupe III, sur les bâtiments ou les transports, couvrent à la fois les aspects technologiques et comportementaux », répond Jim Skea, le président du GIEC depuis 2023, et coprésident du groupe III lors du 6e rapport.

Les autres experts interrogés par Le Monde saluent des travaux « utiles ». Kari De Pryck, enseignante-chercheuse à l’université de Genève et autrice de GIEC. La voix du climat (Presses de Sciences Po, 2022), confirme que l’organisation se présente comme neutre, mais « a un énorme pouvoir de mise à l’agenda de certaines questions », notamment le groupe III.

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« Pendant longtemps, une écrasante majorité des auteurs étaient des économistes issus des pays développés qui pensaient que la technologie allait résoudre le problème du climat, relate le Malien Youba Sokona, ancien coprésident du groupe III, lors du 5e rapport, et ancien vice-président du GIEC. On s’est battus pour intégrer les enjeux de développement et d’éthique, et pour amener des sociologues ou des philosophes dans le groupe III, mais c’est encore déséquilibré. »

Si les questions de sobriété et de décroissance sont difficiles à aborder, c’est aussi parce qu’elles sont « inaudibles pour beaucoup de gouvernements, notamment des pays du Sud qui n’ont pas atteint un niveau de vie décent. Ce sont des notions très occidentales », assure Nadia Maïzi, l’une des autrices du chapitre sur la demande du 6e rapport du GIEC. Elle regrette que l’analyse quantitative de Jean-Baptiste Fressoz ne soit pas assortie des éléments qualitatifs fournis par le rapport : ces technologies sont-elles évaluées par le GIEC positivement ou comme plus ou moins vraisemblables ?

Pour la paléoclimatologue Valérie Masson-Delmotte, ancienne coprésidente du groupe I (sur les bases physiques du changement climatique), l’historien ne démontre pas que la neutralité carbone est inatteignable. Elle juge que la sobriété « présente aussi des limites » et que l’« on aura quand même besoin des technologies, en dernier ressort, pour décarboner certains secteurs comme l’industrie lourde ». Un débat qui ne manquera pas d’animer le nouveau groupe III du GIEC, dont les auteurs viennent d’être nommés, et qui doit produire son 7e rapport d’ici à la fin de la décennie.

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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